Le claque'o'matic (2)
Le temps passa à une vitesse folle, après ça, et ce qu’il y a de bien avec le temps, c'est qu’il gomme les horreurs et nous laisse redessiner par-dessus. Bien évidemment, il reste toujours de vieux traits trop insistants qu’il n’a pas su effacer, mais quand on regarde de loin, on ne les voit même plus. Il faut s’approcher, se pencher sur les souvenirs pour se rappeler ce que le temps a masqué.
J’appris à respecter scrupuleusement les règles de Constance et, de ce fait, les violences ont cessé. Malgré son évidente folie, ma tutrice respectait ses propres règles. Je crois que, pour Constance, elles étaient une bouffée d’oxygène dans un quotidien trop oppressant. L’un de ses impératifs, d’ailleurs, implicite ou peut-être juste muet, était de ne jamais s’attacher, comme si les liens tissés clouaient au sol plutôt que de nous faire avancer.
Pourtant, un soir, après le rituel chronométré de la toilette et du pyjama, je m'installai dans mon lit et Constance débarqua aussitôt, un livre à la main. Sa canne claqua sur le parquet tandis qu’elle s’approchait, un sourire aux lèvres. Tant bien que mal, elle se pencha pour s’asseoir à côté de moi et s’affaissa dans mon lit, un peu gauche. Elle me tendit l’ouvrage, comme une bible sacrée, un éclair de fierté dans les yeux. Une vieille édition des Voyages extraordinaires, de Jules Verne.
— Il est à toi.
J’observai Constance, d’un regard tout aussi inquiet qu’enjoué.
— Eh bien, prends-le donc, insista-t-elle. On ne refuse pas un cadeau, quand bien même il ne nous plait pas.
— Il me plait, Madame, répondis-je en m’emparant de l’objet.
Je me souviens avoir pensé que c’était un très vieux livre. Avec le recul, aujourd’hui, je pense qu’il s’agissait d’une très ancienne édition, sans doute l’une des premières. La couverture cartonnée, d’un bleu pétant, était incrustée d’un liseré or qui dessinait un logo surmonté du titre. Je l’ouvris et tombai sur une première histoire : Cinq semaines en ballon, voyages de découverte en Afrique.
— J'apprécie tous les efforts que tu fais, dit-elle. Le respect des règles, c’est le respect de la vie, le respect des autres et, bien plus important, le respect de soi-même. N’es-tu pas fier de réussir là où, avant, tu échouais ?
— Oui, Madame. Je me sens beaucoup mieux, maintenant.
Une main me tapota la jambe, bienveillante.
Ce fut-là le premier contact physique dénué d’hostilité qu’elle m’adressait depuis que je l’avais rencontrée.
— Pour tous tes efforts, tu mérites bien ça. Je suis sévère, mais sache que je serai toujours juste. J’espère que tu prendras tout autant de plaisir que moi, lorsque mon père me l’a offert. Ce sont de belles histoires. Frivoles, certes, et parfois bien trop aventurières, mais à ton âge, ces histoires stimulent l’imaginaire.
— Tu l’as lu quand tu étais petite ?
Le regard qui me tomba dessus me rappela immédiatement à l’ordre et je réitérai ma question, de manière appropriée.
— Vous lisiez ce genre d’histoires quand vous étiez petite ?
— Tout à fait. Et j’avoue même avoir apprécié.
Elle sourit. Son visage écaillé se drapa d’un embryon de gêne qu’elle ravala aussitôt.
— Vous aimeriez le relire avec moi ?
— C’est à dire ?
— Vous pourriez me lire l’histoire ? Après l’avoir intégré au rituel du soir, bien évidemment, pas aujourd’hui.
Elle hocha la tête.
— Je pourrais. En revanche, tu m’as bien fait comprendre que je n’étais ni ton père, ni ta mère. N’attends donc pas de mois que j’agisse comme tel. A dix ans, tu es bien assez grand pour lire toi-même.
Avec difficulté, elle agrippa sa canne et s’appuya dessus pour se relever. Elle grimaça de douleur, mais finit par se redresser complètement avant de prendre la direction de la porte.
— Madame, je n’aime pas du tout quand vous me faites du mal, alors parfois, je dis des choses que je ne pense pas. Je n’ai plus de famille, c’est vrai, mais je vous ai vous. Et je vous remercie de prendre soin de moi.
Elle s’était arrêtée à mi-chemin pendant que je parlais, sans se retourner.
— Ton père était ce qu’il était. Ta mère, elle, est partie bien trop tôt. Je ne t’abandonnerai jamais, Baptiste. Que tu m’aimes ou que tu me détestes. Je ferai ce qu’il est nécessaire de faire pour que tu sois prêt à affronter la vie. Les sentiments que tu me portes n’entrent pas en ligne de compte. Je le répète : à dix ans, tu es bien assez grand pour lire toi-même.
— Vous avez raison, madame, marmonnai-je, mais le lire en famille, c’est plus agréable.
Toujours sans se retourner, elle réajusta sa position en claquant sa canne sur le bois.
— Toi et moi, Baptiste, nous n’avons plus de famille.
Elle boita, franchit le seuil de la porte et m’annonça une dernière chose.
— A partir d’aujourd’hui, j’ajoute trente minutes à ton rituel du soir. Elles te permettront de lire tous les jours. Lire, c’est très bon pour l’esprit.
Elle se tourna enfin vers moi, me lança son habituel sourire indéchiffrable, puis ferma la porte.
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