Chapitre 10 : Un jour de pluie
Par malheur ou par chance, il pleuvait lorsqu'ils quittèrent Fortmage.
Marlo, Ædrian, Mirabelle, Renart et Adam s'accompagnaient de huit sergents d'armes, des hommes taciturnes qui ne se donnaient aucune peine pour égayer la conversation.
— Il pleut, dit l'un d'eux.
Et ce furent les seuls mots prononcés pendant longtemps.
Ils allaient à cheval et les sergents à pied. Les suivaient deux chevaux de trait chargés de provisions, que les soldats trainaient derrière eux et qui ne semblaient pas plus gais. Ils étaient partis avant le lever du soleil. La pluie, fine mais qui s'éternisait, devenait une plaie que tous partageaient en silence.
Marlo et les quatre adolescents avaient revêtus des habits de guerre : haubert, camail et épée sanglée à la ceinture.
Ædrian, habitué à porter la tenue à l'entraînement, la supportait pour la première fois en-dehors. Le contact des mailles par-dessus son justaucorps humide lui glaçait la peau et ses chausses transpiraient dans ses bottes où baignaient des orteils engourdis. Aussi, il ruminait les souvenirs de la veille et la fatigue d'une nuit désagréable s'y ajoutait. Il ne cessait de scruter le faciès de ses compagnons, espérant peut-être y surprendre la même lassitude qui l'accablait et exacerbait sa mauvaise humeur.
Ils avaient rejoint la Rivoule. C'était, selon Jolimar, « la route la plus sûre » jusqu'à La Franche. La rivière, misérable filet d'eau, gargotait dans son lit et sa supplique les guida dans le brouillard naissant. Ils vaguèrent dans cette longue plaine déboisée que le rideau bruineux grisonnait, où des bruits naturels prenaient des formes suspectes. Parfois, un spectre surgissait, seulement une ombre, lointaine et vague, et Ædrian devinait à peine sa nature sauvage, animale ou végétale. Ils se suivaient de près lorsqu'ils passèrent un village fantôme où les formes de vieilles cahutes semblaient grimacer en grinçant.
La pluie cessa enfin vers le milieu de journée, et l'éclaircie fut saluée par la décision d'une halte.
— Enfin, souffla Renart.
— Poule mouillée ! fanfaronna Mirabelle.
Ædrian se taisait mais bénit cet instant : il ne supportait plus sa cotte et le contact du sol ferme lui manquait. Il observa Mirabelle : elle grimaçait en essayant de descendre de cheval et paraissait écrasée sous le poids de son barda ; ce qui lui arracha un sourire. Lui-même sentait ses cuisses et ses fesses suppliantes, et il s'extirpa de sa selle et sauta à terre, mais se ramassa dans la boue. Il entendit tinter le rire de Renart.
— Bouhouhou ! Bien joué Æd !
Ædrian se redressa et avisa son propre accoutrement, rouge de honte : il était tout crotté. Il jeta un regard à Renart : il sifflotait en s'étirant.
— Bon alors, kek'on a pour midi ? babilla Renart, s'approchant des sacs de nourritures qui pendaient au flanc des bêtes de trait.
— Arrière Renart ! l'arrêta Marlo. Je distribuerai également les parts.
Renart souffla, avant d'ôter camail et haubert, et de les jeter dans l'herbe :
— Ah ben ! C'est qu'on se sent mieux sans ça !
Renart s'arqua sur ses jambes et commença à courir, bondissant et criant, cabriolant dans l'herbe.
— Quel pitre ! s'exclama Mirabelle en riant.
Les sergents semblèrent intrigués, Mirabelle fit de même que Renart – mais sans crier stupidement – et essayait de l'attraper. Ædrian alternait entre les groupes, mais n'osait imiter les deux joueurs. Son regard s'arrêta sur Adam qui époussetait sa tenue avec des gestes méthodiques, presque peureux. Toute son attention se reportait sur cette tâche minutieuse mais il gardait les épaules hautes, bien qu'Ædrian les supposât fatiguées par le poids de l'armure. Lui-même souffla lorsqu'il s'assit enfin pour manger.
