Chapitre 31
Comment lui résister ?
Philippe
Je regarde le vicomte qui me fait face et me demande pourquoi je trouve ça si difficile de lui laisser une chance. Est-ce parce qu’il est plus âgé que Rose ? Est-ce parce que dans son discours, il ne parle que de son physique alors qu’elle est bien plus que ça ? Je ne sais pas trop mais je n’ai pas envie d’accéder à sa demande.
— Cher Victor, je ne suis que le tuteur de la charmante Rose dont nous parlons depuis bientôt une demi-heure. Je vais lui demander si elle serait d’accord pour une sortie à cheval à vos côtés mais je ne vais pas la forcer. Je suis d’accord avec vous, vous êtes un bon parti, votre domaine d’Estaimpuis est proche d’ici et pourrait renforcer la puissance de celui de la vicomtesse, mais si elle ne vous trouve pas à son goût, sachez que je ne la forcerai à rien.
— Vraiment ? C’est à elle de décider ? s’étonne-t-il.
— Oui, vraiment, soupiré-je. Elle a des moyens de persuasion qui me font craindre pour son futur mari ! Quand elle veut quelque chose, difficile de lui résister, vous savez ?
— Voilà qui est intéressant, sourit le prétendant de Rose. C’est un défi qui me tente beaucoup, non pas de lui résister, j’ai souvenir de sa beauté, mais de la faire plier.
Bon courage, pensé-je intérieurement en me disant que ces propos confirment ma réticence à favoriser leur rapprochement.
— Je vous ferai part rapidement de sa décision. Et de la mienne, ajouté-je, en me disant que si jamais elle acceptait, j’ai toujours ce pouvoir de ne pas laisser faire.
— Entendu ! Je vous remercie, j’ai hâte de la revoir. Peut-être pourrais-je faire un détour pour la saluer ?
— Non, non, elle est occupée. Merci, Vicomte. Je vous dis à bientôt.
Je me lève et lui fais comprendre que l’entretien est terminé. Je vois qu’il hésite et semble prêt à insister mais devant mon air résolu, il se résigne et me salue avant de sortir pour regagner le carrosse dans lequel il est venu. Monsieur à mis les formes et les respecte jusqu’au bout, tant mieux pour moi.
J’observe le vicomte s’éloigner un moment, perdu dans des pensées où s’opposent mon sens du devoir et mes sentiments personnels qui m’empêchent de réfléchir comme je le devrais. Pourquoi n’ai-je pas accepté qu’ils se voient tout de suite ? Cela aurait pu aider Rose à faire son choix et à prendre sa décision… Mais non, j’ai été égoïste et j’ai voulu la garder pour moi un peu plus longtemps. Je sais que je ne fais que repousser le moment fatidique où elle choisira un mari mais je ne peux faire autrement. Je ne suis vraiment pas à la hauteur de la mission que la tante de Rose m’a confiée. Je ne fais pas honneur à la mémoire de Charles, le père de la jolie vicomtesse, sans qui je ne serais pas là aujourd’hui.
Je retourne vers la cuisine et entends tout de suite les rires de mes enfants mêlés au son cristallin des éclats de joie de Rose. Je ne sais pas ce qu’ils sont en train de faire mais l’ambiance est au beau fixe. Je pousse la porte et m’arrête un instant. Le voyeur que je suis profite de la vue offerte et je me dis que Marcus et Jeanne s’attachent trop à la propriétaire des lieux. Mais comment lui résister ? Je l’ai dit à Victor, je le pense vraiment. C’est impossible. Elle est tellement adorable, avec ce tablier qu’elle a dû emprunter à Thérèse et ses mains pleines de farine. Qu’est-ce qu’elle est différente des autres femmes que j’ai pu côtoyer jusqu’ici ! Est-ce son séjour en Angleterre qui l’a tant transformée ? Est-elle tout simplement différente des autres ?
Je finis par pénétrer dans les pièces et suis accueilli par des cris de joie et Jeanne qui se précipite pour me faire un câlin. Jamais jusqu’à présent nous n’avions été aussi proches.
