Chapitre 11 : La Franche
— Nous rendrons-nous à l’hostel de ville ? s’enquit Adam.
— Non. Il est trop tard désormais. Nous trouverons une auberge pour la nuit et rencontrerons Villemond demain matin.
Ils s’enfonçaient dans l’humus citadin où l’on se bousculaient en s’ignorant.
Une masse grouillante grossissait la rue, claquait le pavé dans un rythme effréné et dissonant que ponctuaient rires, cris et crissements de roues, bruits de bêtes et instruments des musiciens de rue. La soldatesque, où se fondaient hommes d’armes, chevaliers en armure, pages et écuyers, frayait ensemble et contre ; parmi fermiers et marchands, bourgeois et troubadours. Des relents de nourriture se mêlaient à d’autres plus animales : des odeurs de foin et de bouse, de viande et de pourriture.
La grand-rue, entièrement pavée, s’allongeait entre deux rangées de bâtiments larges et souvent hauts, le soleil mourant allumant les toits de tuiles ou de chaume, gonflés de fumées ; mais la fenêtre du ciel, encombrée des encorbellements entassés par-dessus la rue, peinait à éclairer cette bouillie de corps et de charriots. L’architecture, glorieuse et arrogante, semblait confuse et désordonnée : pierre et bois se mélangeaient sans se fondre, des bâtiments dans l’un cognaient dans l’autre. Des fenêtres, les habitants surplombant le débarras riaient, hurlaient, tendaient le poing ; le contenu de seaux venait s’échouer dans les rigoles surpeuplées : de détritus, de crasse et de viscères.
Ædrian n’avait jamais rien vu de tel, ni une telle population. La Franche était LA cité, une cité de démesure où se mêlait cette fresque urbaine qui composait la plus grande métropole du pays ; Chateaubourg, à côté, lui semblait bien menue.
Ils passèrent devant une bâtisse de large taille, une grande chaumière empilée d’un étage. Une pancarte soignée affichait « Au Bon Vivant ».
— On dort ici ? hurla Renart, d’une voix étouffée par le brouhaha.
Mais Marlo continuait et Ædrian distingua à peine Renart souffler et râler. Il s’attarda sur l’établissement : une longue cordée de gens se pressait sur le seuil.
Ils laissèrent la grand-rue pour se faufiler dans un dédale de boyaux anguleux et asymétriques. Le ciel n’était plus qu’un morceau de bleu noirci, entre les toits et les ressauts des maisons entassées. Ils suivirent un réseau de venelles endormies, éparpillées selon un plan profondément irrégulier, voire insensé. Ils finirent par déboucher sur une rue plus large, où l’agitation était moindre.
On avait déjà dressé les torches, que nombres de gardes brassaient dans leurs patrouilles hasardeuses ; quelques brocanteurs agitaient leurs bibelots et mendiants leurs breloques, détalant dès qu’ils apercevaient la milice communale.
Sous le porche d’un bâtiment démuni, une pancarte moribonde grelotait ses caractères effacés.
— C’est quoi cette cahute ? râla Renart.
— Cette cahute, comme l’a souligné sieur Renart, c’est notre logis. Allons, rentrons les chevaux dans l’écurie.
Marlo descendit, et guida son cheval à un palefrenier désespéré. Les autres l’imitèrent mais le garçon d’écurie s’excitait :
— Messires, il n’y a plus de places ! Tout le pays abonde pour les fêtes…vous…
— Trouvez-en, je vous prie.
Le palefrenier écarquillait les yeux mais Marlo le calma, d’une petite attention tirée de sa bourse. L’homme hocha la tête et ils rejoignirent le parvis de l’auberge.
À l’intérieur, on s’empilait le long du comptoir :
— C’est plein, grommelait l’aubergiste, secouant machinalement la tête devant des clients insistants, allez voir ailleurs.
Ædrian se faufila près de Marlo.
— Nous sommes treize. Nous avons fait la route de Fortmage jusqu’ici et voudrions nos chambres.
