Chapitre 10 : A little party never killed nobody

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Deux ans plus tôt…

~Sacha De Vos~

Lorsque la porte d’entrée s’ouvrit, la musique s’abattit aussitôt sur nous comme une pluie tropicale. Une odeur familière planait dans les airs : celle, fruitée, de chicha qui me fit délicieusement saliver. Je souris. Non pas que j’étais dans mon élément – bien que cette ambiance festive ne me déplaise pas – mais les grognements de mon meilleur pote en arrière-plan me faisaient rire. Sans même me retourner, je devinai sans peine son front se plisser, ses bras se croiser sur son buste et sa langue claquer contre son palais. Dans moins d’une seconde, il y avait fort à parier qu’il ouvrirait la bouche pour déverser son exaspération.

— Fait chier ! Lola a encore organisé une de ses beuveries infernales !

Trop prévisible, je le connaissais par cœur.

Je lui fis face, la commissure des lèvres étirée jusqu’aux oreilles, juste pour le narguer. Et puis, ça contrastait si bien avec sa grimace.

— C’est mort pour faire notre soirée film ici. J’vais chercher mes affaires et on va direct chez toi ?

— Ouais, ça me va. Mais… on pourrait pas rester un moment avant de repartir ?

C’était risqué de lui demander une telle faveur, je m’en doutais bien. Mais en réalité, j’avais envie de m’éclater un peu avant d’entamer notre nuit blanche. J’abaissai alors mes paupières et émis une prière silencieuse. Aussi, parce que ce cher Monsieur Tout Puissant qui vit là-haut avait certainement plus important à faire que de réaliser l’impossible, la réponse qui suivit ne me surprit pas.

— Sérieux Sacha ?

— Oh allez, Alex’ ! Juste une heure, deux max’, et après on s’en va. Ça va pas te tuer, non ?

Même avec la sono qui vibrait fort derrière nous, son mutisme réussit à prendre le dessus. C’était comme s’il n’y avait plus aucun bruit, tout à coup. C’était dérangeant et s’il persistait ainsi, je savais que j’allais craquer et abandonner mon idée folle, parce qu’Alexis n’en démordrait pas. Alors, par le pouvoir de persuasion qui m’était conféré, je posai mes mains sur ses épaules frêles. Il ne bougea pas, mais son regard me transperça jusqu’au tréfonds de mon âme. Je le massai à la façon qu’un entraîneur le ferait avec son sportif avant une compétition importante, et avançai mon visage plus près du sien, de sorte à pouvoir lui murmurer mes dernières volontés.

— S’te plaît, mec ! Promis, on dégage avant les douze coups de minuit, comme dans Cendrillon. Juste le temps de saluer ta sœur et quelques invités, se désaltérer avec une ou deux bières, trouver le magicien qui distribue son herbe magique, et on est partis.

Mieux que ça, je ne pouvais pas faire. Je venais d’abattre mon ultime carte : celle qui fonctionnait toujours quand je voulais obtenir quelque chose de sa part. Il entrouvrit sa bouche, laissa s’échapper un mince filet d’air, puis la referma sans qu’aucun son n’en sorte, semblant peser le pour et le contre mentalement.

— Ça veut dire oui ?

J’insistai, le provoquant en enfonçant mes pouces dans le creux près de sa clavicule. Il râla, plus pour la forme, et je sus que j’avais gagné. Il était têtu pour certaines choses, mais dès l’instant où mes mains se posaient sur lui et que mes phrases trouvaient la bonne formulation, la victoire était tout à moi.

Une heure. Un verre. Pas de joint dans ma chambre et t’as plus aucun droit sur le choix des films. Compris ?

— Ouais M’sieur ! T’es le meilleur, tu sais ça ?

***

Autour de moi, c’était l’enfer. Métaphoriquement parlant. On aurait dit que les ténèbres s’étaient engouffrées dans l’appartement pour en faire un purgatoire, où les âmes étaient condamnées à expier leurs péchés en dansant jusqu’à la fin des temps, parmi les flammes ardentes, assaillantes, et les bruits qui éclataient comme des cris de terreur. Je m’étais laissé entraîner par ce rythme endiablé, profitant de ces instants qui me rendaient pleinement vivant. Bien qu’une part de moi mourrait d’envie de passer l’éternité dans ces limbes – si tel était réellement le royaume d’Hadès – l’autre songeait à Alexis. Contrairement à moi, il avait très vite esquivé cette vague de corps qui déferlait dans son salon, comme s’il avait eu peur de s’y noyer, pour s’isoler en paix.

