Scène 1
Les corps humains cent pour cent naturels étaient devenus minoritaires. À trente ans la majorité des individus disposaient d'organes artificiels censés être beaucoup plus efficients et durables. Seul le cerveau, socle du moi pensait-on, demeurait inchangé. Toutefois, la plupart des gens se faisaient implanter des dispositifs informatiques leur permettant de communiquer avec tous les ordinateurs connectés au réseau mondial. Ainsi, ils avaient accès quasi instantanément à l'ensemble des connaissances qui y étaient déposées. En outre, leur raisonnement était assisté par les machines. Par exemple, s'ils se demandaient comment Galilée en était arrivé à sa loi de la chute des corps v = gt, ils étaient capables de vous expliquer en chaque étape. Or, c'était précisément ce fait là qui faisait tiquer Vincent. Il disait souvent à ce propos : « ce ne sont que des singes savants ». Ce que produisait cet implant lui paraissait en effet assez curieux. Ceux qui en étaient dotés pouvaient répondre à n'importe laquelle des questions que vous leur posiez mais ils semblaient étrangers à ce qu'ils disaient. Comme s'ils lisaient un livre savant dont ils ne comprenaient pas le sens. La sensation était étrange parce que la marque habituelle de l'ignorance : le silence, la confusion, n'apparaissait pas. Ils pouvaient expliquer chaque mot qu'ils prononçaient sans pour autant faire disparaître ce malaise. C'est du moins ce que ressentait Vincent quand il leur parlait, ce qui devenait de plus en plus rare. Il faut dire qu'il était l'un des derniers « naturels » comme on les appelait maintenant. Il refusait de remplacer ses organes et de connecter son cerveau au réseau. Mais ce genre de conviction avait un coût énorme dans le monde où il vivait. Subvenir à ses besoins devenait de plus en plus difficile, la majorité des postes à pourvoir étant destinés aux « augmentés ». En outre, le gouvernement, infiltré par les plus grandes entreprises spécialisées dans l' « amélioration » de l'humain, faisait l'ardente promotion de ces technologies transhumanistes. Vincent était un paria aux yeux de ces dirigeants. On le dépeignait, lui et ceux qui refusaient l'augmentation, comme des êtres apeurés par le progrès, des passéistes qui freinaient le développement du pays. On le comparait aux religieux du dix-neuvième siècle en France qui voyaient dans la science une perdition de l'âme humaine. Le discours médiatique était univoque, les chaînes étant détenues ou sous contrôle de ces entreprises transhumanistes. Vincent était l'un des responsables d'un groupe d'activistes qui menait des opérations de sabotage et de communication contre ces entreprises. CelQuiSimpDeL, acronyme de Celui Qui S'impose Des Limites, était le nom de ce collectif. Vincent devait rencontrer une potentielle recrue aujourd'hui dans un parc situé à une vingtaine de kilomètres de chez lui. Quand il arriva à l'endroit prévu, il vit un jeune homme d'environ vingt-cinq ans assis sur un banc tenant un journal enroulé dans sa main, signe de reconnaissance dont ils avaient convenu au téléphone avant de se rencontrer. Il vint s'asseoir à côté de lui. Vincent constata que les bancs proches de celui où était assis celui qu'il venait voir étaient vides. Par ailleurs, personne ne déambulait à cet endroit précis, comme Vincent s'y attendait à cette heure-ci. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il choisissait souvent ce lieu pour ses rendez-vous clandestins. En dépit de ce vide apparent des premières heures de la matinée (il était 7h), il observa minutieusement les alentours. Rien. Finalement il vint s'asseoir à côté du jeune homme.
- Rodolphe ?
Le jeune homme paraissait stressé. Il transpirait. Il répondit d'une voix légèrement tremblante :
- Oui monsieur c'est bien moi.
- Essaye de te détendre mon vieux. Je sais que ce n'est pas facile mais il faut que notre conversation ait l'air naturel. Ça me permet de voir si tu contrôles bien tes émotions.
Rodolphe s'essuya le front. Il se concentra pour tenter de réduire sa nervosité.
- Commence par me dire pourquoi tu es là. Pourquoi veux-tu te joindre à notre groupe ? Es-tu conscient du danger de cette décision ? Les gens auxquels nous nous attaquons n'ont pas de limite, c'est même ce qui les caractérise.
