Chapitre 9 : À mon meilleur ennemi

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~Alexis Johnson~

Mon téléphone vibra bruyamment sur la table de nuit. Une seule fois, signe que je venais de recevoir un message. Je me retournai, allongeai mon bras et tâtai à l’aveugle pour finalement le saisir. L’écran affichait le même nom depuis plusieurs jours déjà, celui de Lana. Si d’habitude mon cœur s’emballait comme un dingue – ce qui me rendait fou –, aujourd’hui c’était limite s’il se compressait au point de me faire mal… Je soupirai lourdement, reposai l’appareil face cachée sans même lire son contenu. Les vibrations retentirent une seconde fois, puis une troisième. Il pouvait continuer à sonner des millions de fois que ça n’y changerait rien. Enfin… même meurtri, mon cœur crevait d’envie de reprendre mon portable pour lire ce que Lana avait écrit, mais mon cerveau refusait de capituler. C’était toujours un monstre bordel entre ces deux organes : jamais en accord, jusqu’à ce que cette foutue raison finisse par céder !

Mais ça, c’était avant.

Maintenant, il était temps de remettre de l’ordre dans ce merdier sentimental.

J’étais conscient que certaines choses ne se contrôlaient pas, en particulier les sentiments et les réactions chimiques qu’ils provoquaient, mais j’espérais malgré tout pouvoir échapper à la règle. Ma nature perfectionniste me poussait constamment à vouloir tout maîtriser : ma vie, mes émotions, mon corps… C’était d’ailleurs une des raisons pour laquelle je ne buvais pas – l’angoisse de ne plus savoir ce que je faisais, de ce que je pourrais faire – l’autre étant mon émétophobie. Alors, quand le visage de Lana se manifestait dans mon imagination, et que mon cœur se serrait, que mon estomac se nouait et qu’une boule se formait dans ma gorge, ça m’effrayait. C’était effarant, flippant.

Parce qu’être amoureux, c’était se montrer vulnérable. Être vulnérable.

C’était comme s’ouvrir le thorax au scalpel, et prendre le risque de laisser son cœur à la portée d’une main qui pourrait le réduire en miettes en un battement.

Je calai mon bras derrière la tête, fixant un point invisible et inaccessible au plafond, même en tendant l’autre main. Les minutes s’écoulèrent longuement, silencieuses. Je fermai les yeux, puis les rouvris sans même remarquer que le temps s’était prolongé indéfiniment. Je me redressai, glissai mes pieds sur le parquet, mes doigts dans mes cheveux emmêlés. Ma respiration se bloqua un moment, comme si l’air de la pièce avait été aspiré. Pendant plusieurs secondes, tout cessa d’exister. Il n’y avait plus qu’un trou noir de flashbacks néfastes dans mon esprit qui engouffrait ma conscience. Dangereusement, l’amertume se propagea dans chacune de mes terminaisons nerveuses et mon sang commença à brûler. Un grognement m’échappa. La mâchoire crispée, je m’avançai jusqu’à mon bureau, dissimulé sous une tonne de papiers et matériel de dessin éparpillés. Ça semblait si ironique pour quelqu’un qui détestait le bordel – heureusement, le reste de ma chambre était toujours parfaitement rangé.

Il fallait que je gribouille quelque chose, n’importe quoi, tant que ça me permettait d’évacuer toute cette agitation qui se bousculait à l’intérieur de moi. La nicotine m’aurait été plus utile dans un cas comme celui-ci, mais mon paquet était vide.

Seulement, il était trop tard pour désamorcer la bombe.

D’un mouvement brusque, les feuilles virevoltèrent dans les airs et les crayons s’écrasèrent au sol. Les sons se mélangèrent autour de moi, j’entendis tout et rien à la fois. Ma vue se brouilla, ou alors mes paupières s’étaient fermées, mais je ne voyais plus que du noir. Je n’avais conscience de rien. Juste de la rage, la rancœur et la douleur qui fourmillaient au bout de mes doigts, repliés pour former un poing instable et tremblant. J’avais l’horrible sensation de me noyer dans un torrent d’ondes négatives duquel il m’était impossible de remonter à la surface pour reprendre mon souffle. Cet excès de violence ne me ressemblait pas. J’étais colérique oui, mais pas dans les gestes. C’était comme si je succombais à la haine. Une haine assoupie depuis trop longtemps qui venait tout juste de se réveiller… Putain d’émotions à la con !