— Eh bien, que de bruit et d’agitation ! Qu’êtes-vous en train de faire ? Vous me l’aviez caché mais Napoléon est dans les parages et vous a recrutés pour haranguer les troupes ?
— Nous avons appris à faire une tarte conversation. Vous connaissez, Père ?
— Une tarte conversation ? Non, je ne connais pas du tout. Expliquez-moi donc ce que c’est !
— Une tarte à base de pâte feuilletée et de crème d’amande, ça a l’air trop bon, me rétorque mon fils en reniflant fortement. Et ça sent très bon aussi. On l’a garnie de glace royale et faite cuire, maintenant on attend qu’elle soit froide pour la démouler. Regardez comme elle est belle !
Effectivement, il y a de la crème et il en reste dans un petit pot près de Rose qui y trempe ses doigts, un air gourmand sur le visage. Je suis comme pétrifié à l’endroit où je suis en la voyant porter son doigt couvert de crème à la bouche. Elle le suce avec un petit air satisfait et… je deviens presque fou en voyant sa langue nettoyer chacun de ses index avant de recommencer. Je dois avoir l’air stupide car elle éclate de son si joli rire en croisant mon regard, ne réalisant sûrement pas dans quel état d’excitation ce simple geste m’a mis.
— Vous sentez-vous bien, Philippe ? Voulez-vous un peu d’eau ? Ou peut-être souhaitez-vous goûter la crème ?
La jeune femme n’est pas aussi innocente qu’il n’y parait car elle me tend son doigt couvert de crème comme si elle souhaitait que je le suce à mon tour. Je suis heureusement sauvé par Marcus qui bondit et se fait un malin plaisir à se régaler de la crème, faisant redescendre la température de la pièce de quelques degrés.
— Dommage, je crois que j’aurais bien aimé la goûter, cette crème, finalement. Il va falloir que je me contente du gâteau. Qui va le démouler ?
— Eh bien, pourquoi pas vous, Monsieur ? me demande Rose avec une moue rieuse. Je vais vous aider si vous le souhaitez, à moins que vous sachiez faire, évidemment. Je n’ai pas encore eu l’occasion de voir si vous étiez doué de vos mains.
Doué de mes mains ? Si elle savait ! Elle ne peut quand même pas impliquer… Je plisse les yeux mais n’ai pas le temps de m’interroger que déjà elle me met le moule entre les mains. Ce n’est pas bien sorcier et je fais le nécessaire tandis qu’elle installe les enfants à table. Je m’assois en face d’elle et nous goûtons tous ensemble dans une ambiance bon enfant qui contraste avec les propos plus tendancieux qu’elle vient de tenir.
— Délicieux ! Mais qui vous a appris à cuisiner ainsi ? Toutes les vicomtesses sont les reines de la cuisine ?
— Je ne crois pas que beaucoup de vicomtesses passent autant de temps en cuisine, mais j’ai toujours aimé venir ici et Thérèse a partagé ses petits secrets avec moi. Ma mère aimait elle aussi cuisiner, il nous arrivait de passer des après-midis à pâtisser et mon père nous rejoignait pour nous voler nos gâteaux, me conte-t-elle, à demi perdue dans ses souvenirs.
— Père, pouvons-nous aller jouer ? nous interrompt Marcus de sa petite voix.
— Bien sûr, allez-y mais passer par la salle d’eau pour vous laver les mains avant ! Je ne veux pas des traces de mains partout dans la maison !
Mes deux petits anges, ou plutôt furies vu l’énergie qu’ils ont accumulée avec les morceaux de tarte ingurgités, ne se font pas prier et se ruent vers la sortie, me laissant seul avec la divine Rose qui est tout sourire.
— Ainsi donc, Charles venait vous voler vos gâteaux ? C’est étrange mais je ne me souviens pas qu’il était gourmand. Quoique, maintenant que vous l’évoquez, je me rappelle d’un goûter où il était venu me rejoindre.
— Je crois que le sucre était son petit plaisir… mais c’était un homme discret qui savait se faire oublier, alors ça ne m’étonne pas que ça ne soit pas la première chose à laquelle vous pensez quand il s’agit de lui.