Deux cercles s'étaient formés pour le repas : celui des sergents, et les autres.
— C'est que ça cogne le cul, la selle toute la journée ! lança Renart tandis qu'ils mangeaient.
— Il est vrai, dit Adam.
Ædrian ressentit soudain une profonde antipathie pour lui : il détestait Adam et sa pédanterie stupide. Pourquoi celui-ci avait-il toujours besoin de se mettre en valeur ?
— Kes tu dis, Ædou ?
Ædrian leva la tête, interdit. Ce surnom l'insupportait et un instant, il s'imagina cogner Renart jusqu'à ce qu'il crie grâce.
— Hein ? J'ai pas parlé. Puis arrête de m'appeler comme ça, Renart à poules. Sale con.
— Ouuuuuh, monsieur est énervé, fit Renart, mimant l'effroi.
Ædrian observait la face bouffonne de Renart tout en zieutant Marlo : il était évident que ce dernier faisait tout pour ignorer ces pitreries sans parvenir tout à fait à se contenir ; ses lèvres remuaient malgré lui.
— Renart, Ædrian... souffla-t-il.
— Battez-vous, battez-vous ! scandait Mirabelle.
Ils avaient attiré l'attention des sergents. Renart s'était levé et tournait autour d'Ædrian en faisant des pieds de nez, « comme un gosse » songea Ædrian ; Mirabelle faisait claquer ses mains, et Ædrian voyait son visage s'animer d'un sourire énervant. Mais ce fut Adam sur lequel il s'attarda. Indifférent, celui-ci s'appliquait à manger en regardant ailleurs, un air de « je suis au-dessus de ça » collé sur sa face de mignon petit prince. Ædrian jura même l'entendre soupirer.
Soudain, Ædrian crocheta la jambe de Renart avec une rapidité étonnante, le faisant basculer sur le dos, et lui sauta dessus pour l'immobiliser. Renart riait d'un rire fou ; Ædrian voulait lui faire mal.
Il leva le point, prêt à frapper.
Mais il bascula : Renart l'avait retourné en un tournemain. Déjà il prenait position, bloquant de ses genoux les articulations de ses bras, assis sur son torse. Ædrian moulinait ses pieds dans le vide, incapable d'atteindre Renart ; impuissant. Déjà oppressé par son armure, le souffle manquait. Il pensa à Renart qui l'abandonnait la veille, qui l'insultait maintenant. Il arriva dans une plaine un peu plus verte et plus dense, trouva une autre ouverture, vers un monde plus sombre et en feu. Il ne voyait plus rien : ni Marlo, alarmé, levé en hâte mais engourdi ; ni les soldats désormais intéressés qui s'approchaient ; ni Mirabelle dont la face était devenue blême ; ni Renart qui, inconscient, lui envoyait des pichenettes sur le bout du nez en riant ; il ne sentait plus que le poids de l'humiliation.
Il avala un souffle d'air.
Et fut soudain secoué.
— Des enfants ! s'énerva Adam.
Qui empoignait Ædrian. Ce dernier plongea ses yeux dans ceux d'Adam et il eut soudain aussi peur que honte.
— Dire que nous représentons Jolimar et la reine !
Mirabelle retenait Renart qui se débarrassa d'elle et sautilla en piaillant.
— Ça suffit, Renart ! intima Marlo qui paraissait émerger d'une longue torpeur. Comme l'a souligné le prince Adam, vous représentez Fortmage. Alors je ne veux plus de ça. Réglez vos problèmes, tous les deux.
— Mais y'a pas de problème, pouffa Renart, hein, Æd ?
Ædrian évita d'abord le regard de Renart. Il se sentait étrangement lointain. Un écho distant l'appelait encore, une voix qui l'avait happé. Il regarda Renart et rencontra son sourire, puis sourit lui-même :
— Non, pas de problème !
Ils mangèrent et reprirent la route en silence.
