Chapitre 30
Escapade au Paradis
Rose
Je pose ma main dans celle de Philippe et monte dans la calèche en tentant de ne pas m’étaler en marchant sur le bas de ma robe. Certains jours, j’aime me préparer et porter ce genre d’apparats, d’autres je me contenterais aisément d’une robe de nuit ou de la tenue d’Eve. Malheureusement pour moi, une Dame se doit d’être un minimum apprêtée chaque jour que Dieu fait, mais j’avoue également que j’aurais bien du mal à me promener dans la maison dans le plus simple appareil.
Ceci étant dit, je ne peux qu’apprécier les regards que je surprends de la part de Philippe. Mon corset remonte ma poitrine et crée un décolleté des plus attrayants, si j’en crois le sourire salace de Louis lorsque je l’ai croisé dans les escaliers. La couleur d’un bleu plus profond que la plupart de mes toilettes met en valeur le teint pâle de ma peau et la parure de diamants agrémentés de saphirs qui me vient de ma mère ne fait que l’accentuer, tout en montrant à qui douterait que la vicomtesse a de l’argent, que ce mariage ne pourrait qu’être bénéfique à celui qui l’obtiendrait. Je déteste porter des chapeaux, pourtant je n’ai eu d’autre choix que de m’y contraindre aujourd’hui, et je me sens réellement adulte malgré mon envie folle de faire le mur et de fuir aussi loin que mes jambes me porteront.
Je ramène un peu ma robe vers moi lorsque Philippe s’assied à mes côtés et fais coucou aux enfants tandis que nous nous mettons en route. Nous ne sommes pas tout près de chez Madame de Beaumarché et si le temps devrait finir par nous donner chaud, la matinée est suffisamment humide et fraîche pour qu’un frisson me traverse. Serais-je provocante si je me serre davantage contre mon tuteur ? Il est clair que cela serait déplacé, mais je ne suis pas non plus connue pour ma docilité, plutôt pour le plaisir que je prends à contourner les règles ou à provoquer des situations gênantes. Généralement c’est simplement en disant la vérité, ma vérité, mais ce matin, c’est plus insidieux, je crois… Je pose ma tête contre son épaule en soupirant.
— Et si nous changions le programme du jour ? Je crois que je n’ai pas très envie de devoir supporter les excentricités de Madame de Beaumarché.
— Cela ne se fait pas, Rose, sourit-il sans s’écarter de moi. Et puis, qui sait ? Nous serons peut-être agréablement surpris ?
— Il est évident que vous ne connaissez pas cette femme, sinon vous ne diriez pas pareilles inepties, ris-je.
— Je crois que je ne vais pas tarder à la découvrir. En votre compagnie, je pense que je peux tout affronter. Au pire, si ça ne m’intéresse pas, je sais ce que je vais passer mon temps à admirer, conclut-il en jetant un nouveau regard intéressé à mon décolleté.
— Vous devriez observer le paysage, mon cher, il me semble que ce serait plus judicieux, souris-je.
— Plus judicieux ? Certainement. Plus agréable ? Je n’en suis pas certain. Vous êtes ravissante dans cette tenue.
— Dois-je vous remercier pour ce compliment qui, selon les oreilles qui l’entendraient, pourrait être jugé comme totalement déplacé ?
— Déplacé ? Aucunement. Vous êtes superbe et vous méritez de le savoir, c’est tout.
— Eh bien, merci, dans ce cas.
Le reste du trajet se passe dans un silence agréable, si l’on considère qu’un tel moyen de locomotion est silencieux. Philippe semble perdu dans ses pensées et je ne suis pas mieux, alternant entre le souvenir de nos échanges ces derniers jours et l’échéance de mon vingt-et-unième anniversaire qui approche. Une partie de moi est satisfaite de parvenir à faire traîner les choses, l’autre appréhende cette date fatidique plus que de raison. Sans parler de cette attirance qui grandit entre mon tuteur et moi… Il semble de plus en plus clair que je lui plais et l’inverse est aussi valable, ce qui me semble totalement fou quand on considère nos premiers échanges.
Je ne me redresse que lorsque je constate que nous passons un grand portail. La maison qui se dessine au loin est imposante et ressemble beaucoup à la mienne, mais les jardins sont moins fleuris et davantage organisés pour recevoir.
