Le claqu'o'matic (1)
Extrait numéro cinq.
Autobiographie de Baptiste Lanais.
Écrit le 14 juillet 2017.
Les premières semaines avec Constance se révélèrent éprouvantes. Entre les visions d’horreur qui me plongeaient dans un état de frayeur clinique, les médicaments que je m’enfilais comme des bonbons et le déferlement de violence de ma tutrice qui tentait de me faire rentrer dans le rang, je vivais sans doute la pire période de ma vie.
Ou même de mon existence.
Il lui aura fallu environ trois mois pour briser mes sursauts de rébellion.
Je me souviens d’un repas, en particulier. Une jardinière de légumes sans saveur et son steak de semelle à la sueur. Pour Constance, une assiette devait toujours être terminée, quelles que soient la quantité et la qualité, mais ma tutrice n’était pas sadique pour autant. Ses repas étaient toujours en quantité limitée et raisonnable, juste ce qu’il fallait pour remplir l’estomac, et ses tentatives de cuisine représentaient simplement ses qualités de cheffe.
J’ai croisé ce regard d’appréhension et de curiosité mêlées un nombre incalculable de fois tandis que j’enfournais sur mes papilles, une bouchée d’un plat qu’elle avait préparé. Elle y mettait une pincée de cœur, elle n’était juste pas douée.
Ce jour-là, son plat était infect.
La viande trop cuite, les légumes pas assez et le tout baignait dans une sauce aux relents d’acidité désagréable. Après trois bouchées, je posai délicatement ma fourchette près de l’assiette, sur un repose-couvert prévu à cet effet. D’un geste minutieux et maîtrisé, je me saisis de ma serviette avant d’essuyer ma bouche, sans oublier les commissures des lèvres. Je repliai ma serviette, précisément, avant de me racler la gorge et de m’adresser à ma tutrice.
— Madame, bien que votre repas soit délicieux, je souhaiterais sortir de table. Pourrais-je, s’il vous plaît, être simplement privé de dessert plutôt que de subir la punition habituelle ?
Face à moi, le visage de Constance se releva. Tout comme mon thérapeute, elle possédait deux grandes cornes, mais les siennes ressemblaient à celles d’un taureau, longues, effilées et d’une certaine grâce. Son visage, lui, s’éloignait complètement du bovin pour s’approcher du lézard, voire du dragon. Recouvert d’écailles sombres, il se fendait de deux yeux aux couleurs changeantes. Tantôt verts, tantôt bleus, ils prenaient des teintes rougeâtres lorsque la colère s’invitait.
La vue de ce monstre me fit paniquer, alors je baissai les yeux et me concentrai sur ses mains. Elle joua les mêmes gestes que ceux que je venais d’accomplir, mécanique bien huilée que j’avais évidemment copiée.
Fourchette posée sur le repose-couvert.
Serviette dépliée.
Bouche essuyée.
Serviette pliée.
Je sentais le poids de ses yeux attentifs sur moi, mais je me refusai à la regarder. Elle se racla la gorge. Lorsqu’elle prit la parole, mon cœur s’emballa.
— Baptiste, à chaque repas, tu finiras ton assiette. Qu’importe la qualité. Qu’importe la quantité.
J’observai quelques secondes son steak immonde, une boule dans la gorge. Les mots qui s’échappèrent de ma bouche, ensuite, étaient hachés et éraillés.
— Madame, je suis navré, mais ce n’est vraiment pas bon.
— Je comprends, Baptiste, répondit-elle simplement. Je te présente mes excuses pour mes piètres talents de cuisinière.
Je relevai la tête pour observer son visage.
Ses yeux étaient rouge sang.
La couleur de la violence.
Un sanglot involontaire s’échappa tandis que je reportai mon attention sur mon assiette.
Elle s’en aperçut, bien sûr.
Constance se leva, bien décidée à appliquer ma peine, alors je repris ma fourchette en main, piquait dans un morceau de viande et le mâchait longuement, les yeux en larmes.
Elle se rassit, hésitante.
Plus je mâchais, plus ma langue s’asséchait, et plus cette viande devenait abjecte. Son horrible goût tournoyait dans ma bouche, infecte, vomitif, jusqu’à ce que je n’en pusse plus et recrachai le tout dans mon assiette.
— Tu le remets dans ta bouche et tu avales.
Le ton de sa voix était sans appel, sans compromis.
Je secouai la tête.
— À chaque repas, tu finiras ton assiette. Qu’importe la quantité. Qu’importe la qua-li-té.