L’aubergiste, accoudé au comptoir, ferma les yeux en branlant du chef :
— Vous n’avez point entendu, messire, nous sommes pleins. Bondés ! Toutes les auberges de la ville sont remplies jusqu’aux culs-de-basse-fosse. Vous pouvez tenter vot’ chance ailleurs, mais je doute fort que vous trouviez satisfaction.
Il eut un regard désolé :
— Vous devriez tenter l’hostel de ville, leur demander si vous pouvez camper sous les remparts.
— Vous m’avez mal compris, nous avons des chambres.
— Ça, ça m’étonnerait mon p’tit monsieur, dédaigna l’aubergiste, toutes les chambres sont occupées.
Marlo leva les yeux au ciel, fouilla sa besace et en tira une lettre cachetée qu’il posa sur le comptoir.
Ædrian remarqua un homme – chevalier, à en juger par son apparence – qui s’approcha :
— Hé, patron.
Il était suivi d’un jeune écuyer qui portait péniblement un écu d’argent brodé d’armoiries où une face reptilienne crachait des éclairs de feu.
— Ah, veuillez me pardonner sire, je ne savais pas que…je…tout de suite, voici les clefs de vos chambres…je…je vous ferai envoyer du vin…et…
Tandis que l’aubergiste se confondait en excuses, Ædrian détailla le chevalier. Le visage dur et marqué, il se couvrait d’une épaisse couronne de cheveux dorés qui s’éparpillaient dans son dos, derrière une tunique riche et brodée du même blason que l’écu ; à sa taille, il gardait une main rompue de bagues sur la garde précieuse d’une épée mais ce qui captiva Ædrian, c’était son cou puissant, accroché d’une chainette d’or qui soutenait une relique en forme de croix – sobre en comparaison de ses atours. Ædrian ne l’avait jamais vu avant, mais l’homme rayonnait comme mille soleils et lui rappelait quelque chose d’ancien et de profondément enfoui…
La troupe monta à l’étage.
— Mais…pourquoi ce bouge ? Pourquoi pas « Au Bon Vivant » ?
— Ce bouge, comme vous dites, est un endroit tranquille où l’on n’est point importuné par les importuns. Voilà pourquoi. Vous n’imaginez pas le monde qui se presse à La Franche ; on y trouve son lot de forbans et d’indiscrets. Ah, voilà nos chambres.
Ils se répartirent dans les chambres : les sergents d’armes entre eux, empilés à huit dans une sorte de dortoir, tandis que les autres logeaient dans une seconde, plus petite.
— C’était qui ? lâcha Ædrian après que Marlo eut fermé la chambre.
Marlo leva un sourcil mais éluda la question, s’activant à arranger sa couche.
Déjà, la porte s’ouvrait et une femme s’aventura à l’intérieur, un plateau à la main. Ædrian nota que son corset était en partie délacé.
— Nous ne prendrons que le vin.
La servante, avec une attitude très neutre, s’inclina, déposa le plateau et disparue.
— Une gourgandine, glissa Renart à Ædrian.
Mirabelle pouffa, attirant l’attention de Marlo qui lança un regard sombre à Renart.
— Nous prendrons collation et dormirons. La route nous a épuisé, et nous nous lèverons tôt demain pour rencontrer le bourgmestre Villemond.
Lorsqu’ils rejoignirent la salle commune, l’air s’était rafraichi et l’âtre jetait des vagues de chaleur qu’Ædrian accueillit joyeusement. Dans la pièce, de longues tablées agglutinées de convives braillards s’alignaient, arrosées de pichets de vin et de pintes. Ædrian fouilla des yeux, pour apercevoir ce qu’il cherchait : le chevalier mangeait seul, son écuyer debout près de lui, écu toujours en main.
— Ædrian ?
Marlo le dévisageait. Tous, sauf lui, s’étaient déjà accrochés le long des bancs. Le maître suivi son regard et le toisa :
— Viens manger.
Ce fut de la viande en quantité qui fut servie, accompagnée de boisson. Sous les effets de celle-ci, les sergents devenaient bavards et Berth, le plus jeune d’entre eux, devenait un moulin à paroles qu’il échangeait en plaisantant avec Renart.