La matinée humide se déformait en torride journée et une pesanteur insidieuse enivrait les esprits. Parfois, alors que Marlo semblait sur le point de prononcer quelques mots, il finissait par se taire et baillait à la place. Alors que la rivière n'était d'aucun secours, ils cherchèrent le couvert des arbres ; mais ceux-ci, d'abord rarissimes, se multipliaient avec une lenteur hypnotique.
Quoi qu'il en soit, ils finissaient toujours par revenir longer la Rivoule qui paraissait les attirer comme un charme tandis que son chant se faisait plus cajoleur. Ædrian essayait de regarder de l'autre côté de la rive, mais à chaque fois son regard se perdait dans des paysages dansants qui paraissaient immenses : de hautes forêts vertes et touffues, une herbe chatoyante et l'ombre d'oiseaux colorés ; c'était alors comme s'il se réveillait d'une longue somnolence, le menton reposé, échauffé contre les mailles brulantes. Il regrettait déjà la pluie. Avec ses couches de vêtements, son armure chauffée par le soleil l'étouffait ; en plus du poids qu'elle imposait à son corps.
Finalement, ils s'écartèrent de la Rivoule et obliquèrent vers le nord-est, tandis que loin au nord apparaissait le spectre géant de montagnes que bordait l'horizon.
— Il ne faut surtout pas chercher à l'est, Ædrian ! lui dit plus tard Mirabelle.
— Pourquoi ?
— Parce que s'il arrivait que tes yeux s'y perdent, tu n'en reviendrais jamais ! (Et comme pour répondre à sa question silencieuse elle ajouta) Je l'ai lu ! Il y a de vieux charmes que la Rivoule emprisonne encore mais qui se déploient loin derrière son nid. C'est pour ça que personne ne va jamais là-bas. Il ne faut surtout pas regarder, encore moins essayer d'y aller. Jamais !
Et tandis qu'Ædrian jetait un dernier regard vers ce paysage qui semblait mirifique, Mirabelle soupirait sur un ton de rêverie :
— Il doit y avoir des animaux fantastiques...oh, comme j'aimerais un jour aller là-bas...
Ædrian lui sourit :
— Nous irons, un jour. Je te le promets.
Et elle rit.
Vers la fin de la journée, ils virent un nuage d'oiseaux traverser le ciel. Le soleil déclinait et Ædrian se sentait moins engourdi.
— Devrait y avoir un village. Pas loin, grogna l'un des sergents, un vétéran du nom de Rorefrik.
— Mais ce n'est pas notre direction, grommela Marlo. Nous allons frayer plus au cœur des terres encore, vers le nord-est.
— Pourquoi ? s'insurgea Renart. La nuit va bientôt tomber, s'il y a un village on y sera mieux !
— Non. Je ne préfère pas. Demain, nous serons à La Franche vers midi. Pour le moment, avançons encore. Nous camperons plus loin.
— Tu veux dire qu'on va dormir dehors ? s'inquiéta Renart.
— C'est tout à fait ça.
— Il veut sa maman, singea Mirabelle.
— La ferme, bout de fruit.
La lune se faufilait entre un buisson de nuages lorsqu'ils avisèrent un taillis où la chaleur régnait moins. Des arbres chétifs mais bourrés de feuillage s'évadaient dans une constellation de broussailles.
— Nous dormirons ici, à l'abri du couvert. Ce sera très bien. Nous allons nous partager les tours de garde : Rorefrik, vous prendrez le premier quart, et moi le second.
Rorefrik acquiesçât.
Ils installèrent dans un cercle grossier, allumèrent un feu et mangèrent sommairement ; puis vint le temps du sommeil. Très vite les hommes, épuisés par la journée de marche, commencèrent à ronfler.
— Renart, hé, Renart ! chuchota Ædrian.
