Chapitre 2-7 L'épreuve du Feu

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On réunit une cour de justice comme rarement on avait vu pour une affaire de simple vol ou de désobéissance. À l’évidence, l’enjeu allait bien au-delà. Un ou deux membres importants représentaient chacune des huit plus grandes familles du peuple de la Nef qui formaient de véritables clans. Tous avaient revêtu leur tenue d’apparat, kaunakes décorés de symboles de bronze et d’ivoire et des grands chapeaux aux multiples cornes pour les clans du centre-ville, ou drapés dans une étoffe précieuse frangée ou ornée d’un galon, laissant une épaule dénudée typique des familles contrôlant le nord de la cité. Ils étaient si nombreux qu’ils posaient sur plusieurs rangs, face au jury composé par les prêtres et les maitres de l’école, et les membres de l’autorité civile représentant le gouvernement dirigée par le prince Sarri-kusuh.

Sur le côté droit, tous les gradins de pierre étaient occupés par Ewar-Kali et sa famille. Tous vêtus de noir, voulant ainsi signifier leur mécontentement. Certains d’entre eux portaient leurs armes d’apparat, une dizaine de soldats du même clan attendaient devant le temple portant piques et boucliers. Ils gardaient tout de même une attitude sobre, ne voulant pas mettre de pression au-delà de leur simple présence, il ne fallait pas dépasser les limites et devenir insultants ou provocateurs. Dans un équilibre subtil, ils signifiaient simplement que la justice devait être équitable envers les membres de leur clan, tout en respectant l’indépendance du jury.

Du côté des jurés la tension était perceptible. D’une part, l’imposante présence de la famille d’Ewar-Kali qui avait initié la plainte pour vol, mais qui maintenant se retrouvait mise en cause dans une manipulation de témoins et pour de fausses accusations. D’autre part, la réputation de l’école et de ses enseignements, censés faire de ses élèves des adultes responsables et intègres, respectueux des lois que certains seraient même amenés à rédiger dans leur future fonction. L’école constituait l’une des fondations de la cité, la famille d’Ewar-Kali en représentait une autre. Les juges devraient délicatement ménager la chèvre et le chou pour ne pas initier un conflit interne majeur pouvant déséquilibrer les nombreux pouvoirs antagonistes. Le regard des Dieux restait lui aussi fixé sur eux, les enjeux sur la terre vibraient jusqu’aux cieux.

Le grand prêtre prit la parole pour le premier acte de la cérémonie constituant cette procédure judiciaire. Il devait d’abord désigner le ou les dieux sous l’autorité et la protection duquel se tiendraient les débats. Trois prêtres entreraient alors en méditation pour communiquer avec le dieu choisi et seraient chargés de transmettre ses humeurs ou ses réactions aux membres réunis. La coutume consistait à choisir Alalu, dieu du bien et du mal, un grand Dieu qui convenait parfaitement par sa nature à une cour de justice. Le temple qui lui était consacré dans la cité était suffisamment grand pour en montrer l’importance pour le peuple de la Nef. Il se trouvait être aussi le Dieu protecteur de la famille d’Ewar-Kali dont chaque membre en portait le symbole autour du cou. Pourtant un élément dissonait déjà : le grand prêtre chargé des prophéties dans le temple d’Enki serait chargé d’interpréter les signes que les dieux enverraient par l’intermédiaire des prêtres en méditation. Et aucun des prêtres en prière n’appartenait au temple d’Alalu.

— Par la volonté des grands sages du peuple de la Nef, par le pouvoir des Dieux hourrites, par le destin qui emporte les hommes sur son fleuve sacré, nous voici réunis pour démêler le vrai du faux, l’acceptable de l’inacceptable, et pour délivrer la sentence pour la faute commise devant les Dieux. Nous en appelons aux dieux à travers leur représentant qui sera le plus juste, celui par qui la sagesse existe, celui qui prête ses pouvoirs aux hommes-sorciers, celui qui connait nos habitudes et en peut juger selon la volonté des dieux, celui qui siège au plus proche de Teshub, celui qui maitrise le pouvoir de l’eau qui coule de puis la montagne sacrée entre les enfers et la surface. Nous en appelons à Enki, le bēl-uzni[1], seigneur de la sagesse, de la magie et de l’exorcisme. Enki, Ô grand Dieu qui détient les tables des savoirs fondamentaux, qui a su résoudre les conflits et les querelles par la sagesse et l’intelligence. Enki, grand Dieu, nous appelons à ta souveraine protection, guide-nous vers la vérité et le juste châtiment des coupables ou aide-nous à libérer les innocents du calvaire de l’accusation. O grand Dieu Enki nous implorons ta bienveillance face à nos errements d’hommes sourds et aveugles à la divine vérité, éclaire notre chemin vers la justice et offre-nous la grâce dans ta divine juridiction.