— Bois un coup ! lui intimait Renart, au détour d’une accalmie dans la conversation. Regarde : même Adam prend son saoul !
Ce dernier, visiblement gêné, fit mine d’ignorer mais Mirabelle lui lança un grand coup dans les côtes :
— Hé Adam décoince toi un peu !
Seul Marlo mangeait en silence, concentré sur son assiette si ce n’était d’autres tracas. L’aubergiste vint de nombreuses fois s’enquérir de la qualité du repas, repartant toujours ravi.
Ils furent les premiers à quitter la salle. Renart et les sergents d’armes, ses nouveaux amis, tentèrent acte de sédition ; mais cette nouvelle coalition abandonna vite son chef face à l’air sévère du maître. Renart, bien éméché, ne cessait de brailler en chanson jusqu’à ce que Marlo, une fois tous dans la chambre, lui offrit une brassée – composée de mots et non de bière, au grand dam du premier.
Ædrian, rompu de fatigue, s’écroula dans son lit sans se déchausser, sentant les limbes l’emporter dès lors qu’il les entr’aperçut.
Mais ce fut pour les quitter aussi vite car Renart, penché sur lui, murmurait :
— Debout, Æd, plus vite ! Marlo s’est endormi ; allez, viens !
Ædrian roula dans ses draps en grognant mais Mirabelle lui susurra :
— Lève-toi, ou tu le regretteras.
Le sommeil aussi lourd que le cœur, il se leva et se faufila à la suite de ses compagnons. En bas, les ivrognes offraient un bruit tapageur, mais Renart les tira hors de l’auberge.
— On va aller s’amuser un peu, clama-t-il. Marlo m’a fait comprendre que nous ne resterons pas, alors qu’il s’emmerde et qu’on en profite !
— Mais je suis mort de fatigue…
Mirabelle se glissa contre son flanc, accrochant son bras :
— Moi aussi, tu sais. Mais ce n’est pas souvent que nous aurons pareille occasion !
Elle dardait vers lui des yeux pétillants, alors il se laissa convaincre.
Partout où ils passaient, ils croisaient des individus amorphes ou trop joyeux et la ville entière paraissait n’être que fêtes et chansons. Des sentinelles veillaient çà et là, chassant ivrognes et mendiants des chaussées surchargées. Renart, souvent, s’arrêtait et semblait perdu. Alors il appuyait sa main sous son menton avec un air sévère et s’éternisait dans d’invisibles réflexions. Puis il scandait :
— Ça y est ! Je me souviens !
Alors il repartait en sautillant.
Finalement, ils rejoignirent la grand-rue.
« Au Bon Vivant », affichait la pancarte, et un brouhaha enflammé venait brusquer la nuit tiède, à peine retenu par une porte qui ne cessait d’exploser de lumière et de musique à chaque fois qu’un homme roulait sur le seuil, entrait, ou volait depuis l’intérieur.
— On y va ? s’impatienta Mirabelle.
— On y va !
Renart se précipita, sans un regard derrière lui.
Ædrian refusait de bouger.
— Tu ne veux pas y aller ?
— Si, si…
— Alors, qu’est-ce qu’il y a ?
Ædrian ne s’était jamais enivré et à voir ceux qui s’y essayaient, il avait d’autant plus peur de s’y risquer.
— Pourquoi on a pas proposé à Adam ? demanda-t-il.
Mirabelle sembla surprise, puis eut un éclat de rire :
— Mais on lui a proposé ! Simplement, il ne voulait pas.
— Ah…
— T’as la frousse ou quoi ?
— Euh…non…pas du tout…
Il hésita, encore, un instant.
— On y va ! affirma-t-il, attrapant la main de Mirabelle qui se laissa entraîner en riant.
À peine entrés, ils se heurtèrent à une vague de chaleur et aux effluves puissantes de l’ivresse. Ædrian suffoqua et eut aussitôt envie de vomir. Il se cramponnait à la main de Mirabelle : « comme un enfant », songea-t-il. Il chercha Renart mais au lieu de ça, une multitude de visages inconnus apparaissaient puis disparaissaient dans un tourbillon enivrant. Une cacophonie bruyante barbouillait ses tympans et alors que le besoin d’air frais devenait déjà vital, ils se sentit emporté par une vague enragée.