Il se tourna vers son ami mais celui-ci respirait paisiblement. Ædrian fit volte-face et se calfeutra sous sa couverture, la tirant même au-dessus de son menton mais ses pieds dépassaient. « Zut ! » pensa-t-il, car la nuit était soudain devenue glaciale. Alors il se recroquevilla sur le flanc. Le vent murmurait parmi le souffle bruyant du campement, et le bois crépitait en mourant. Ædrian se redressa : Rorefrik se tenait, un peu plus loin, immobile contre un tronc. Le feu éloignait les ombres de son visage et ses deux yeux bien ouverts se faisaient scrutateurs. Ædrian se rallongea, soupirant. Mais aussitôt sur le dos, il affronta la pénombre jetée par la canopée qui les coupait du ciel, rendue plus terrible encore par les éclats du foyer. Il se replaça de côté et s'emmitoufla sous sa couverture.
Il n'entendait plus rien.
Le silence soudain l'invita à se relever. Juste assez pour qu'il aperçoive une lueur. Le feu pétillait et la silhouette de Rorefrik demeurait mais la forêt plongeait dans un mutisme inquiétant. Attiré par la lumière, Ædrian rampa sur ses coudes, se faufilant à travers le cercle des dormeurs qu'une obscurité vorace, ayant étouffée les braises, étreignait étrangement. Pas un bruit. Même son corps qui glissait dans la mousse ne lui amenait aucun son. Lorsqu'il pensa s'être assez éloigné de la sentinelle et du camp, il se leva, pressé par un sentiment d'urgence. Il courait. La lueur se faisait plus distincte, une obscure tâche rouge derrière le rideau des arbres. Les troncs qui semblaient s'espacer autour, formaient en revanche une densité de silhouettes étalées devant lui. Une odeur lui brûla les narines, amenée par un vent froid qui mordait, se jetait sur lui et le poussait à revenir.
Il arriva dans une clairière éclairée et il eut soudain extrêmement chaud.
Un arbre se changeait en torche. Déjà les flammes qui avaient rongé ses doigts léchaient les branches alentours, contaminaient les buissons et couraient des racines sur l'humus. Le vent ramassait le feu qu'il portait vers le camp. Ædrian détala. Il fit vite, car il aperçut Rorefrik. L'incendie était loin derrière. Ædrian se précipita sur l'homme. Il hurla. Les ténèbres avalaient ses paroles alors il l'agrippa par le col – il semblait dormir. Il le secoua : Rorefrik branlait comme un pantin et ne se réveillait pas. Ædrian, haletant, s'accroupit. Il souleva de sa paume ce visage silencieux : la figure était pâle. Rorefrik était mort. Ædrian se redressa, se dévissa le cou et cria mais il était muet ou aphone ou les deux. Le camp était vide. Il était seul. Seul avec un mort.
Il fut rassuré un instant d'imaginer les autres ayant déjà décampés. Le feu s'emparait de la forêt, grimpait les troncs alentour et constellait la canopée comme un champ d'étoiles voraces. Ædrian avisa une sortie, et un cercle de buissons qu'on avait épargné où se murait une forme immobile. Il s'y précipita, mais à peine apercevait-il ce corps familier qu'un arbre s'étirait vers le ciel, comme une grande ombre parmi les flammes qui s'élevèrent soudain à ses pieds comme un rideau.
Un rideau qui le séparait de Cassadre.
C'était désormais un monstre d'obscurité qui jetait ses nuées noires et tuait la lumière. Un monstre qui engloutissait Cassadre et la faisait disparaître. Et il y avait Cassadre, qui semblait s'extirper d'un trop long et pénible sommeil. Tandis qu'elle se consumait Ædrian ne voyait plus qu'une voix qui n'était ni celle de Cassadre, ni celle de la mort qui survient. C'étaient des paroles qu'il n'entendait pas.
Puis il ouvrit les yeux.
Il sentit un souffle humide et chaud, et dans la pénombre, devina une paire d'yeux ; ceux de Mirabelle. Son visage se penchait près du sien, ils se touchaient presque.
Elle recula vivement.
— Je...je t'ai entendu marmonner dans ton sommeil... chuchota-t-elle.