Elle insista sur ce dernier mot, détaillant chacune des syllabes.
— Non, Madame. Quand je vivais chez mon père, s’il ratait son repas, on commandait une pizza et on jouait aux jeux de société en attendant le livreur.
— Regarde-moi bien.
Son ton demeurait calme, mais rien qu’à l’idée d’observer son visage monstrueux, mon cœur s’emballa de nouveau, terrorisé. Mon dernier ersatz de rébellion s’exprima alors de manière inattendue.
— Non, madame. Vous n’êtes ni ma mère, ni mon père. Vous n’êtes rien.
Une main claqua sur la table et Constance vociféra mon prénom.
Elle se leva et quitta la pièce quelques instants, au son de sa canne qui claquait contre le carrelage. Elle me laissa seul, à contempler la semelle qui me servait de repas. J’entendais les battements de mon cœur jusque dans mes oreilles, car je pressentais que la correction qui s’annonçait allait être difficile à encaisser.
Et je ne me trompais pas.
Quelques minutes plus tard, le poc! régulier de sa démarche m’alerta de son retour. Elle débarqua dans l’entrebâillement d’une porte, une ceinture à la main, un regard purpurin déterminé qui lui barrait le visage. Elle se tint là, face à moi, caricature de taureau boiteux prêt à charger. L’espace d’un instant, je crus reconnaître l’agresseur de mon père, mais c’était impossible. Un homme l’avait tué. Ce ne pouvait être Constance.
À moins que mes souvenirs de cette nuit atroce n’aient été altérés par la violence du choc. Physique et émotionnel.
Lorsqu’elle s’approcha, je me levai dans l’objectif de décamper loin de sa fureur, mais, tandis que je me retournai pour m’enfuir, quelque chose s’accrocha à ma cheville. Je trébuchai en reconnaissant cette satanée canne et m’effondrai sur le ventre. J’eus à peine le temps d’essayer de me relever que l’extrémité de sa jambe de bois se plantait entre mes omoplates.
La douleur fut si violente que je poussai un cri atroce en me débattant, mais plus je remuais, plus le calvaire s’intensifiait. Bientôt, à cette piqûre se joignirent les claquements de la ceinture qui fouettèrent mon dos et mes fesses, alternativement. Dix coups pour tout le monde. Pas de jaloux. Une fois la punition administrée, la canne me libéra et sa propriétaire s’en alla ranger l’outil de torture.
Je me relevai, m’aidant du rebord de la table. Mon dos était un magma insupportable, mais je voulais juste m’enfuir dans ma chambre avant son retour. Je titubais en direction de l’escalier, lorsque la voix de Constance tonna derrière moi.
— C’est l’heure du repas. Où est-ce que tu crois aller ?
Immobile, je pleurai sans lui montrer, ravalant le bruit de mes sanglots.
— Tu crois que je prends plaisir à faire ça ?
J'acquiesçai d’un signe de tête, quitte à risquer une nouvelle fournée de coups de ceinture.
— Rappel : lorsque je te pose une question à laquelle j'attends une réponse positive ou négative, tu répondras Oui, madame ou Non, madame.
— Oui, madame ! hurlai-je. Je crois que vous prenez du plaisir à faire ça.
Evidemment, mon cri de détresse dévoila mes larmes.
— Je t'apprends la rigueur. L'honnêteté intellectuelle. ça me rend triste de faire du mal à un enfant. Alors fais en sorte que ça ne soit pas pour rien. Pense à la douleur, imprègne-toi de la douleur. Et la prochaine fois que tu veux bafouer une règle, rappelle-toi de ce que ça provoque. La honte. L'humiliation. Tout ça, ça te servira. Là-bas, dehors, le monde est cruel. Et si tu sors des clous, tu subiras bien pire que ce que je te fais, mais au moins tu y seras préparé.
Je me tournai vers elle, le visage couvert de larmes. Je savais que si je ne mangeais pas dans la minute qui suivait, elle ne serait sans doute pas contre un deuxième round.
Je m’installai à table, derrière mon assiette, avant de fourrer une nouvelle bouchée de mon repas au fond de mon gosier. Constance me sourit, et mon esprit d’enfant s’imagina qu’elle le fit avec tendresse.
Depuis ce jour, pas une seule semelle infecte n’est restée dans son assiette. Toutes les sauces dégueulasses ont été raclées avec un bout de pain, tous les légumes trop cuits avalés avec envie. S’il eut été approprié de lécher son assiette pour la débarrasser d’une tache un peu trop collante, je m’y serais attelé de bon cœur.
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