Renart avait complètement disparu. Tout avait disparu. Ne restaient qu’un tumulte de corps, les lumières obsédantes, une odeur capiteuse et la musique assourdie par cette clameur discordante. Toute la ville qu’il avait entr’aperçut paraissait s’être enfermée dans cette geôle immense et rivalisait de liesse. Il hurla à Mirabelle mais ce fut seulement pour se rendre compte de sa propre surdité. Elle, l’entraînait vers le comptoir où se massait une meute de soiffards enfiévrés. C’est là qu’ils retrouvèrent Renart. Un grand sourire balafrait sa face. Ædrian voyait ses lèvres bouger mais restait hermétique à la portée de ses mots. Mirabelle hocha la tête, interrogeant des yeux Ædrian qui ne put qu’hausser les épaules, de dépit. Renart attrapa deux pintes sur le comptoir, Mirabelle la troisième, et ils se ménagèrent une sortie dans un coin de la pièce où l’air était respirable et le tintamarre moindre.
— ALORS, C’EST PAS ÉNORME ?! gueulait un Renart dégénéré lorsqu’ils furent installés à une table.
Ædrian eut envie de lui hurler à quel point il détestait cet endroit et par conséquence celui qui l’y avait amené mais n’en fit rien. Il attrapa le récipient que lui tendait Renart et humecta ses lèvres. L’arôme était fort, le goût amer et mauvais. Il hoqueta, arrachant un sourire à son ami. Mirabelle, contrite, se pencha pour lui murmurer à l’oreille :
— Tu devrais boire, maintenant qu’on est là. Tu en profiteras mieux.
Ædrian plongea ses lèvres dans la boisson, affichant une grimace mécanique. Le dégoût : voilà ce que cela lui inspirait. Il se mit à haïr tous ces gens rassemblés autour de cette déité qu’il ne comprenait pas. Comment pouvaient-ils prendre plaisir à se livrer à ce culte sordide ? Renart était un con, d’accord ; mais Mirabelle ? Il l’observait, et elle le couvait du regard. Soudain Ædrian eut honte. Il se sentit petit garçon, chétif ; et, d’abord pour imiter ses aînés, mais surtout pour les impressionner, il tira une large goulée dans ce que les rustres nommaient « bière ».
Au même instant, une clameur puissante anima la foule déjà excitée : elle se scinda, violente comme un ressac, s’écartant autour d’une compagnie que menait une silhouette longiligne et protéiforme – trop virile sans l’être assez – affublée d’un bonnet à clochettes et d’un costume bigarré. Le bruit mourait autour de l’arlequin qu’animait un sourire malicieux, cousu sur une figure pâle mais radieuse. Il s’accompagnait de deux travestis qui, en comparaison, semblèrent à Ædrian bien grossiers. L’un jouait du luth, le second de la flute ; tandis qu’un dernier personnage : un bouffon peinturluré, sautait, se jetait à terre avec des gestes grandiloquents, ouvrait la bouche puis la masquait de sa main avec une confusion convenue ; de l’autre, il agitait un bonnet vers les généreux.
L’arlequin ondulait désormais, dans une danse lascive et hypnotique, allumait les visages d’une vénération pieuse et idyllique ; chaque remous de ses hanches agitait un roulis de grelots qui tintaient d’un son clair, doux comme le clapotis sur les rochers.
L’on entendait plus que la musique, ponctuée des éclats de rire de l’étrange androgyne ; une symphonie poétique.
— Qui…qui est-ce ? demanda Ædrian.
— …qui ça, qui ? gloussa Renart.
— L’arlequin…
— C’est Iel.
Ædrian sursauta. Un grand caïd se tenait droit, debout près d’eux, ses bras puissants croisés sur un torse massif.
— Vous…vous m’avez parlé ?