Ædrian se trempait de sueur. Il rejeta sa couverture et se redressa, regarda autour de lui : rien ; tout le monde semblait dormir paisiblement. Les braises crépitaient dans leur foyer de pierres tandis que la forêt se nourrissait du calme.
— C'est le dernier quart, mais je n'osais pas te réveiller...tu veux qu'on aille voir le soleil se lever ?
— D'accord.
Ils se faufilèrent hors du camp de fortune.
— Tu n'arrêtais pas de gesticuler, bredouilla-t-elle lorsqu'ils furent plus loin, ça va ?
— Comment tu le sais ?
Il n'y avait aucun bruit que celui de leur pas et des branches qu'il brusquaient.
— Parce que je l'ai vu, idiot.
La pénombre régnait, et avec elle la fraîcheur du début de journée. Ils sortirent des bois – il faisait encore sombre dehors – et s'assirent, épaule contre épaule pour se tenir un peu chaud.
— Dis, tu semblais faire un bien vilain rêve.
— Toujours le même cauchemar. Il revient souvent, mais varie parfois...
— Ah.
Une brise nocturne se levait, glissait sur les branches et faisait chanter les feuilles. Un oiseau répondit, puis un autre.
— Tu veux en parler ?
Une série d'airs différents se succédèrent, étrangement patients ; s'enchaînant sans qu'aucun n'interrompe l'autre.
— C'est sûrement une grive ! Tu sais que les grives chanteuses peuvent imiter le chant de plein d'oiseaux différents ?!
— Comment tu le sais ?
Elle gloussa :
— Devine.
« Les livres » pensa-t-il, et il se souvint de quelque chose, issu d'une autre vie. Aucun de ceux qu'il avait rencontré n'avait la noblesse de Gontrand le chevalier, à l'écu doré ; Gontrand le tueur de dragons.
— Dis, tu as déjà rencontré un dragon, Mirabelle ?
— Un dragon ?! Mais tu es fou ! Les dragons n'existent pas...plus.
— Comment ça ?
— Alors...
Ædrian l'imaginait ouvrir un livre, feuilleter les pages et fureter. Il la voyait dans la bibliothèque, cabossée, les yeux enfoncés dans des lignes sibyllines que peinaient à rendre visible une maigre bougie. Il l'avait vu tant de fois faire et s'amusait toujours de voir ses joues s'enflammer lorsqu'elle traitait des livres. Elle pétillait alors d'une intelligence qui la sublimait. D'un côté, il enviait son savoir. Là, elle lui récitait sa leçon, comme si ses yeux s'envolaient pour fouiller sa mémoire lui dictant des mots mémorisés à la lettre.
— ...mais cela fait des années, c'est un vieux bouquin, on en parle plus beaucoup. Puis il y a une mésentente sur la signification de ce mot : « dragon ». Certains auteurs en usent d'une manière, quand d'autres semblent désigner tout à fait autre chose ! Enfin, sais-tu, c'est fascinant ! Malheureusement pour eux, leurs écailles étaient prisées et les chevaliers les tuaient pour la gloire ; mais pas que ! La poudre d'os de dragon avait, soi-disant la faculté d'augmenter la fertilité des dames. C'était un sacré cadeau de mariage, de la poudre d'os de dragon...enfin...ça dépend pour qui, ah !
Ædrian se pressa contre elle pour chercher la chaleur et leurs doigts s'effleurèrent. Il les retira aussitôt.
— ...le dernier annoté aurait été occis par un chevalier du nom de...
— Regarde, le soleil se lève.
— ...sire Samuel...
Sous le manteau de ténèbres apparaissait la ligne d'horizon, effilée de nues orangées ; comme un lac de flamme bordé de fumées.
— ...à force ils se seraient tout simplement éteints : pouf !
Elle posa sa tête sur l'épaule d'Ædrian en soupirant :
— C'est quand même super nul...tu te rends compte qu'ils ont été chassés jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus ? Tu imagines tous les animaux fabuleux qu'il pouvait y avoir ?! Enfin, tout ça ce ne sont que des histoires...
