Chapitre 14 : Un endroit où exister

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Avertissement ! Ce chapitre comporte une scène de scarification (même soft) pouvant heurter la sensibilité de certains lecteurs.

~Tom Ella~

Lorsque j’ouvris les yeux, ma chambre baignait dans le clair-obscur, uniquement éclairée par la lueur de la lune. Il régnait une atmosphère pacifique, même avec la fenêtre entrouverte qui donnait sur la rue elle aussi déserte, engourdie par la nuit. Un courant d’air s’incrusta dans la pièce, balaya ma peau et la couvrit instantanément de chair de poule. Par réflexe, je passai frénétiquement mes mains sur mes avant-bras pour tenter de retrouver un semblant de chaleur.

Un coup d’œil à l’écran de mon téléphone m’informa qu’il était déjà vingt-trois heures passées. L’heure à laquelle je me couchais habituellement, et non celle quand je me réveillais. Plus tôt dans la soirée, je m’étais lourdement affalé sur mon matelas, après plusieurs jours aussi intensifs qu’un entraînement pour le marathon, et avais fini par déclarer forfait face à la fatigue, sans même essayer de lutter contre. Depuis notre emménagement, je n’avais fait que courir avec des cartons aussi gros que lourds dans les bras, au point de ne plus sentir mes membres ou de manquer de me vautrer dans les escaliers à plusieurs reprises. Tout ça pour que la maison soit opérationnelle en un temps record, parce que, comme toujours, tout était question de compétition chez les Ella.

À l’inverse, ma chambre était encore vide. Je n’avais trouvé ni le courage, ni l’énergie de m’attaquer aux cartons et aux planches de meubles démontés qui tapissaient le sol. C’était tout juste si j’avais réussi à brancher ma télé et ma console de jeux pour pouvoir y jouer un peu avant d’aller dormir et qu’au lieu de déballer mes affaires, je perdais un temps infini à les chercher partout dans ces fichues boîtes.

Après quelques secondes d’hésitation, je quittai mon lit – qui, en réalité, n’en avait pas encore l’allure – et fis quelques pas sur le parquet en bois massif pour refermer la fenêtre. En relevant le menton, j’entrevis des millions de points lumineux hauts dans le ciel et mon cœur se comprima un instant. Je déglutis difficilement, serrai les poings fortement. Dans ma tête, il se mit soudainement à pleuvoir des souvenirs comme des étoiles filantes et mon ventre se tordit de douleur. Noyé dans un océan de nostalgie, je revoyais ma mère, le doigt pointé sur une constellation au hasard, me racontant de sa voix aussi légère que l’atmosphère ses quelques maigres connaissances à ce sujet, à la façon d’une histoire du soir. Ses longs cheveux dorés plaqués derrière son oreille et l’éclat de ses yeux bruns m’apparaissant comme seuls repères dans l’obscurité.

Je me souvenais que, petit, je m’étais accroché aux étoiles dès l’instant où j’avais posé mes yeux sur le ciel constellé pour la première fois et que, depuis, je n’avais plus osé redescendre sur terre. C’était comme si mon esprit s’était mis à flotter en apesanteur dans la Voie lactée, à la découverte de chaque astre qui la constituait. À force, ça avait rendu mon père fou parce que j’avais toujours la tête dans les nuages, tandis que ma mère avait tout fait pour que je partage cette passion avec elle. Même si ses notions ne se résumaient qu’à la Grande ou Petite Ourse, elle m’avait fait découvrir cet univers à sa manière, et à mesure des années écoulées, des encyclopédies feuilletées et des planétariums visités, j’avais fini par lui dévoiler les secrets de la galaxie.

