Chapitre 12 : Une bien mauvaise journée

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Ædrian quitta le sommeil abruptement. Penché sur son visage, la face sévère de Marlo.

— Debout.

Ædrian se redressa, réprima un haut le cœur, mais culbuta au pied de son lit. Il frottait ses yeux stupidement, comme si cela constituerait un remède. Son ventre le brassait et il dégobilla.

— Qu’est-ce qu’il…

— Les tire-laines piègent les clients tardifs des auberges. Surtout « Au Bon Vivant », il est de notoriété publique que c‘est un vrai repaire de malandrins. Vous l’auriez su si vous me l’aviez demandé.

— Où…où est le chevalier ?

La figure de Marlo forma une expression curieuse :

— Quel chevalier ?

— Celui…d’hier.

Marlo souffla :

— Tu délires. Bon, si vous n’êtes pas prêts, nous partirons sans vous.

Marlo claqua la porte derrière lui, laissant Ædrian seul avec Renart.

— Merde, merde, merde, geignait Renart.

Renart gesticulait de manière hasardeuse, tentant vainement d’enfiler ses chausses. Il s’échoua lourdement sur le plancher.

— Merde, merde, merde…

Ædrian voyait par successions d’images saccadées.

— Renart, glapit-il, je crois que je ne vois plus rien…

Il hoqueta.

— Arrête de gémir, idiot, c’est la gueule de bois c’est tout. Allez, dépêche-toi, Marlo…

Un bruit sourd : Renard, encore, était tombé.

— Merde, merde, merde…

La porte s’ouvrit : Mirabelle se glissait à l’intérieur.

Splash !

— AHHH ! MAIS T’ES FOLLE OU QUOI ?

Ædrian sentit l’eau avant même de la recevoir sur la figure. Il entrouvrit les yeux : il voyait un peu mieux mais se frotta les paupières. Renart se tordait comme un damné, trempé.

— Merci, glissa Ædrian.

— Y’a pas de quoi, mais dépêchez-vous, Marlo est furax. Il veut partir sans vous et parle de vous abandonner ici…

Aussitôt, Ædrian s’activa, oubliant les protestations de Renart (« il ne peut pas faire ça ! nous sommes des nobles, quand même ! pas sa marmaille »). Il enfila ses vêtements, revêtit l’armure et sortait rejoindre Adam, qui patientait sagement auprès du maître, au dehors de l’auberge. Alors qu’il allait emboîter le pas à la troupe, il aperçut Renart qui sortait enfin, à moitié débraillé. Il avait le bras écharpé.

— ‘ttendez moi ! Attendez moaaaa !

Marlo, sans se retourner, continua. Ils traversèrent la grande salle du rez-de-chaussée et sortirent de l’auberge.

— Eh…mais, on mange pas ?

— Qu’est-ce que tu as au bras ? murmura Ædrian.

Renart lui jeta un regard déconfit.

Marlo traçait dans les rues.

— On a déjà mangé, il fallait se lever plus tôt… glissa Mirabelle.

— Merde, merde, merde…

Il devait être tôt car les rues n’étaient pas encore encombrées. L’air frais avait un effet vivifiant sur Ædrian qui se sentait déjà mieux. Même la fatigue semblait s’évanouir. Pour Renart, en revanche, ce n’était pas la forme. Il traînait la patte en geignant et Ædrian, près de lui, entendait parfois son ventre gronder la famine. Le silence de Marlo était plus oppressant pour Ædrian encore que les réprimandes, et ils dévalèrent la ville dans une ambiance tendue et glaçante. Seul le groupe des sergents d’armes discutaient paisiblement entre eux, à voix basse. Ædrian les entendit clairement se moquer de Renart qui, selon leur avis, était « un petit paltoquet aux tripes trop détendues ». Ils riaient à voix basse et il crut même surprendre son nom accompagné d’une phrase ou deux, pas très glorieuses.