— Tu connais le chevalier Gontrand ?
— Gontrand de Lèvdragon ?! s'exclama-t-elle en se relevant. Le Geste de Gontrand de Lèvdragon ?! Bien sûr que je le connais...sais-tu, c'est un récit légendaire ! Oh comme j'aimerais pouvoir le lire...
Soudain elle se tut et fixa Ædrian.
— Ædrian ! Pourquoi tu me demandes ça ? Où en as-tu entendu parler ?
— Continue Mirabelle, s'il te plaît.
Elle soupira – de satisfaction, Ædrian en était sûr – :
— Gontrand de Lèvdragon est un héros légendaire qui aurait participé à la création de Fortmage ! C'est en tout cas ce sur quoi semblent s'accorder plusieurs traités historiques à propos. De nombreux ouvrages font référence au Geste de Gontrand, s'y appuient ou forment une suite. Plusieurs le copient mais je n'ai jamais pu lire l'original car il a...
— Ah bon ? Pourtant je l'ai lu...
— ...disparu des archives de Fortmage il y a...mais ! Je croyais que tu n'aimais pas lire ?!
Elle s'agenouilla et plongea son regard dans celui d'Ædrian :
— Ædrian, où as-tu trouvé ça ?
— Oh, c'était il y a longtemps...
Son air se fit plus autoritaire :
— Ædrian ! Où as-tu trouvé ça ?!
Ædrian baissa les yeux et détourna la tête. Le ciel commençait à s'éclairer et des oiseaux chantaient dans les branches derrières eux. Il commençait déjà à faire plus chaud.
— Nous devrions réveiller les autres, si ce n'est pas déjà fait...en tout cas les rejoindre.
Mirabelle quitta son air sévère et s'assit à côté d'Ædrian, se blottissant contre lui. Il la sentit tressaillir.
Il se leva, et s'éloigna aussitôt.
Il se sentait étrange : heureux mais effrayé. Ses membres fourmillaient et son torse se brusquait de palpitations puissantes. Il remarqua qu'il transpirait plus de raison : le soleil se levait à peine et une brise légère chassait les nuages, au nord.
Il secoua la tête et jura en silence.
Au camp s'élevait un ronflement monotone, sonore et puissant. Ædrian sourit en comprenant que Renart ronflait - ou grognait – ainsi. Dans la pénombre, il distingua Adam qui lui faisait un signe de la main. Celui-ci s'approcha aussitôt :
— Où est Mirabelle ? chuchota-t-il.
Ædrian s'étonna de cette question :
— Elle...est partie se promener...je crois...
Et le fut d'autant par sa propre réponse.
Adam hocha la tête, cillant instinctivement :
— D'accord, dit-il.
— Marlo dort encore ?
— Non.
Il devina qu'économiser ses mots était insuffisant pour répondre car il ajouta :
— Il s'en est allé repérer les environs. Il m'a dit de lever les autres, mais tu es arrivé.
— Je vais les réveiller.
Des bruits, des gazouillis et d'autres plus indistincts, parcouraient la sylve. Les oiseaux chantonnaient le lever du jour.
— D'accord.
Étonnement, Renart fut le plus dur à lever. Il ne cessait de se retourner sur les flancs en psalmodiant « laissez-moi » quand Ædrian le touchait. Il solutionna quelque chose de moins délicat et de plus drastique, et laissa gouter une portion de sa gourde sur le visage de l'endormi.
— QUOI ?! QUOI ?! QUOI ?! s'agita-t-il.
Désormais, tous étaient bien réveillés.
Renart, s'assit, se frotta les paupières et bailla :
— J'ai bien dormi, dit-il avec un grand sourire.
Le plus jeune des sergents d'arme – un dénommé Berth –, soupira avec dédain.
Le jour s'introdusait parmi les troncs et sous la canopée, dessinant des traits tirés sur les visages des hommes, qui s'affairaient à ramasser couvertures et ustensiles. Puis l'on jeta de l'eau sur le feu, qui s'étouffa sous ses dernières braises.