Philippe est le premier à descendre et il me tend la main pour que j’en fasse de même. Je passe mon bras sous le sien pour monter les quelques marches qui nous mènent à l’entrée, effectue une légère révérence à l’hôtesse de cette petite sauterie.
— Madame de Beaumarché, c’est un plaisir de vous revoir et de découvrir enfin votre magnifique demeure.
— Oh, je suis ravie de vous voir, Rose de Valois ! Vous n’avez pas changé ! Toujours aussi jeune et belle ! s’exclame-t-elle de sa voix un peu suraiguë, à la limite du ridicule. Et vous avez là un bien beau fiancé ! se méprend-elle en dévisageant Philippe. La barbe pourrait être plus courte mais pour le reste, j’espère que tout est long comme il faut !
— Eh bien, je suis désolée de vous contredire mais j’aime beaucoup cette barbe. En revanche, Monsieur Maynard n’est pas mon fiancé, seulement mon tuteur. Peut-être ferons-nous comme si c’était le cas aujourd’hui si certains hommes se montrent un peu trop intéressés. Je compte sur vous pour ne pas ébruiter les choses, soufflé-je, le sourire aux lèvres.
— Je serais muette comme une… Comme une quoi, déjà ? Une truite ? C’est bien cela qu’on dit ?
— Une carpe, Madame de Beaumarché, indique Philippe de sa voix calme et posée qui contraste avec celle de notre hôtesse. Merci de votre discrétion, alors.
Nous la saluons d’un signe de tête alors qu’elle nous gratifie d’un clin d'œil, et laissons place aux prochains invités en nous engouffrant à l’intérieur. Philippe ne lâche pas mon bras et j’en fais de même tandis que nous gagnons la salle de réception, bien plus imposante que celle du domaine, avec une scène d’un côté, sur laquelle un flûtiste est en représentation. Les regards se tournent dans notre direction et mon bras se resserre autour de celui de Philippe. Il y a beaucoup de bourgeois face à nous et tous ont joué le même jeu que nous et sont affublés de leurs plus belles toilettes. J’ai envie de rire de nous voir tous nous mettre en rang pour cette vieille chouette un peu folle qui n’a même pas de titre mais une influence certaine et une fortune conséquente. Beaucoup ici sont prêts à toutes les courbettes imaginables pour obtenir ses faveurs.
— Bon, voyons le côté positif de la chose, chuchoté-je, nous allons pouvoir boire et manger à l'œil. Dommage que Louis soit souffrant, il aurait amusé la galerie et trouvé plusieurs femmes à dévergonder.
— Oui, on dirait que vous n’êtes pas la seule à être en recherche d’un mari. C’est vous qui allez me protéger, je pense !
— Je propose que l’on se protège mutuellement, Philippe… Je n’ai aucune envie de me trouver un mari dans cette pièce.
— Je vous rappelle que c’est ma mission, quand même, sourit-il. Mais aujourd’hui, on peut l’oublier, en effet. Amusons-nous et profitons du spectacle, pouffe-t-il alors que le flûtiste est remplacé par un homme, petit de taille, et pomponné comme une poupée.
J’acquiesce et observe davantage les convives que la scène. Mes parents ont-ils joué ce jeu, eux aussi ? Faire mine d’apprécier alors que ce pauvre homme est malheureusement totalement ridicule ? Je lance un regard gêné à Philippe qui me répond d’une grimace. Je suis pour les arts du spectacle, du cirque à la musique, en passant par le théâtre, mais ce pauvre homme ne me semble doué ni pour la comédie, ni pour les pitreries qu’il fait.
Je glousse aussi discrètement que possible et finis par tourner le dos à la scène lorsqu’il est rejoint par un autre homme aussi peu agile que lui. Je n’apprécie pas vraiment les moqueries qui s’élèvent petit à petit dans la salle, comme si les gens se disaient que c’est forcément un spectacle qui se veut drôle alors que ce n’est pas vraiment ce que j’ai perçu. Un couple derrière Philippe observe la scène avant de se regarder sans savoir quoi faire, puis leurs yeux passent de convive en convive avant qu’il se mettent à rire de façon peu naturelle. C’est ça, la Bourgeoisie, le paraître à tout prix, et je déteste cela au moins autant que mon compagnon du jour qui soupire à tout bout de champ.