C’était un jour brumeux. Le soleil se cachait derrière un banc de nuages et le ciel, d’un gris triste, semblait contaminer la ville. Des marchands commençaient à installer leurs étals dans la grand-rue, des groupes de gens d’armes patrouillaient le long des caniveaux pour chasser les saoulards et quelques femmes, les vêtements sales et débraillés, traînaient leurs guenilles en fuyant le long des couloirs sinistres qui s’enfonçaient dans la ville.

— Une bien mauvaise journée, râlait Renart.

Ils s’arrêtèrent, après une marche éprouvante, devant un grand bâtiment. Large bloc de pierre, il se distinguait des autres bâtisses par son rez-de-chaussée garni d’arches grandioses, et par la richesse des bas-reliefs et des sculptures qui garnissaient sa haute façade : gargouilles grimaçantes et figures monstrueuses, visages illustres et vaniteux, sculptures pieuses et vénérables… ainsi que par sa tour, accolée à son buste solide, qui s’envolait, orgueilleuse, au-dessus des toits de la cité. L’on y accédait, derrière un portail forgé, par une large porte aux battants bardés de ferraille.

Ils pénétrèrent dans un hall somptueux, trouées d’alcôves et gonflés de tableaux et de fresques héroïques. La Franche était décidemment une cité ensevelie sous la richesse de son art. Un tapis de velours escaladait les escaliers, qu’ils empruntèrent, s’arrêtant à l’étage. Arrivé là, Marlo les laissa attendre au milieu d’une garnison de serviteurs.

— Vous êtes irresponsables…

Ædrian sursauta et se tourna : tombant nez-à-nez avec Adam.

— Votre escapade aurait pu mettre en péril notre mission…

La colère monta subitement.

— Qu’est-ce que ça peut te…

Il sentit une pression sur son épaule : Mirabelle y avait posé sa main ; ce qui l’apaisa.

— Nous savons, Adam. C’était idiot, mais c’était d’abord mon idée.

— Toi, ton idée…je…

Adam garda ses lèvres entrouvertes et sembla, un instant, vouloir continuer. Mais avec une vague de tristesse, il se détourna, et allât s’asseoir sur un banc.

— Je le déteste… grinça Ædrian.

— Je ne te crois pas.

Ædrian regarda Mirabelle : dans son regard régnait une mer calme.

— Bon, on attend quoi là ? grognait Renart.

Un serviteur s’approcha, un plateau garni de denrées, et Renart cessa de se plaindre.

À peine plus tard, Marlo réapparut :

— Adam…et les trois autres. Suivez-moi.

— Eh ben, glissa Renart, c’est qu’il est vraiment pas content l’ami Marlo.

Mirabelle pouffa.

On les fit attendre devant un cabinet, Marlo en profita :

— Vous avez intérêt à vous tenir. Surtout vous, jeune Renart.

Puis ils furent introduits.

La pièce débordait de richesses ; plus encore que le reste du bâtiment, elle se pâmait de chandelles et de lustres luxueux, dégorgeant d’une lumière vive.

— C’est quand même bien une pièce éclairée, beaucoup mieux que la bibliothèque chérie de Mira…

— Renart ! somma Marlo.

Face à eux : un bonhomme rabougri dépassait à peine de derrière le bureau. Un sourire contrit gravé sur sa face marbrée, il affichait toutes les traces d’un ennui profond.

— Voici le bourgmestre Charles de Villemond, introduisit Marlo.

—Hm…oui…enchanté jeunes…gens.

Il se trémoussa pour grimper sur sa chaise. Son nez, aquilin, se coiffait d’une paire de binocles. C’était la première fois qu’Ædrian voyait cette invention étrange et il se demanda si c’était pour se protéger du soleil.

— Hm, ajouta Villemond.

Il se gratta la tête : les quelques poils survivants semblaient vouloir s’échapper de cette lande désertique.

— Alors vous êtes les représentants de…hm…de dame Cassadre…

Il se pencha, s’approcha comme pour mieux voir ; sur sa face gobeline se concentraient de petits yeux myopes qu’il plissait tant qu’on voyait à peine dépasser ses pupilles.