Au fond, je l’admirais pour ça : parce qu’il n’appréhendait pas la solitude alors que moi, elle m’effrayait… Comme si j’avais toujours six ans, comme si je n’avais jamais réussi à surmonter cette crainte après toutes ces années. Elle était toujours là, tapie dans le noir, à guetter le moment opportun pour m’entraîner malgré moi dans ce vide sans fond. Mon véritable enfer. Alors, être entouré – par une, trois ou dix personnes – me procurait un sentiment de bien-être. De sécurité, surtout. Je me sentais invincible…

Après un rapide coup d’œil à l’extérieur, j’eus soudainement envie d’essayer un tour au paradis.

***

Dans le jardin d’Éden, il n’y avait ni Adam, ni Ève succombant à la dangereuse tentation de croquer dans une pomme. Juste Alexis, cet ange déchu qui, à défaut d’avoir des ailes pour se balader dans les cieux, contemplait les étoiles depuis sa terrasse. Le dos voûté, il avait braqué son attention sur le verre suspendu au bout de ses doigts, dont il s’amusait à remuer le liquide d’un mouvement las. La bouteille déjà bien entamée à ses côtés me fit douter sur les dernières paroles qu’il avait prononcées en début de soirée, juste avant de se volatiliser.

Un verre, hein ?

Il n’eut même pas la décence de sursauter, comme pris honteusement en flagrant délit. Il se contenta simplement de stopper son geste mécanique.

— C’est toujours le même…

— Dis comme ça, ça change tout.

Je haussai les épaules, m’assis à quelques centimètres de lui, la bouteille entre nous en guise de rempart. Il but une dernière gorgée et ne tarda pas à se resservir une nouvelle tournée, sans même m’en proposer. Tandis que je suivais avec attention la trajectoire de la liqueur ambrée jusqu’à ses lèvres, les mots se bousculaient dans ma bouche, mais je me forçai à les ravaler. Si Alexis avait besoin de parler, il le ferait de lui-même. C’était la règle.

Lentement, je laissai donc mon esprit, puis l’univers, s’enfoncer dans le silence. Ce n’était qu’une question de temps. Les secondes s’étirèrent longuement, si bien que j’eus l’impression que tout s’était figé, lui et moi y compris. Pourtant, je percevais les battements de mon cœur, si forts, bruyants. À moins que ça n’étaient ceux d’Alexis.

Finalement, l’atmosphère se brisa en mille morceaux, trop fragile pour résister à sa voix grave.

— J’ai raté mes exa’…

— Quoi… ?

« Quoi ? » J’avais toujours trouvé cette réaction idiote, parce que ça donnait l’image d’en être un. Un des pires réflexes qui pouvait exister, alors que la phrase avait été clairement comprise, mais que le cerveau semblait mettre plus de temps à assimiler les éléments. J’avais très bien saisi ce qu’il venait de me lâcher, sauf que la question s’était glissée entre mes lèvres sans que je ne puisse la retenir.

Alexis aurait pu me fusiller du regard, ou même m’insulter – je m’y étais mentalement préparé –, mais à la place, il se contenta de terminer son verre et de fixer l’horizon.

— Ouais. Faut croire que j’suis pas assez bon pour rentrer à l’école d’art…

J’entendais le hurlement qu’il contenait à l’intérieur de lui, et voyais la désillusion au fond de ses yeux. Ça ne lui ressemblait pas, comme se dévaloriser.

Enfin, je parvins à lâcher quelque chose de plus intelligent que « quoi ? » :

— Sérieux, arrête de dire n’importe quoi ! C’est pas parce que t’as pas réussi à y entrer que t’es forcément mauvais. Y paraît que c’est hyper sélectif leurs examens et que certains doivent s’y reprendre à plusieurs fois pour les réussir…

— Mais j’veux pas être comme ces gens ! J’m’étais juré d’y arriver parce que…

Il marqua une pause et ses lèvres se mirent à trembler faiblement.

— Parce que c’était mon putain de rêve et que… j’sais pas, mais j’étais persuadé que j’valais mieux que tous les autres ! J’ai bossé comme un dingue sur ce projet et j’ai quoi en retour ? De la merde ! C’est mon avenir qui part en couille là… Ça fait juste chier !

— OK Alex’ calme-toi, mec ! J’imagine à quel point ça doit être dur à encaisser, mais… dis-toi que t’as une année supplémentaire pour leur prouver qu’ils ont fait une énorme connerie de pas t’avoir accepté la première fois. Vois ça comme une autre opportunité, une nouvelle chance. Et cette fois, elle t’échappera pas. J’en suis sûr.