Un hoquet de surprise passe la barrière de mes lèvres lorsque je me sens tirée vers l’avant. Philippe a attrapé ma main et m’enjoint à le suivre d’un regard tandis que nous quittons la pièce. Il passe à la marche rapide, le bruit de sa canne résonne dans le long couloir que nous longeons et bientôt ce sont nos éclats de rire qui le recouvrent. Je lâche un soupir de soulagement lorsque nous gagnons l’extérieur. L’air est chaud, le courant d’air aussi, mais au moins, plus de faux-semblant.
— Madame de Beaumarché ne va pas apprécier cette fugue, haleté-je en pressant ma main contre ma poitrine, essoufflée.
— Je pense qu’elle aurait encore moins apprécié qu’on reste et qu’on passe notre temps à se moquer comme tous les autres, non ? Et puis, franchement, c’était… grotesque !
— Et que fait-on maintenant ? Je veux dire… Est-ce que l’on se cache pour y retourner un peu plus tard ?
— Vous voulez retourner dans cet antre avec ces monstres et ces sorcières ? Mais… Seriez-vous un peu folle ? se moque-t-il gentiment. Non, profitons de notre liberté pour… je ne sais pas, moi. Cela vous dirait d’aller marcher près de la rivière tant que nous sommes ici ?
— Bien sûr, mais je ne vous garantis pas d’être une parfaite jeune dame… J’aime trop tremper mes pieds dans l’eau, alors il est possible que vous voyiez mes genoux à un moment ou un autre. Survivrez-vous à ce manque d’éducation ?
— Vos genoux ? Ce sera… difficile mais je vais faire un effort. J’ai survécu à la guerre, à côté de ça, vos jambes ne devraient pas trop me faire souffrir.
Il nous faut quelques minutes pour rejoindre le bord de l’eau et je ne tarde pas à quitter mes chaussures. J’aime autant la sensation de l’herbe sous mes pieds que la fraîcheur revigorante de l’eau, et Philippe sourit en me regardant faire et m’accompagne sans toutefois faire de même. Le soleil est présent, les oiseaux chantent et mon tuteur est souriant, il semble serein, comme apaisé. J’avoue que l’instant est agréable et reposant, bien loin de la folie qui se trouve dans la maison de cette vieille excentrique sans doute un peu dingue. Et il semble penser la même chose ou du moins ressentir, puisque nous nous observons un long moment avant qu’un sourire timide ne s’épanouisse sur mes lèvres tandis que je le rejoins pour m’asseoir à ses côtés.
— Je ne sais pas si j’apprécie ou non tout ce calme, ce silence… Une partie de moi trouve qu’il manque Marcus en train de courir partout et Jeanne se plaignant de lui, lancé-je finalement.
— C’est quand même bien agréable de pouvoir n’être que tous les deux, je trouve. Pas de distraction, juste vous, moi et la nature. C’est ça, le Paradis ?
— Le Paradis, rien que cela ? m’esclaffé-je. Attendez que je me plaigne de vous ou de la triste réalité qu’est la vie d’une femme, on verra si vous vous pensez toujours au paradis.
— Pourquoi pensez-vous donc à vous plaindre ? Ici, femme ou homme, qu’importe ! Nous sommes loin du reste du monde, juste libres d’être nous-mêmes. Ne me dites pas que vous vous plaignez naturellement, quand même !
Je lève les yeux au ciel et lui fais signe de laisser tomber, un sourire au coin des lèvres. Philippe manque cruellement de second degré, mais j’aimerais vraiment le voir à la place que j’occupe. Je suis certaine qu’il serait constamment bougon. Toujours est-il qu’à cet instant, ni lui ni moi ne le sommes et nous profitons du paysage ainsi que de la présence de l’autre. Il n’y a rien de déplacé, mais je me demande si ses idées ressemblent aux miennes alors que je l’imagine être un peu moins sérieux, un peu plus entreprenant comme pourrait l’être Louis. Bon d’accord, peut-être pas autant, mais suffisamment pour que je puisse connaître le goût de ses lèvres et en évaluer leur douceur.
Oui, moi, Rose, je crois que je ne suis définitivement plus une enfant.
Annotations