— Hm…je suppose que vous êtes…sire Adam…le fils de…le fils de dame Cassadre…

Ædrian s’étonna, il semblait fixer Renart qui peinait à contenir son rire.

— Hm, au vu de votre…hm…de votre manque d’éducation.

Renart ne put s’empêcher de pouffer, accompagné de Mirabelle dont les joues viraient au pourpre. Le front de Villemond s’alluma de rangées de rides.

— Euh…c’est moi Adam… dit ce dernier en s’avançant timidement, le prince Adam.

— Prince…hm…oui, si vous voulez…sire Adam.

Soudain, il descendit de sa chaise et leur tourna le dos, croisa ses mains derrière et détailla le plafond :

— Ainsi que vous le savez déjà, j’œuvre activement pour rétablir une certaine…hm…entente entre nos gens. J’entends par là, entre les habitants de La Franche et de ses dépendances et ceux de Chateaubourg et surtout…de…hm…Fortmage et son Académie.

Il s’interrompit, glissa un œil discret vers son auditoire, puis sourit, satisfait. Ædrian eut alors l’évidente conviction qu’il n’y voyait rien : Renart ne pouvait s’empêcher de faire le pitre et singeait leur hôte.

— Ainsi que vous le savez déjà…hm…comme…c’est pour cela que je vous ai convié ici. Enfin, pas vous, ce devait être Cassadre et son magicien…comment s’appelle-t-il déjà ? Hm…Grolimar ? Oui ! c’est ça ! Grolimar ! Mais bon, tant pis, nous ferons avec. Ainsi que vous le savez déjà, j’ai décidé de réinstaurer, cette année, un évènement qui avait disparu depuis la seconde purge : La Fête des Moissons. Ce sera l’occasion de réconcilier nos gens, hm…mes gens, avec la magie. Car ainsi que vous le savez sûrement déjà, aujourd’hui est le plus long jour de l’année. C’est pour cela que nous annoncerons, tout à l’heure, l’ouverture des festivités. J’ai préparé un petit discours, et vous, vous resterez à mes côtés, afin que les citoyens voient que nous savons nous entendre.

Il se tut et se tourna vers son auditoire, empreint de complaisance, puis son ton se fit soudain hautement plus sérieux :

— Notre contrée a déjà trop soufferts de nos rivalités stupides. Les guerres ont ravagé ces terres et nos aînés qui les ont initiés sont morts, désormais. C’est pour cela qu’il est temps d’enterrer ces vieilles rancunes pour construire l’avenir de nos enfants.

Bien qu’il semblât attendre une réponse, Marlo laissa un temps de silence avant de répondre :

— Je suis de votre avis. Nos jeunes générations n’ont pas à souffrir des problèmes que nos aïeux ont éveillés pour elles.

— Vous m’en voyez ravi ! Maître ne…hm…maître Brando !

— Marlo, sire bourgmestre.

Sur cette entrevue, ils quittèrent l’hostel de ville. Marlo s’égayait : il passa une brassée à Renart mais lâcha quelques rires à ses plaisanteries.

— Néanmoins, précisa-t-il tandis qu’ils s’en retournaient à l’auberge, méfiez-vous. Si le bourgmestre Villemond nous est favorable, ce n’est pas le cas de tous. La Franche entretient des liens commerciaux avec Bourgvallé et les habitants de la vallée sont plus hostiles. Ceux de la vallée ont beaucoup souffert, et ses habitants ont la haine tenace. Ne frayez pas avec n’importe qui. D’ailleurs, ne parlez à personne. J’espère que l’histoire de la veille vous a servi de leçon.

— Quelle histoire ?

Marlo fronça les sourcils :

— Tu sais très bien de quoi je parle.

À vrai dire, Ædrian n’en savait rien. Il avait quelques souvenirs épars, mais sa nuit se résumait à trop peu de sommeil et à un rêve vague d’orgie fiévreuse.