Le type détacha lentement son regard de l’arlequin pour se tourner vers Ædrian. Ædrian remarqua son armure de cuir et la lame qui pendait à sa ceinture.
— Vous avez posé une question, non ? Bah j’y réponds.
Et il se braqua de nouveau sur l’artiste endiablé.
Ædrian eut envie de réagir, de s’énerver, de menacer cet inconnu qui osait l’apostropher ainsi ; mais bizarrement, il avait le sentiment que tout cela n’en valait pas la peine. Il se sentait flottant, pris d’une torpeur séduisante.
Soudain, le molosse parut quitter un rêve et le toisa. Il sembla s’attarder sur le groupe, détaillant les trois amis, l’œil pétillant.
— Vous n’êtes pas d’ici, vous ? grogna-t-il.
Ædrian, mal à l’aise, l’ignora et s’absorba dans la contemplation de l’androgyne qui saluait son public. Dans ses gestes résidait une grâce qui éveillait admiration et désir. D’ailleurs, lorsque le bouffon s’approcha, Ædrian pu admirer ce que rapportait ce talent étonnant : le bonnet était plein.
— Vous donnerez bien une petite pièce…pour l’Art ! messires !
Ædrian se leva ; trop hâtivement car il se sentit flouer et la tête lui tourna ; il voyait trouble et perdit appui, tomba ; mais…
— Gare, petit homme ! un instant et vous tombiez dans les pommes.
L’arlequin soutenait Ædrian en souriant. Il y avait dans sa voix quelque chose de son sourire : grave et doux, triste et joyeux…
— Point de pareilles frayeurs pour lui ! Iel n’aime point qu’on lui cause souci.
…s’y mêlaient tous les contraires, qui survivaient ensemble.
Ædrian eut un mouvement de rejet, instinctif, et s’agita. Iel, lui, riait aux éclats :
— Hé ! petit garçon, voudrais-tu une chanson ?
Alors que Renart et Mirabelle se pendaient aux lèvres du drôle, Iel continua :
— Voici celle de l’échanson qui goûta sa boisson : à la table du roi, le curieux avait droit ; mais seulement, à son dam ! pour le servir, lui et ses dames ; pourtant, voici qu’un jour, le monarque mène grande fête : banquet, festivités ! toute la cour est conviée ; et sur ces entrefaites, le garnement s’embête ; le voilà qui s’attable seul à la cave ! avec un cruchot du meilleur tonneau ; nul pour l’enquiquiner : chaque domestique est occupé ! tandis que le palais vibre, le drôlet lui s’enivre ; sa présence désirable, son absence est notable ! car le prince du bal réclame, insistant ! la cuvée royale ; il fait quérir le chenapan, qui tant a bu on trouve cuvant, la boisson du roi Sanson ! ayant abusé des fûts, le garçon fut mis aux fers ; là il rumina l’affaire, et forma la conclusion : que boire trop est bien trop con !
Iel sourit, mélancolique :
— Et surtout méfiez-vous des drôles ! qui autour de vous rôdent.
Ædrian leva les yeux, plongea dans cette immensité où se noyait un océan de secrets. Il semblait creuser dans un puit d’une sagesse ancienne.
Il rougit et se détourna.
L’instant d’après, Iel semblait s’être volatilisé.
Ædrian dévisagea ses amis qui affichaient l’incompréhension et dont les visages fatigués semblaient s’extraire d’une étrange torpeur. C’est alors qu’il remarqua que l’auberge se vidait.
— On…devrait peut-être y aller, balbutia Renart.
— Peut…peut-être.
— Ça va Ædrian ?
— Tu veux qu’on rentre ? ajouta Mirabelle.
— Où est…là…il y avait ?
— Quoi ?
— Il y avait quoi ???
Mais Ædrian clopina, titubant, heurtant les tables que quittaient des clients pressés.
— Hé, gaffe où tu marches, gamin.
Il fouillait l’auberge et se dirigeait en zigzaguant. On se hâtait vers la sortie, au milieu des corps qui bougeaient à peine, engourdis par l’alcool. Ædrian trébucha et s’étala, se relevant à tâtons en s’appuyant sur une masse instable.