Au final, ça avait été de précieux moments rien qu’à nous, loin de tout. Juste ma mère et moi dans notre sphère que j’avais espéré éternelle…

Depuis… qu’elle était partie, je ne pouvais m’empêcher de la chercher parmi les étoiles, chaque fois que le ciel était dégagé. J’espérais l’apercevoir quelque part, mais j’avais la douloureuse sensation de me heurter au même plafond scintillant tous les soirs. C’était comme si je n’arrivais pas à la trouver. Comme si elle n’y était pas… Comme si… elle n’était nulle part…

Comme si je l’avais perdue pour toujours…

C’était… terrifiant. Ce poids qui me tombait dans l’estomac, entraînant dans sa chute tous mes organes vitaux. Cet étau qui se resserrait autour de ma poitrine, de mon cou, me privant de tout oxygène. Cette impression que le sol se dérobait sous mes pieds, de sombrer dans ce trou béant jusqu’à m’éclater le crâne, la peau, les os.

Et ce soir, c’était pareil.

Enfin, à un détail près.

La différence, c’était que je sentais que je perdais réellement pied. Que j’avais besoin de me raccrocher à quelque chose pour effacer cette douleur qui hurlait à l’intérieur, qui me brûlait jusqu’à la moelle.

J’avais… besoin de souffrir autrement.

Alors, mécaniquement, je sortis de ma chambre. Longeai le couloir. Descendis les escaliers. Progressai jusqu’à la cuisine enveloppée dans le noir. J’ouvris discrètement un, deux tiroirs avant de tomber sur celui où étaient rangés les couverts. Du bout des doigts, j’effleurai le métal froid de chaque ustensile, qui me hérissa les poils, pour finalement toucher une lame tranchante. Mon cœur se mit à accélérer et battre si fort que je craignais qu’il fasse trop de bruit, mais la maison restait plongée dans le silence total, sans âme qui vive. Mon père et Max devaient sans doute être dans leurs chambres respectives.

J’enroulai mes doigts soigneusement autour d’un couteau, puis remontai à la salle de bain d’une démarche aussi légère que possible, comme si le sol était pavé d’un cristal fragile prêt à céder sous mon poids. La porte délicatement refermée derrière moi, j’allumai la lumière, puis m’avançai vers le lavabo, mes pulsions cardiaques calquées au rythme de mes pas. Je sentais le regard impatient et ardent de la silhouette miroitante devant moi me transpercer la chair de milliers de petites aiguilles aiguisées. J’esquissai un sourire à la fois amer et malicieux : bientôt je goûterai à cette sensation pour de vrai.

Je tendis le bras gauche, l’analysant sous tous ses angles, cherchant la zone parfaite à sillonner. Ma peau s’enflamma aussitôt là où mes yeux cheminaient. Puis, je stoppai mon exploration, un sentiment idiot me traversant la tête…

Le mois de juin annonçait l’approche imminente de l’été. Des t-shirts, des débardeurs et des shorts de bain. Des peaux dénudées. Merde, quel con !

Sur le moment, j’aurais juré voir mon propre reflet me juger, se foutre de moi d’avoir été aussi empressé. L’instant d’après, j’avais baissé mon jogging, dévoilant mes cuisses fermes. J’en profitai pour me débarrasser de mon t-shirt par-dessus ma tête et mes bras, éliminant ainsi toute gêne. Je laissai mon regard glisser le long de mon corps, de mes muscles, sans y prêter réellement attention. À vrai dire, je ne m’étais jamais spécialement trouvé attirant. Ni beau, ni moche. Juste que… tout était banal chez moi, même si mes iris verts sortaient de l’ordinaire. Et encore, je ne les estimais pas aussi incroyables que n’importe quelle autre couleur.

Allez, assez pensé, faut se lancer.

La pointe du couteau contre ma peau, je n’entendais plus que mon sang tambouriner dans mon cou, mes tempes, au bout de mes doigts. Mon torse se soulevait et s’abaissait doucement, lentement. J’avais l’impression d’enfin pouvoir retrouver toutes ces sensations. Celles que j’avais oubliées. Celles qui me rendaient… vivant.

Vas-y, fonce !

Une légère incision de deux centimètres. C’était tout ce que j’avais pu faire. Peut-être parce que le courage m’avait lâché. Peut-être parce que cette simple entaille me suffisait. Peut-être parce qu’on venait de toquer à la porte.