Ils devaient rejoindre le bourgmestre devant l’hostel de ville en début d’après-midi. Ils mangèrent frugalement et Ædrian s’éclipsa aussitôt qu’il eut terminé.

Il errait à l’étage, cherchant le chevalier qu’il n’avait pas aperçu dans la salle commune quand Adam lui tomba dessus.

— Ædrian, je dois te parler.

Ædrian grommela :

— Je ne me souviens pas de ce qu’il s’est passé hier.

— Ce n’est pas à propos de cela, Ædrian. Tu devrais parler à Renart.

— Quoi ?!

Adam mordillait sa lèvre inférieure.

— L’autre jour, Ædrian. Tu aurais pu…le tuer.

Il s’en souvenait : il avait voulu faire du mal à Renart. Mais le…tuer ?

— Renart est un crétin, il ne comprend rien à la magie qu’il pratique à peine. Pourtant, ce jour-là, moi j’ai vu quelque chose. Tu as cédé à la colère.

— Je n’aurais jamais…

— Cela est grave, Ædrian. Marlo est inconscient et Jolimar n’aurait jamais dû te laisser venir avec nous.

— Mais pour qui tu te prends ?!

Adam souffla, sa main s’approcha de l’épaule d’Ædrian mais il hésita au contact, la retirant avant de le toucher. Il baissa la tête, ferma les yeux et inspira :

— Je te parle en ami, je parle aussi pour Renart : il est ton ami. Tu détiens de puissants pouvoirs, Ædrian, mais cela implique aussi une grande responsabilité. Tu as en toi une force destructrice. Tu peux être…une arme.

— Qu’est-ce que t’en sais, toi ? cracha Ædrian, t’es même pas magicien.

Adam rougit et mordit sa lèvre. Ædrian regrettait déjà ses paroles mais c’était trop tard.

— Je…

— Non, tu dis vrai : je ne suis point magicien. Mais, vois-tu, Ædrian, moi j’observe. Renart, lui, ne sait guère que tu aurais pu le tuer. C’est ton ami. Il devrait le savoir. Les amis s’excusent et savent se pardonner leurs…faiblesses.

Adam partait, il allait redescendre lorsqu’il se retourna :

— Détester est aisé, comprendre l’est moins. Ce peut être douloureux.

Ædrian écarquilla les yeux :

— Je…ne te déteste pas.

— Qu…quoi ? Ce n’est point mon propos. C’est de toi dont je parle.

— Hein ?

Mais Adam disparaissait dans l’escalier, peut-être ne l’entendit-il pas. Du moins il ne réapparut pas. Ce fut Renart qui trouva Ædrian prostré, dans l’immobilisme où Adam l’avait laissé, des questions plein la tête :

— Æd ? Tu viens ? Adam m’a dit que t’étais là.

Renart écarquilla les yeux :

— Æd ? Qu’est-ce tu fous ?

— Qu’est-ce que tu penses d’Adam ?

— Adam ?! Je pense qu’il pète plus haut que son cul. C’est souvent un sale con.

— Il n’est sûrement pas con…

— Hein ?! Non il est pas con, j’ai juste dit que c’était un sale con. Mais…je croyais que tu le détestais.

Ædrian ne détestait pas Adam. Adam était mature, juste et réfléchi. Adam était investi, il l’avait empêché de faire mal à Renart. Il parlait peu, mais trouvait toujours les mots justes. Ædrian ne détestait pas Adam : il enviait Adam.

Ædrian dévisagea Renart. Il savait qu’il avait souhaité lui faire mal. Adam disait sûrement la vérité : il avait voulu le tuer. Il aurait pu le tuer. Il devait le lui dire, s’excuser. Renart comprendrait. C’était son ami. Les amis merdaient parfois, mais ils se pardonnaient aussi. Ædrian entrouvrit la bouche. Des larmes collaient le coin de son œil… Renart comprendrait, c’était son ami…

— Æd ?! Qu’est-ce que t’as ?!