Pendant qu'il parlait Vincent ne cessait de scruter le parc à la recherche d'un espion caché. La vigilance était le premier de ses devoirs. Avec le temps, elle était devenue une seconde nature. Vivre dans la clandestinité aiguisait vos sens.
- Si je suis là c'est d'abord parce que ce monde me révulse. Je ne veux pas, je n'ai jamais voulu m'augmenter. Pourtant mes proches n'ont pas cessé de m'expliquer que je faisais une erreur.
Rodolphe prenait de plus en plus d'assurance à mesure qu'il parlait. C'était un bon point aux yeux de Vincent.
- J'ai toujours trouvé qu'il y avait quelque chose de malsain au principe de cette démarche. Améliorer un mécanisme, un objet, une chose, ça se comprend mais améliorer le vivant c'est étrange. Guérir quelqu'un d'accord, augmenter l'efficacité d'un organe ça ne va plus. Si je suis là, c'est parce que vous êtes une force, l'une des rares, à lutter contre ce ras-de-marée transhumaniste.
- T'es conscient que si tu t'engages dans cette voie il n'y aura plus de retour en arrière possible ? Tu devras être vigilant à tout moment parce que nos ennemis cherchent à nous infiltrer.
Vincent avait un air sévère. Il cherchait toujours à décourager une nouvelle recrue. Il fallait des gens solides pour affronter ce puissant ennemi.
- Je le sais monsieur. Ce que j'ai fait pour pouvoir vous parler devrait vous convaincre de la force de ma motivation.
Cela faisait environ 6 mois qu'il cherchait à entrer en contact avec CelQuiSimpDeL. La première fois qu'il avait pu parler à l'un des membres du groupe, on l'avait fait attendre vingt-quatre heures devant la porte d'une maison pour finalement lui dire qu'on ne souhaitait pas le voir. Et ce scénario s'était répété une dizaine de fois. Aujourd'hui, il pouvait enfin parler directement à un membre important du réseau.
- J'ai lu vos publications parues sous le nom du groupe. Elles m'ont permis de comprendre en profondeur ce dont je n'avais qu'une connaissance vague et imparfaite fondée sur mon intuition. Je ne veux pas être passif. Je sais le risque que je prends mais je ne conçois pas de vivre en faisant comme si tout allait bien.
Vincent affichait un léger sourire compatissant et fraternel en l'écoutant. Il ne doutait pas de sa motivation. L'expérience de l'attente qu'il faisait subir à toute recrue potentielle était déjà un indice probant. Mais le collectif exigeait aussi de ses membres une certaine capacité d'analyse. Il s'agissait de bien comprendre les fondements théoriques qui faisait du transhumanisme le plus grand danger actuel de l'humanité. Vincent décida donc de le tester.
- Tu dis avoir lu nos publications, tu saurais donc répondre aux arguments des augmentés ?
- Bien sûr ! Répondit-il en lançant un regard déterminé à son interlocuteur.
- Très bien. L'argument le plus fréquent c'est que le remplacement des organes nous fait vivre plus longtemps. En quoi est-ce un mal ? Ne souhaites-tu pas vivre plus longtemps ?
Rodolphe était pris au dépourvu il ne s'était pas attendu à devoir débattre. Il avait des réponses à ce genre d'arguments mais sur le moment il y eut un silence. Finalement, il commença à élaborer un raisonnement.
- C'est un argument de bon sens je dirais. On ne voit pas a priori pourquoi ce serait un mal. Si on réfléchit un peu, on se rend compte qu'on passe d'une médecine qui soigne à une médecine qui améliore. Ce n'est plus du tout la même démarche. Dans un cas on cherche à diminuer la douleur, à rendre la vie plus supportable. Il y a un principe de compassion qui est à l'œuvre dans le soin. Un principe éminemment humain. Dans le second cas, c'est le principe de performance qui s'exprime. Il s'agit de rendre l'humain plus efficace, plus productif. Son corps n'est qu'une machine que l'on doit améliorer. Ici il n'y a aucune compassion mais une pure rationalité instrumentale. La même que celle qui optimise la production en régime capitaliste. Voilà à peu près ce que je répondrais.
Vincent avait apprécié les propos de Rodolphe. Soudain son ouïe entraînée distingua ce qui ressemblait à des voix. Il interrompit instantanément l'entretien. De toute façon le test était concluant. Puis, juste avant que chacun ne quitte le parc séparément Vincent lui expliqua qu'il le présenterait aux autres le soir même.

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