— Alexis… ?

Doucement, la lumière perça les ténèbres, mais le désarroi persista. Une silhouette se tenait sur le seuil de la porte grande ouverte, sa main agrippée à la poignée, ses yeux me sondant de haut en bas et sa bouille grimaçant d’inquiétude.

Non. Pas elle. N’importe qui, mais pas elle, bordel ! Pas alors que j’étais dans un état aussi pitoyable…

— Alexis, ça va ? Je t’ai entendu crier, ça m’a fait peur… Pourquoi tu pleures ? Tu t’es fait mal ?

Surpris, je passai brièvement mon pouce sur ma joue. Ma peau était effectivement humide. Pourtant, je ne me souvenais pas avoir crié, ni senti mes larmes glisser. Je basculai aussitôt la tête en arrière pour cacher cette faille.

— C’est rien, Aria. T’en fais pas. Retourne dans ta chambre, j’voulais pas t’effrayer.

Je priai intérieurement pour qu’elle le fasse sans poser d’autres questions, mais au lieu de coopérer, je perçus des pas se rapprocher de moi. Ses doigts m’effleurèrent la mâchoire et j’imaginai, au prix d’un effort, qu’elle s’était hissée sur la pointe des pieds.

— C’est pas grave, Alexis. Maman te grondera pas si tu ranges tes affaires. Moi aussi des fois je laisse mes jouets traîner partout et elle est pas contente, mais faut pas que tu pleures pour ça. Je vais t’aider, d’accord ? Comme ça tu te feras pas disputer.

Elle s’accroupit pour ramasser un tas de feuilles, puis les déposa délicatement sur le bureau, sans pour autant s’attarder sur les dessins qui figuraient dessus. Machinalement, je fis de même. Mes tremblements avaient cessé et je me forçai à reprendre contenance. Si Lola prenait son rôle de grande sœur très à cœur, il en valait de même pour moi envers Aria. En tant que grand frère, il était de mon devoir de sécher ses larmes ou encore de l’aider à ramasser ses peluches, et non l’inverse. Elle n’avait pas non plus à s’inquiéter pour moi parce que j’avais honteusement craqué.

Merde, qu’est-ce qu’il venait de se passer ? Comment j’avais pu vriller comme ça ?

Ha, ouais. J’étais… tombé amoureux. De la mauvaise personne.

De celui qui en avait profité pour me faire du tort.

***

Aria attrapa les derniers crayons de couleurs et les remit dans leur boîte. Elle s’épousseta les mains, fière d’elle, puis m’adressa un « voilà ! » accompagné d’un sourire affectueux. Aussi, juste parce que je ne pouvais y résister et que j’en avais clairement besoin, je profitai d’être à sa hauteur pour la serrer dans mes bras si fort qu’elle se mit d’abord à rigoler, puis tenta vainement de s’échapper. Le temps d’un instant, je fus apaisé par son éternelle odeur de barbe à papa, ses cheveux couleur chocolat qui me chatouillaient la peau et ses petits cris perçants.

— Alexiiis ! Tu m’étouffes, lâche-moiii !

— Seulement si tu m’jures de rester ma petite sœur pour toujours !

— Mais j’ai envie de grandir, moi ! Je veux être une grande fille ! Comme maman, comme Lola.

— C’est nul de grandir, Aria.

— Pourquoi… ?

Je la relâchai – un peu à contre cœur, je voulais bien l’admettre – et cherchai à capter son attention au travers de ses grands yeux bruns. J’ouvris la bouche, mais la réponse à sa question ne vint jamais. À la place, j’en posai une à mon tour.

— Aria… tu m’dirais si on t’embêtait à l’école ? Ou à Lola, papa, maman, peu importe. C’est… c’est important de parler de ces choses-là…

Sûrement que mes parents avaient déjà abordé le sujet avec elle, mais c’était plus fort que moi. L’imaginer se retrouver un jour dans une telle situation me labourait les entrailles. Même athée, je prierais tous les dieux de ce bas monde pour que jamais elle ne subisse ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à du harcèlement.

— Non, on m’embête pas. Tu sais, j’ai plein de copines et de copains !