Ædrian essuya ses yeux.

— Oui, allons-y, dit-il.

La foule noyait les rues comme l’eau dans une fourmilière. Ils frayèrent jusqu’à l’hostel de ville où attendait une escorte. Villemond se faufila entre les gens d’armes, un jeune homme à ses côtés.

— Mon fils, Jean de Villemond, l’introduisit-t-il.

— Enchantés, messires, minauda Jean, s’inclinant.

En posant son regard sur Jean, Ædrian lui trouva un air prétentieux. Ses cheveux blonds trop bien coiffés, son costume bourgeois, ses gestes maniérés et son allure impeccable…tout son être le mettait mal à l’aise. Lorsqu’ils se rencontrèrent, Ædrian se détourna aussitôt, ayant seulement le temps d’apercevoir un sourire en coin.

La procession longea la grand-rue dans la liesse. Partout on accueillait le bourgmestre avec joie, au son des trompettes et des tambourins, de sifflements et de braillements gais ; et lui saluait en souriant. Au bord de la route, des auvents coloraient la rue, d’où flottaient des odeurs diverses : parfums exotiques et effluves de viande rôtie ; on se pendait aux fenêtres où l’on agitait des étoffes colorées, certains encore jetaient des poignées de graines et de fèves. La Fête des Moissons enfiévrait la cité.

Ædrian observait Jean, qui marchait devant, près de son père. Contrairement à celui-ci, le peuple ignorait Villemond fils. Jean avançait la tête haute, les épaules droites. Son dédain pour les gueux était à peine masqué : dès que ceux-ci s’approchaient, il s’écartait avec un mouvement affecté.

Accompagnés par un cortège citadin, ils débouchèrent sur une large place où grouillait une foule immense. Au centre, l’on avait dressé une estrade que gardaient des soldats. Nul n’osait s’y risquer : les manants respectaient la distance imposée par les vouges. La populace s’écarta devant eux et la procession rejoignit la plateforme, les huit sergents d’armes se disposant derrière, en éventail avec le corps personnel du bourgmestre.

D’ici, ils dominaient la place, derrière laquelle s’étalait des maisons qui s’élevaient comme des tours. Dans l’horizon, Ædrian voyait se dessiner des sommets coiffés de nuages. Des musiciens de rue donnaient de la voix et une cacophonie bruyante régnait dans cette clairière urbaine. Ædrian, mal à l’aise d’être ainsi exposé, se dandinait et scrutait. Son ventre se noua : il se sentait étrangement vulnérable.

Il surprit alors une parole de Villemond, glissée à un garde proche :

— Surveillez la foule, préparez-vous à réprimer toute éventuelle émeute.

L’homme hocha la tête et descendit. Ædrian l’observa, passant le mot aux soldats. Une pensée le traversa : un seul mouvement de cette multitude suffirait à les noyer. Mais la foule semblait mesurée. Les citoyens les plus bruyants ne faisaient que chanter. Renart frétillait et Mirabelle souriait tandis qu’Adam se sublimait de charisme : l’air amène, son armure s’incrustait de l’or du soleil.

D’un geste de la main, Villemond requit le silence et les dernières braillées s’éteignirent. Seuls quelques murmures parcouraient encore la foule. On s’interrogeait sur la présence de ces « chevaliers ».

Soudain, Ædrian se troubla. Au milieu des citoyens, il avait isolé une silhouette étrange : son visage se masquait sous un turban et il s’enveloppait dans des vêtements amples d’une mode étrangère. Pas une once de peau ne dépassait, seulement le contour de ses yeux dont le teint semblait sombre, presque noir. Lorsque leurs regards se croisèrent, Ædrian frissona.

— Habitants de La Franche, commença Villemond.

Ædrian fut happé par la prise de parole du bourgmestre, et lorsqu’il chercha l’individu, il ne le trouvait plus.