C'est à ce moment que Marlo revint. Ses yeux s'égaraient mais s'arrêtèrent sur Ædrian, aussitôt qu'il le remarqua.
— Ædrian, suis-moi ! intima-t-il.
Marlo l'emmena à l'écart, juste assez loin pour que les préparatifs deviennent un bruit sourd. Il se posa sous un arbre, et Ædrian ne pouvait s'empêcher de tripoter ses doigts, dans son dos.
— ...Ædrian...
Marlo, assis en tailleur, époussetait sa tunique, s'attardait sur un détail invisible...
— Je me suis trompé, énonça-t-il en relevant la tête. La reine et Jolimar ont sûrement raison. Tu dois être en âge de prendre tes responsabilités.
Ædrian cessa de se trémousser et sourit. Marlo avait posé ses mains sur ses cuisses et fixait Ædrian qui défiait son regard.
— Cependant tu te comportes encore comme un gosse.
Ædrian ne put s'empêcher d'ouvrir une gueule béante ; mais il songea à son air stupide ...
— Ce que nous faisons là est sérieux. Tu devras te tenir, lorsque nous serons à La Franche.
Marlo se releva.
— Voilà. C'est tout.
Laissa Ædrian seul.
Ædrian ne bougea pas, il regarda Marlo disparaître entre les arbres.
— Nous levons le camp ! l'entendit-il hurler.
Et il lui emboîta le pas.
Tête baissée, il dépassa le maître, non sans le bousculer de l'épaule. Celui-ci attrapa son bras à la volée et ils se dévisagèrent.
— C'est bon, il est là !
Renart agitait sa main en souriant à Ædrian.
Marlo lâcha sa prise.
— En route ! scanda-t-il.
Ils atteignirent La Franche à la nuit tombée.
Ses puissantes murailles s'étiraient jusqu'à un horizon indistinct et les créneaux se nimbaient de l'or du couchant. Des silhouettes gorgées de soleil erraient sur le chemin de ronde tandis que, détachés de l'ombre des murs, des loqueteux tentaient de se mêler aux groupes qui arrivaient. Des soldats repoussaient ces gueux en braillant, les dirigeant vers un camp de fortune, plus loin sous les remparts, où s'amassaient déjà des formes voûtées et encapuchonnées.
Vue de l'extérieur, l'orgueilleuse cité semblait immense.
— Elle est immense ! confirma Renart. J'y suis venu quelques fois avec mes parents...avant l'Académie.
La fête du solstice ne commençait que le lendemain mais une file s'allongeait déjà devant les lourds battants de la porte, encastrée entre deux tours capuchonnées. Tout du long, des gardes encadraient la populace agitée, qui s'étranglait à l'entrée de la cité où des factionnaires pointilleux vérifiaient la qualité des arrivants.
— Je parlerai, affirma Marlo.
À cet instant, un miséreux se faufila entre deux sentinelles et se jeta devant la troupe, à genoux. Le cheval d'Adam, en tête avec Marlo, s'ébroua en hennissant.
— Une pièce pour un malade, messires ! implora le drôle.
Il y eut un mouvement de panique, et on s'écarta du mendiant tandis qu'Adam calmait sa monture.
— Éloignez-vous ! ordonna Marlo.
Déjà les soldats se précipitaient sur le misérable et, du bout de leurs lances, le faisaient reculer, non sans lui infliger des blessures brutales. L'homme poussait des cris déchirants et, tandis qu'il disparaissait en rampant, Ædrian eut à peine le temps d'apercevoir sa peau, craquelée et pourrie.
— Qu'est-ce qu'il avait ?
Ils arrivaient à la douane.
Marlo s'avança et parla, présenta Adam et tendit un parchemin au factionnaire. L'homme observa le papier, fronça les sourcils, dévisagea Marlo et Adam ; puis il hocha la tête et leur fit signe d'avancer.
C'est ainsi qu'Ædrian franchit les portes de la grande cité.
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