Scène 4

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Il était 23h. Rodolphe se trouvait devant l'entrée de la maison qu'il ne connaissait que trop bien. C'était devant elle qu'il avait attendu pendant des heures qu'un membre du groupe vienne lui parler. Une dizaine de fois, après une journée d'attente, on était venu lui dire que personne ne le verrait le soir et qu'il pouvait rentrer chez lui. Mais aujourd'hui c'était différent. Il avait été accepté par le fondateur du groupe. On allait le présenter aux autres. Enfin, son engagement intellectuel allait déboucher sur une action concrète. Il rattachait son acte à un débat théorique qui avait parcouru philosophie sociale au vingtième siècle : le lien entre théorie critique et praxis. Si la critique du capitalisme avait été faite, comment se faisait-il que la révolution prolétarienne ne soit pas advenue, se demandait un philosophe comme Adorno. Si la théorie ne menait pas à la transformation du monde, comme y invitait Marx dans ses thèses sur Feuerbach, c'est qu'il lui manquait quelque chose. Rodolphe s'intéressait à cette question. Et son entrée en lutte de façon concrète alors qu'il possédait également la connaissance théorique lui paraissait être la réponse à ce hiatus. En outre, Rodolphe avait hâte de côtoyer des gens qui avaient contribué à lui faire comprendre en profondeur les mécanismes de domination à l’œuvre dans la société. Les membres du groupe CelQuiSimpDeL publiaient régulièrement de petits ouvrages de critique sociale, pamphlétaires. Rodolphe les avait tous lus. Leur style direct, chirurgical dans l'analyse, virulent contre l'ennemi était particulièrement roboratif pour tout ceux que l'époque exécrait; ceux qui n'adhéraient pas à la soi-disant utopie technologique.
À 23h15 Vincent arriva devant l'entrée de la maison. Il avait toujours ce regard scrutateur. Et même si les membres du groupe déployaient tout le zèle dont ils étaient capables pour surveiller l'endroit, le chef n'était pas tout à fait serein. Il adressa malgré tout un sourire bienveillant à Rodolphe.


- Tu es prêt ? N'oublie pas, dès que tu auras franchi cette porte plus aucun retour ne sera possible.


Rodolphe acquiesça du chef. Vincent ouvrit la porte. Ils débouchèrent sur une grande pièce où une vingtaine de personnes se trouvaient réunies. Des grappes de deux à trois individus discutaient entre eux, l'air déterminé. Personne n'avait vraiment fait attention à l'arrivée des deux nouveaux. Vincent prit la parole.


- S'il vous plaît ! Je vous demande votre attention !


Tout le monde s'arrêta, la tête tournée en direction de Vincent. On trouvait tout type de personne dans cette assemblée. Du plus jeune au plus vieux. Des blancs, des noirs, des asiatiques, des hommes et des femmes. On aurait presque dit une campagne pour la diversité. Mais ce n'était que l'effet d'une impartialité totale dans le choix des admissions. Une atmosphère à la fois tendue et respectueuse se dégageait du groupe. Chacun avait conscience d'être passé du côté de ceux qui subissent l'histoire à celui de ceux qui la font. Toute nouvelle arrivée était la bienvenue pour alimenter des forces de rébellion beaucoup trop peu nombreuses. D'ailleurs, personne n'était jamais totalement tranquille en ce lieu. On craignait que l'ennemi ne finisse par découvrir le terrier du lapin. Vincent poursuivit l'intronisation du nouveau.


- Je vous présente Rodolphe. Il rejoint la cause aujourd'hui. Julie, je voudrais que tu le renseignes sur l'action que nous sommes en train de préparer. Quant aux autres accueillez le comme on sait le faire.


Tout le monde vint serrer la main à Rodolphe et se présenta. Quand arriva Julie, une femme d'une cinquantaine d'années au regard incisif mais au sourire chaleureux, elle le conduit dans une pièce à part.

- La société Surhuman, ça te dit quelque chose ? Demanda-t-elle à peine installée sur sa chaise.

- Oui c'est eux qui sont leaders dans la production d'organes artificiels. C'est une énorme multinationale capable d'influencer les politiques.

- OK mais est-ce que tu sais qu'il fournissent des organes artificiels premiers prix ?

- J'ai entendu parler de ça. C'est possible. J'avoue que je ne connais pas grand-chose à ce sujet.


En exposant son ignorance, Rodolphe se sentit un peu honteux.


- Dans ce cas je vais t'éclairer. Sache que ces organes ont causé des maladies, voire la mort, de certains de ceux qui en étaient dotés. C'est une information dont tu n'entendras jamais parler dans les médias mainstream, tu t'en doutes. Figure toi que nous avons réussi à nous procurer un document qui recense tous les problèmes médicaux générés par ce matériel. Ce sont des statistiques produites par la multinationale elle-même. Elles étaient censées rester secrètes. Notre plan consiste à diffuser ce document et une explication claire de ce qu'il contient sur le plus gros site d'information du pays. Pour cela nous devons le pirater. Est-ce qu'à tout hasard tu aurais des compétences en la matière ? Demanda-t-elle en souriant.


En réalité, Julie connaissait déjà la réponse à cette question puisque Vincent l'en avait informée. En effet, Rodolphe s'était intéressé assez tôt à l'informatique, moins par envie que par nécessité. Quand sa conscience politique émergea, il comprit rapidement qu'il devait maîtriser les outils de l'ennemi.


- Oui je connais très bien, je pourrais aider, répondit Rodolphe content de pouvoir montrer son utilité.

- Parfait, te voilà responsable de l'opération de piratage, lâcha Julie avant de s'éclipser.


Pendant plusieurs jours, Rodolphe mit toutes ses connaissances informatiques et son énergie au service de cet objectif. Il utilisa les PC sécurisés présents dans la maison. Quand enfin, après de nombreux efforts, il trouva une faille dans le site Actu France, il modifia la page d'accueil de ce dernier. Celle-ci affichait désormais un tableau récapitulatif du nombre de morts et des maladies en France, causés par les organes artificiels à bas coût de la société Surhuman. En outre, ce tableau était accompagné du texte suivant :


SURHUMAN TUE LES PAUVRES !!!

La multinationale Surhuman ne veut pas que vous sachiez qu'elle vous refourgue des babioles ! Sur le marché de la transplantation d'organes de synthèse où cette société est leader, il existe une hiérarchie de classe. Pour les riches, des organes fiables et durables, pour les pauvres, des produits de mauvaise qualité qui les rendent malade ou les tuent. Le tableau que vous voyez est un document de Surhuman qui recense le nombre de morts et de malades que ses produits discount ont engendrés. Ceux qui, aujourd'hui, n'ont que le mot progrès à la bouche oublient sans cesse de vous dire qu'il ne sera pas pour tout le monde. Ils vous vendent de l'humain augmenté mais cette augmentation est à deux vitesses.


Le collectif CelQuiSimpDel rejette toute forme d'augmentation. Il considère que l'humain est précisément Celui Qui S'impose Des Limites.

CelQuiSimpDeL

Le message et le document purent rester accessibles environ une heure avant d'être supprimés. Pendant ce laps de temps, cent mille personnes les consultèrent. Ces cent mille personnes en parlèrent à leur entourage si bien qu'au bout de quelques jours c'était devenu une affaire nationale.

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