Les gradins où se trouvait la famille d’Ewar-Kali se couvrirent d’une rumeur de surprise et de mécontentement. Ainsi, le grand prêtre rompait la règle commune et invitait un dieu inhabituel pour ce tribunal, un dieu qui ne leur serait pas aussi favorable qu’Alalu protecteur du clan. Certains visages se couvrirent de rage. Des membres parmi les plus puissants se levèrent à tour de rôle. Chacun alla au-devant des jurés, et de leurs épées rayèrent le sol provoquant une gerbe d’étincelle dans la pénombre qui régnait dans la grande salle, avant de revenir s’assoir en marchant tout en tapant des pieds en signe de désapprobation et de colère. Le manège dura plusieurs minutes, les membres y revenant plusieurs fois chacun. Le prince, dès le premier membre venu ainsi défier son autorité, fit appeler sa garde personnelle qui se plaça aux quatre coins de la salle, et forma un rang de ses soldats, espacés les uns des autres, séparant les juges et le public dont faisait partie le clan d’Ewar-Kali.

Le prêtre fit mine de ne pas s’apercevoir de ce qui se passait et continua la cérémonie en lançant la méditation de communion avec Enki.

Lorsque tous furent prêts, Pamba entra par la porte principale, accompagné de deux maitres de l’école, dont Sennam.

— Élève Pamba prosterne toi devant Enki, il t’observe et te juge en chaque instant, ordonna le grand prêtre.

Pamba s’allongea plusieurs fois face contre terre, les bras en croix et se releva.

— Nous sommes ici réunis pour débattre de la suite à donner au vol d’un bijou dans le palais de la famille d’Ewar-Kali, parents d’un élève qui fait partie de la communauté de notre école. Les soupçons reposent sur l’élève Pamba qui, je le rappelle à tous, est un des futurs Éligibles du monde extérieur. L’accusation va ainsi bien plus loin que l’élève lui-même, elle met aussi en jeu l’école dans ses processus éducatifs et la religion elle-même. Comment penser que les Dieux nous auraient indiqué des Éligibles dans le monde extérieur qui pourraient se révéler faillibles à ce point ?

Le sorcier du clan d’Ewar-Kali jeta un os au centre de la pièce pour demander la parole. Vêtu d’une longue houppelande noire de fourrure d’un animal inconnu dans ces terres sous laquelle il transpirait à grosses gouttes, une grande et pesante tiare dorée sans corne en guise de couvre-chef, il représentait le clan comme le ferait un avocat.

— Nous ne pouvons comprendre, que dès la présentation, soient mis en avant des enjeux extérieurs aux faits. Jugeons-nous d’un vol ou d’autre chose ? Juger un individu ne peut remettre en cause toute une société, ce préalable est une exagération hors de propos. Je demande à ce que ne soit plus évoqué autre chose que le vol, la violation de la loi, ainsi que la violation des règles de l’école par Pamba, exposa le sorcier en reprenant l’os à terre pour signifier la fin de son discours.

S’en suivit immédiatement une rumeur qui s’empara des prêtres en méditation. Elle se fit d’abord comme un souffle, un souffle qu’on émet lorsqu’on en a assez, un souffle de désapprobation. Puis il s’amplifia, devint un grognement qui finit par une expression de rage. Le silence total finit par couper net l’expression des Dieux.

— Les Dieux expriment plus que clairement leur désapprobation. Les requêtes du sorcier de la famille des plaignants sont donc rejetées et, au contraire, est encouragée la vision du grand prêtre à conduire ainsi les débats en prenant compte tous les enjeux, sentencia le prêtre prophète, interprète des signes reçus par la méditation.

[1] seigneur de la sagesse en akkadien, un rajout anachronique de l’Erib-biti qui relate l’histoire.

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