— Oui, et il aimait partager aussi. Je me souviens qu’il m’avait donné la moitié du morceau de gâteau qu’il avait récupéré dans la salle de réception et qu’il me l’avait amené pour le manger avec moi. Jamais ce sucre ne m’avait paru aussi bon. Je crois qu’il m’avait partagé sa gentillesse autant que sa sucrerie.
— Ça ne m’étonne pas… Mon père n’était pas parfait, mais c’était un homme bon et généreux.
— Vous avez pris ces qualités de lui, on dirait. Et il me manque. Quel caractère, quand même. Il n’a jamais renié ses valeurs et pour ça, je l’admire beaucoup.
— Eh bien, je ne sais pas si c’est si admirable, soupire Rose. Est-ce que perdre la vie en valait vraiment la peine ?
— C’est vrai que le prix à payer était élevé, mais ne croyez-vous pas qu’il serait mort à petit feu s’il avait cédé et abandonné ce qui faisait qu’il était l’homme qu’il était ? Un homme sans valeurs, est-il encore un homme ? Et les souvenirs qu’il nous laisse sont impérissables, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est sûr… mais il m’arrive de ne pas pouvoir m’empêcher de lui en vouloir de m’avoir laissée seule.
— Vous n’êtes pas seule, commencé-je avant de m’arrêter. Enfin, pour l’instant au moins, nous sommes là pour vous. Et promis, je n’ai aucune envie de vous abandonner. Même pour un roi ou pour un empereur. Je n’ai sûrement pas la grandeur d’âme de votre père…
— Vous êtes juste dans l’autre camp, souffle-t-elle.
— Il n’y a plus d’autre camp. L’Empereur se réconcilie avec la noblesse, il l’a montré avec son mariage. Et nous sommes ici ensemble, grâce à votre père, d’ailleurs. C’est tout ce qui compte, non ?
— Peut-être… Je doute que mon père apprécierait de vous voir loucher sur mon décolleté comme vous l’avez fait l’autre jour, glousse-t-elle.
Je rougis avant de me reprendre, constatant que sa remarque n’est aucunement accusatrice.
— Je suis désolé de vous dire ça mais je ne louchais pas du tout. J’avais les deux yeux bien ouverts et ma vue n’était aucunement troublée ! Vous avez des atours que beaucoup vous envieraient et ce serait péché de ne pas en apprécier la vision. En tout bien, tout honneur, bien sûr, conclus-je, espérant être convaincant alors que mes pensées sont loin d’être honorables.
— En tout bien, tout honneur ? Vraiment ?
— Je vous laisse vous faire votre propre opinion, indiqué-je sans oser la regarder en face. Je suis convaincu que votre père ne voudrait pas qu’il en soit autrement en tout cas.
— Mon père n’est plus, alors peu importe ce qu’il voudrait, soupire-t-elle, je suis finalement libre de faire et penser ce que bon me semble. Tout comme vous.
— Nous ne sommes jamais vraiment libres, je crois. Parce que sinon… je ne serais pas aussi raisonnable, croyez-moi…
— Il est parfois nécessaire de se battre pour ce que l’on veut, Philippe. C’est le prix de la liberté, non ? N’est-ce pas ce que mon père a fait ?
— Oui, mais quand le devoir s’oppose aux sentiments, ce n’est pas évident de savoir pour quoi il faut se battre, je vous l’assure.
En parlant, je me suis levé et je me rapproche d’elle avant de me pencher et de rapprocher mon visage du sien.
— Si j’étais vraiment libre, je peux vous assurer que c’est pour vous que je me battrais, pour ne jamais vous laisser vous échapper. Mais mon devoir m’impose de vous trouver un mari, je vais donc me tenir à ma mission. Et la crème vous va à ravir, conclus-je en souriant avant de frotter doucement son menton de mon pouce.
Je ne lui laisse pas le temps de réagir et m’éloigne avant de me laisser aller à plus de gestes déplacés. Finalement, je vais peut-être lui laisser une chance à ce Victor. Il n’est pas si mal et si ça fonctionne, je serai enfin délivré de cette tentation quotidienne que Rose représente pour moi. Un mal pour un bien ?
Annotations