Je sursautai, soudain glacé, lâchant le couteau comme s’il venait de me brûler les doigts. Le tintement résonna dans la salle de bain, beaucoup trop bruyamment à mon goût. Merde ! J’attrapai une serviette en vitesse et l’enroulai autour de ma taille, puis entrouvris la porte. L’imposante posture de mon père se tenait droit devant moi. Je priai intérieurement qu’il n’ait rien entendu…

— Papa… ?

— Il est passé vingt-trois heures trente. Tu as largement dépassé l’heure de ton couvre-feu, jeune homme.

— Oh euh, ouais… Désolé… Je… j’ai pris une douche. J’en avais besoin.

— Dans ce cas, dépêche-toi de terminer. Je n’accepterai aucune excuse de ta part pour ton premier jour demain.

Mon premier jour…

S’il y avait un avantage à emménager dans une nouvelle ville un mois avant le début officiel des vacances d’été, c’était de se faire exceptionnellement déscolariser. Par contre, ça ne signifiait pas pouvoir profiter du soleil en avant-première, loin de là… Afin de compenser tous ces jours de cours ratés, mon père nous avait imposé de trouver un job d’été pour nous occuper durant les semaines à venir. Aussi, Max avait été engagé dans le cinéma du coin, et moi dans un petit resto au style rétro.

— Oui, t’inquiète pas. Je finis de me préparer et je vais me coucher. Promis.

— Tu as cinq minutes, Tom.

— Oui… Bonne nuit, papa.

— Bonne nuit.

J’attendis qu’il s’éclipse, puis comptai jusqu’à dix battements de cœur pour ramasser le couteau, l’emballer dans ma serviette, prendre mes habits et m’enfermer dans ma chambre. Une fois le tout bazardé dans un coin, je me jetai sur mon matelas la tête la première sur mon coussin, une furieuse envie d’hurler dedans jusqu’à me casser la voix. Je ne me sentais toujours pas mieux, et j’allais devoir faire avec. Mais quelque part, je savais pertinemment que me charcuter la peau ne résoudrait pas mes problèmes sur le long terme, que rechuter dans mes délires sanglants n’arrangerait rien, même en éprouvant un sentiment de liberté et de bien-être sur le moment.

Max avait raison, je ne faisais qu’agir comme un lâche. Peu importait la situation, fuir la réalité en mettant le plus de distance entre nous restait ma meilleure option, parce que l’affronter m’était impensable, impossible. Seul, je ne m’en croyais pas capable, je n’étais pas assez courageux pour ça…

Je fixai une dernière fois cette ridicule coupure artificielle sur ma cuisse, passant mon pouce par-dessus pour effacer le filet de sang qui s’était écoulé, puis lançai mon regard loin dehors : au moins, ma mère n’avait pas à observer toutes les conneries que je pouvais faire... Elle ignorait tout de moi, de celui que j’étais devenu et, surtout, que j’étais tombé aussi bas…

Mais il paraissait que lorsqu’on était au plus profond du trou, et même avec la gueule éclatée, on ne pouvait que remonter. Sauf que rien que d’imaginer escalader cette pente qui me surplombait de toute sa hauteur, sans aucune sécurité, me donnait des vertiges.

Enfin… Il était peut-être temps que, pour une fois, je me comporte comme un vrai Ella ? Comme mon père qui n’avait peur de rien. Comme ma mère qui s’était toujours battue. Comme Max qui ne faisait qu’aller de l'avant.

Il me suffisait de faire un pas. Et peut-être même qu’avec un peu de persévérance et de chance, les suivants m'emmèneront quelque part où je pourrai enfin exister ?

Où je me sentirai vraiment bien.

***

Aujourd’hui, ce premier pas inespéré m’avait guidé juste derrière ce gars aux cheveux teints et aux habits sombres, dont l’aura mystérieuse m’avait inexplicablement attirée…

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