— Attention !
— Que…que se passe-t-il…
Il se sentit soulevé, puis happé.
Un courant d’air soufflé contre son visage lui fit deviner la sortie. Il fut secoué, traîné. Il était dehors.
Devant lui, un visage vaguement reconnaissable offrait des yeux inquiets.
Il essaya de s’accrocher, posa ses mains sur une surface rebondie et douce au toucher. Il laissa tomber son visage pour le rapprocher du sien.
— Ah ! Idiot !
Et il s’écrasa, à genoux sur le sol de pierre.
— Relève toi, abruti ! Mirabelle, reviens !
Ædrian se levait et se lançait dans une venelle étroite. Les bruits de pas sur le pavé résonnaient comme un contingent de soleret battant la mesure. Les cris semblaient une multitude de hurlements braillards.
Il rattrapa Mirabelle et posa sa main sur son épaule :
— Je…tu…
— Lâche-moi, cracha-t-elle.
— Que…qu’est-ce que…
Les pensées affluaient plus vite que son sang.
— Où…où est Renart ?
Il hoqueta. Son ventre lui faisait affreusement mal…
— Je suis là, Æd.
Et il vomit.
— T’es vraiment un sale con ! Et un sale con dégoûtant, en plus.
Il pesta en son for intérieur. Son estomac se déchirait et il lui sembla ressentir le goût de la mort. À quatre pattes, il croyait ramasser ses tripes laissées sur le sol et crachotait en pleurant.
— Je…est-ce…je…vais mourir ? sanglota-t-il.
— Mais non, idiot.
Soudain, le silence.
Ses mains devenaient multiples, il en affichait au moins trois, avec beaucoup trop de doigts chacune ! Ædrian leva les yeux et tomba sur la face cramoisie de Mirabelle.
— Mi…Mirabelle…
— Bah alors, mon p’tit messire, c’est qu’on tient pas l’alcool ?
Un rire niais, aigu et cruel accueillit cette phrase déplaisante.
Le visage de Mirabelle virait livide. Renart lui envoya une bourrade :
— Reprends toi Æd, on est dans la mouise.
Ædrian embrassa la ruelle plongée dans l’ombre, un goulot entre deux pâtés de baraques étouffées. La lune traçait une ligne filandreuse qui chuintait sur un visage grossier, avec un pif tordu et un sourire bancal. Des seconds-couteaux s’amassaient autour du gaillard : mines patibulaires, yeux torves. Ædrian voyait les flammes de torches qui faisaient luire des bouts de métal…
— Derrière…y’en a d’autres… Æd ?!
Il tenta de se lever, ferma les yeux, creusa ses pensées…les rouvrit : une rue étroite, la pierre et la nuit, une multitude de visages ; des faces laides.
— Merde. J’ai laissé mon bordel à l’auberge…
— Ædrian…tu…tu es en état de…
— Trois pour le prix d’un, en plus. Quelle aubaine !
Des rires stupides.
— Ce serait vraiment le moment de montrer ce que tu vaux, vieux…
Des cliquetis, le glissement du métal.
Ædrian fixa le drôle. Simultanément, il pénétrait le Magemonde. Il était dans une plaine. Au loin, les arbres. Des silhouettes informes. Et il voyait aussi ces troncs répugnants, la tronche de ces gueux.
L’impasse.
— Renart…je…Mirabelle…
Plus de plaine ni de forêts, mais un rocher noir et des torrents enflammés. Un monde d’ombre et de feu. Au milieu, une épaisse silhouette qui devint claire : une armure dorée fixée sur une figure auguste, une allure de preux…
— Un sorcier !
— Bande de…
Il y eut un cri étranglé, un fracas de métal et des claquements sur le pavé.
Silence.
— Æ…Ædrian ?
« Le chevalier ».
— Vous…comment ? balbutia une voix, peut-être la sienne.
« J’étais en bas quand je t’ai vu sortir. J’ai jugé qu’il serait noble de ma part de filer un coup de main. Tu es un sacré filou. »
Tout devint flou.
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