— Habitants de La Franche, de ses dépendances et hm…d’ailleurs. Fermiers, pêcheurs, artisans, nobles et soldats ; hommes, femmes, enfants ; comme vous le savez déjà, vous êtes rassemblés en ce jour pour inaugurer notre première Fête des Moissons. Citoyens d’ici, habitants d’ailleurs, nous entrons dans une nouvelle ère.

Plus un bruit ne rompait. Les derniers chuchotements s’étaient tus.

—Souvenez-vous : il y a seulement quelques décennies s’implantait un comptoir de commerce entre Fortmage et Bourgvallé. La région était alors en bouleversement et la Fête des Moissons n’était plus célébrée depuis le commencement de…hm…du terrible conflit qui a ravagé nos terres. C’était il y a tout juste cinquante ans et ce comptoir de commerce, c’était ce qui deviendrait La Franche !

Au terme de « Fortmage » naquit un râle mais Villemond continuait :

— Si notre cité prospère à ce jour, c’est grâce à vous ! Je suis fier d’être votre bourgmestre et me réjouis des auspices que cette célébration présage. Cette époque est belle, ne trouvez-vous pas ? Nos terres regorgent de blé et nos rivières se remplissent de poissons. La Franche est une cité où il fait bon vivre et qui se dirige vers un avenir radieux, grâce à l’essor de ses métiers et de ceux les exécutant à la perfection, avec art et manière. Nous avons sué dur, pour bâtir cette cité et en faire l’endroit de paix qu’il est désormais… Hm…

Villemond rajusta ses binocles et eut un hochement de tête entendu avec Marlo. Il leva les bras pour réclamer le silence et clama :

— Hm…c’est pour ça qu’aujourd’hui, hm…je souhaite enterrer définitivement les griefs qui ont sciés nos peuples. C’est pour ça, qu’aujourd’hui, j’ai hm…j’ai invité les représentants de Fortmage, afin que nous puissions entrevoir et œuvrer pour une paix durable et salvatrice à notre cité et à cette bonne vieille terre qui nous nourrit.

Villemond s’était tu, balayant l’assistance du regard.

— Surveillez les toits, glissa discrètement le bourgmestre.

Ædrian s’étonna. Un malaise grandissait et lui nouait l’estomac, mais la foule agitée semblait largement contenue. Seuls quelques phrases désagréables fusaient, de trop loin pour que l’on puisse apercevoir ceux qui les prononçaient.

— Hm…c’est pour cela que…hm…j’ai convié maître Marlo de Fortmage, ainsi que le fils de dame Cassadre, représentant officiel de la régente de Fortmage et de Chateaubourg. Ils sont venus célébrer le lancement de cette Fête des Moissons pour faire montre de toute la bonne volonté qu’ils ont de rétablir nos voies de commerce et l’entente cordiale qui a autrefois existée entre nous. Hm…je vais maintenant les laisser s’exprimer.

Villemond se retira vers ses gardes. Un projectile s’écrasa devant l’estrade. Puis un autre. Les gardes menaçaient de leurs vouges et la foule recula en grondant.

Ædrian observait ce manège avec inquiétude. Il commençait à être préoccupé : l’avait-on vraiment fait venir pour une simple mission diplomatique ?

Adam s’avança, bombant le torse. Marlo le surveillait avec une vive inquiétude.

— Citoyens de La Franche et d’ailleurs, scanda Adam, faisant taire toute rumeur.

Ædrian s’étonna de ce que dégageait le jeune homme, sanglé dans son armure princière. Il s’étonna aussi de l’assurance de sa voix, lui qui n’aimait pas prendre la parole le faisait pourtant avec aisance devant une foule d’inconnus.

— Je suis ici pour vous faire part de ma conviction : vous et moi sommes faits pour nous entendre. Je ne parlerai pas au nom de la reine ma mère mais je vous dis cela : votre peuple est comme le mien, vos enfants sont les miens ; vos problèmes, aussi. Nos ancêtres ont souhaité nous léguer une terre aride et inféconde, ils ont détruit ce qu’ils avaient construits pour créer de nouveaux murs ; des murs entre nous, des murs pour s’y cacher et haïr ceux qui se trouvent derrière. Ils n’ont jamais pensé à nous, alors oublions les, eux et leurs mésententes, eux et leur égoïsme stupide et destructeur ; eux et leurs guerres.