— Ouais, ça j’en doute pas. T’es une personne tellement géniale et gentille que les autres doivent s’battre pour t’avoir comme amie. Mais… ça m’rendrait fou si quelqu’un osait t’faire du mal. Personne n’a le droit de t’blesser, tu comprends ? Promets-moi que si quelque chose ne va pas, tu viens m’en parler direct. J’viendrai t’sauver comme les princes sauvent les princesses, OK ? Quoi qu’il arrive, j’serai toujours là pour toi.

À nouveau, un flux de souvenirs surgit dans ma mémoire par fragments, mais cette fois, il n’y eut pas d’explosion. Le doux contact d’Aria sur mon avant-bras suffisait à me canaliser. Elle ne dit rien, mais je savais qu’elle avait compris le message. Elle était brillante. Pour une fois, je souris le premier. Je lui ébouriffai les cheveux, me relevai. Puis, comme soudain foudroyé, j’osai lui demander une dernière chose, les sourcils froncés et l’air faussement sévère :

— Euh, Aria… Tu m’dirais si t’avais un amoureux ?

— Pff, t’es bête Alexis !

***

~Sacha De Vos~

Dans une main, un briquet avec lequel je m’amusais à faire des étincelles. Dans l’autre, une vieille photo qui captait toute mon attention. Dessus, il y avait deux garçons d’une dizaine d’années environ, peut-être plus. Ils posaient fièrement devant un bâtiment scolaire avec de gros sacs au dos, un sourire jusqu’aux oreilles et leurs doigts formant le « V » de victoire . Même au travers du cliché, on devinait une complicité sans faille. Deux meilleurs amis que rien ne semblait pouvoir séparer.

Je n’avais plus osé affronter le regard de ces deux enfants depuis bien trop longtemps. Je ne les reconnaissais même plus, tant ils avaient changé. Aujourd’hui, ils avaient perdu leur innocence, gagné plusieurs centimètres et renoncé à cette promesse d’amitié éternelle qu’ils s’étaient faite. Ils n’avaient plus rien en commun, que ce soit entre eux ou avec ceux qu’ils étaient devenus. Même en m’y efforçant, je ne parvenais pas à reproduire leurs expressions niaises, mais si sincères à l’époque. Tout était différent maintenant, les raisons de sourire aussi.

Je me demandais d’ailleurs si, à présent, ils étaient encore capables de sourire aussi franchement ? J’étais persuadé que non. Aussi, je savais pertinemment que tout était de la faute de l’un des deux, que l’autre n’y était pour rien... Pourtant, je n’arrivais pas à le pointer du doigt. Je lui cherchais toujours des excuses, même si, de toute évidence, il n’y en avait aucune. Rien ne pouvait justifier le mal qu’il avait causé.

Au fond, j’étais prêt à pardonner à ce gamin de dix ans pour toutes les bêtises sans gravité qu’il avait commises par le passé, mais qu’en était-il pour l’adolescent hostile qui n’avait pas hésité à ternir la réputation de son meilleur ami ?

Peut-être que s’ils n’avaient jamais grandi, que si la vie était restée aussi belle et simple, et que si les sentiments ne s’étaient pas mélangés, rien ne serait allé aussi loin. Il n’y aurait pas eu autant de souffrance, ni de dégâts. Mais il avait fallu que, pour une raison inconnue, l’amour se manifeste et s’en mêle, que pour une raison insensée, l’incompréhension se transforme en dégoût, et le dégoût en animosité. Il avait fallu que tout déraille, que les insultes remplacent les mots, que le respect se change en dénigrement.

Désormais, il y avait comme un vide. Il ne restait que des regrets amers, des paroles qui ne seront jamais oubliées, des pardons qui ne seront jamais accordés. La confiance s’était brisée en mille morceaux, éparpillés au sol, non loin d’un cœur écrabouillé, gisant dans une mare de souvenirs. Le pire était de devoir continuer de vivre avec ça. De faire comme s’il ne s’était jamais rien passé, de nier que quelqu’un avait fini par être blessé émotionnellement et mentalement.

Les actes, peu importait leur nature, entraînaient des conséquences, et tôt ou tard, je savais qu’il faudrait les assumer pleinement.

Et ce jour venait d’arriver...

Dans une main, un briquet duquel dansait une flamme hypnotisante. Dans l’autre, une vieille photo aux coins pliés, déchirés. Bientôt, elles rentrèrent inévitablement en contact. Bientôt, il ne resta plus que des cendres s’écrasant paresseusement à terre.

Tout comme cette amitié que je croyais invincible.

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