Mes paroles se perdirent dans la nuit. Il ricana et, n’ayant plus rien à picoler, s’alluma une cigarette. Je fis pareil, laissant la flamme de son briquet m’hypnotiser avant de le ranger machinalement dans la poche de mon sweat.

— C’est quoi ce discours, c’est censé m’remonter le moral ?

— Je suis sérieux, Alexis… Rien n’est perdu et t’es loin d’être nul. Ça arrive à n’importe qui de louper des examens d’entrée… même aux meilleurs.

— Tss, parles pour toi ouais. En attendant, j’vais sûrement devoir faire une année de préparation professionnelle… Avec Jay en plus, parce que ce con a rien glandé de toute l’année. Suuuper !

Un soupir, puis un sourire. La paume de sa main se cogna contre son front et il se mit à rire nerveusement, ce qui fit redescendre la pression d’un cran.

— Fais la formation de dessinateur-constructeur avec moi alors.

— Hn, trop technique pour moi… et j’ai besoin d’laisser mon imagination me guider, pas des instructions à la con.

Il fit mine de chasser l’air, même si en réalité il le faisait pour se débarrasser du surplus de cendres qui se consumaient à petit feu.

— Même si ça aurait été cool de continuer les cours avec toi, j’veux bien l’admettre.

— Que veux-tu, les cours sont toujours cool avec moi !

Et les cours étaient cool avec Alexis aussi. Parce qu’on passait notre temps à gribouiller dans nos cahiers, noircir chaque petit carré, inventer des scénarios éclatés au sol, parce que nos cerveaux avaient mieux à faire que de calculer la valeur de X ou l’hypoténuse d’un triangle rectangle. C’était « gâcher notre potentiel » comme le disait notre prof, mais faire les cons était plus intéressant.

Tout était plus fun ainsi.

Sauf que ça ne le sera peut-être jamais plus…

La fin de la scolarité obligatoire avait quelque chose d’angoissant : devoir quitter ses potes pour s’en faire de nouveaux, débuter une école professionnelle pour y apprendre le métier de nos rêves, devenir un peu plus adulte – ou du moins, faire l’effort de gagner en maturité. Je ne me voyais pas passer ce cap sans Alexis, mais il paraissait que c’était ça la vie : construire son avenir par ses propres moyens. Seul

— Hé ?

— Quoi ?

— Merci.

— De ?

— De m’soutenir.

— Ah ça… c’est normal. On est potes, nan ?

— Ouais.

Le silence. Encore une fois.

Et soudain, ces craintes qui nous bouffaient de l’intérieur, celle de l’échec, de la solitude, de l’avenir déjà tout tracé, tout ça venait de disparaître en un claquement de doigts. Il ne restait plus que deux meilleurs amis, des clopes écrasées sur les dalles en béton et le cadavre d’une bouteille vide.

Tout compte fait, le paradis avait de bons côtés.

— D’ailleurs, en parlant de ça...

Alexis paraissait agité. Ses jambes commencèrent à jouer des castagnettes et ses doigts à se tortiller dans tous les sens.

— Sacha, faut qu’tu saches que…

Il tourna sa tête dans ma direction, évitant quelques instants de plonger son regard dans le mien, et lorsqu’il trouva le courage de le faire, quelque chose se brisa en moi.

La scène se déroula si vite que j’eus tout juste le temps de reculer, avant que ses lèvres ne percutent les miennes. En une fraction de seconde, je sentis mon cœur se retourner, et toute l’admiration, l’affection – l’amour – que j’éprouvais pour Alexis imploser. C’était… inexplicablement douloureux.

Qu’est-ce qu’il se serait passé si…

— Bordel, mais tu fous quoi là ?!

Brusquement, je le repoussai loin, si loin, qu’il manqua presque de s’étaler au sol, son équilibre brouillée par l’éthanol.

— T’espérais quoi là ?! T’allais quand même pas…

Les mots s’étranglèrent dans ma gorge, l’oxygène ne passait plus et j’avais l’horrible sensation de ne plus savoir comment respirer.

— Putain Alexis, mais t’es…

Merde.

Merde, merde, merde.

Merde !

J’imaginais qu’Alexis avait tenté d’en placer une, même plusieurs, mais ça m’était complètement égal. Parce que ça n’avait plus aucune importance. Ses gestes, ses excuses : ça ne comptait plus. Encore moins son air troublé, désolé, implorant. Il y avait trop d’émotions qui affluaient en moi qui m’empêchaient de réfléchir et d’agir correctement.

De l’incompréhension.

Du dégoût.

Et de la colère.

Je me souvenais juste d’être parti sans jamais me retourner.

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