Le silence. Le discours d’Adam faisait vive impression. Tandis qu’il reculait, Marlo s’avança, suivit de Renart et Mirabelle. Ædrian les imita.

— Je ne crois pas avoir grand-chose à ajouter, commença Marlo, notre prince a tout dit. Néanmoins, sachez que l’Académie condamne les agissements de ses anciens, et que…

Il s’interrompit. Des projectiles s’écrasaient plus près d’eux. Les gardes en bas peinaient à repousser les premiers rangs, poussés par ceux de derrière. Était-ce à la mention de l’Académie ? Peut-être. Marlo tournait la tête en trépignant.

— Reculez, chuchota-t-il. Aussi lentement que vous le pouvez, et discrètement.

Le bourgmestre s’agitait aussi. Un mouvement dans la masse la bougeait inexorablement.

— Mort aux sorciers !

Après ce premier slogan, hurlé, lui suivirent d’autres.

— Réprimez ça, immédiatement, grogna Villemond, un timbre effrayé dans la voix.

Soudain, il se passa quelque chose.

— PROTÉGEZ LE BOURGMESTRE !

La foule se ruait contre l’estrade en hurlant, balancée d’un mouvement confus. Il y eut un sifflement. Suivit d’autres. Ædrian, bousculé, tomba dans une cohue de jambes. Un coup derrière la tête l’envoya au sol. Des images et des cris. Il se redressa en s’accrochant à la sangle d’une armure : le garde jeta un œil inquiet, avant de s’éloigner vers un escalier latéral.

La soldatesque formait une barrière devant l’estrade. Ils repoussaient à coup de vouge la masse qui s’écrasait contre la pointe des armes en gémissant. Les premiers rangs se déversaient contre la scène. Des hommes hurlaient en voulant s’extraire, possédés par ce mouvement de masse. Près de l’un des escaliers, deux sergents peinaient à contenir des bougres qui essayaient de grimper, brandissant faucilles et couteaux.

Ædrian chercha des yeux ses compagnons mais sentit une pression sur sa cheville : à ses pieds, un jeune garde gémissait, une flèche fichée sous l’armure.

— Ils sont sur les toits !

Ædrian leva les yeux. Il distingua des silhouettes, couchées sur les tuiles. Tout n’était que bruits et violence. Il sentait l’étreinte du mourant. Il l’entendait implorer : il priait Ædrian de le sauver. Il se vidait. Ædrian restait paralysé. L’odeur du sang creusait ses narines ; s’y mêlaient des relents de merde.

Une vive douleur.

Il porta sa main à son épaule et tomba à genoux.

Il saignait.

La pression sur sa jambe se relâcha. L’homme gisait, le visage tourné vers le ciel nu, la bouche tordue dans son dernier rictus. Ædrian chercha ses compagnons. Personne. Un choc suivit d’un râle : un garde s’écroulait. Un type dagué s’avançait, le visage rouge de haine, le bras ensanglanté. Les soldats reculaient, l’un buta contre Ædrian.

— AVEC MOI !

L’élan écrasa le vilain, Ædrian eut le temps d’imprimer son expression : celle de la mort. Une lignée de soldat enfonçait la foule, taillant à coup d’épée. Ædrian se releva, mais la douleur déchirait son épaule.

Il hurla.

Il pénétra le Magemonde et se promenait dans la plaine. Il voyait les arbres s’envoler aux portes du ciel.

Un réflexe le détourna et le couteau n’entailla que son bras.

— Ahhhhhhh !!

Ædrian fixa son agresseur avant qu’il frappe de nouveau. L’herbe à ses pieds jaunissait tandis que dans ce monde, le rustre lâchait son arme, portant ses mains à sa gorge. Sur son visage se mêlait incompréhension et terreur. Ædrian sourit, l’autre mourait.

Il avisa les toits. Il s’enfonçait dans les profondeurs, où l’herbe était de feu. Il puisait dans ses forces et une ombre géante allongeait son bras comme des griffes géantes, le spectre sourit et l’emporta dans les flammes.

Ædrian hurla et le sol rugit.

Puis rien.

Ædrian fut réveillé par la fièvre. Il toussait. Tout était noir mais on s’agitait. Sa bouche était pâteuse : obstruée de glaires sanguinolents.

— Ce n’était pas…je n’y suis pour rien…je…

— On a retrouvé des armes, sur les cadavres. Manufacturées à Bourgvallé.

— Les agitateurs venaient sûrement de là-bas… Je ne comprends pas comment ils ont pu entrer…je ne comprends pas comment ces assassins ont pu entrer…

— C’est trop tard pour les regrets, Villemond.

— C’est le bordel, dehors, faut s’tirer.

— Rorefrik, rassemble les hommes, maintenant !

— Hm…vos chevaux sont là. Vous…vous…vous devriez attendre…la nuit. Ce ne serait guère prudent de sortir maintenant. Je vous ferai escorter aux portes. Vous devez quitter La Franche cette nuit…nuit je…je n’ai aucun contrôle.

— Il se réveille !

— Mon épaule… gémit Ædrian.

— Tu as été touché. Un carreau a fracturé l’os, mais rien de grave. Mirabelle a fait le nécessaire pour tes blessures mais elle ne peut rien pour le reste. Tu as puisé dans tes réserves…j’espère que tu pourras chevaucher cette nuit.

Il entrouvrit les yeux. Il distinguait Marlo se pencher, le front humide, mais les images étaient voilées.

— Nous allons partir le plus vite possible. Dehors, c’est l’enfer.

— Il y a une poterne derrière, nous vous ferons sortir par là-bas.

Il aperçut Mirabelle, penchée sur un homme qui respirait à peine, gorgé de sang. Ædrian accrocha le regard de son amie : ses yeux se buaient de larmes, elle était désespérée.

— Q…qu’est-ce qu’il s’est passé ? hoqueta-t-il.

— De très mauvaises choses.

Marlo tourna la tête vers Villemond :

— Ça va rapidement devenir le chaos, ici.

— Ce…ce…c’était Saylomen ? glapit Villemond.

Marlo baissa la tête.

— Adam, dit-il, prépare-toi. Nous partons.

Ædrian remarqua enfin Adam : tapi dans un coin, recroquevillé sur lui-même, les bras autour de ses genoux ramenés sur son torse. Il tremblait en pleurant.

— Le jeune Berth s’est fait piétiner devant ses yeux…

Ædrian fouilla la pièce et eut soudain un haut-le-cœur :

— Et Renart ?

Un jeune homme en armure survint, tremblant et suant :

— Les émeutiers attendent devant l’hostel sire bourgmestre, ils réclament qu’on leur livre les…sorciers.

Villemond suppliait Marlo de ses yeux :

— Ce…c’était lui, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que vous me chantez Villemond ?!

— Tout est prêt, signala Rorefrik.

— Alors partons. Ædrian, tu pourras chevaucher ?

— Et Renart ?

— Je…je…ne sais pas où il est, sanglotait Mirabelle.

— IL EST MORT !

Adam s’était levé, le visage rouge de colère et de larmes.

— Je l’ai vu, il est tombé à côté de moi ! Un carreau lui a crevé l’œil, il est mort sur le coup ! J’ai encore des bouts de cervelle sur mon armure ! Nous n’aurions jamais dû venir ici ! Vous n’auriez jamais dû venir avec nous ! C’était une idée stupide !

— Renart ne…

— On s’en va, conclut Marlo.

Il força les adolescents à le suivre et ils serpentèrent, guidés par des gardes, jusqu’à une poterne où les attendait un soldat et des chevaux.

Et dans la nuit, ils quittèrent cette cité maudite.

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