Chapitre 24 : Des démons ?

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Dimanche 9.12.18, 17h

La très cossu villa individuelle, qui est placée au milieu d'un immense terrain tapissé de larges pans de gazon fraichement tondus et ornés de grands chênes, est maintenant décoré, de tout son pourtour, par de bien étranges guirlandes : en effet, les rubans jaune et noir de la police encerclent la maison, rendant son accès impossible pour n'importe quel civil. La scientifique est en train de faire tous les relevés à l'intérieur. Garée devant la porte, près du perron, se trouve une ambulance dans laquelle on y glisse un brancard recouvert d'une grande bâche noire. Sous cette bâche, gît le corps de Lemaitre. Non loin du corbillard, le capitaine Garcia est en pleine conversation avec une grande et belle femme blonde, de type scandinave :

- Merci Docteur d'être arrivée si vite.

- De rien Capitaine. Dès que j'ai su qu'il y avait une nouvelle victime, j'ai sauté dans mon véhicule. Mais celui-là ne ressemble pas vraiment à une jeune femme... et je doute qu'il ait la marque étrange sur sa cuisse droite. Vous croyez qu'il y a un lien avec l'éventreur de Paris ?

- Non, effectivement, et oui, je suis sûr qu'il y a un lien. Mais, faites-moi plaisir Docteur Sven, regardez l'état de son cerveau, dès que vous le pouvez.

- Bon... Comme vous voudrez Capitaine. »

Elle fait demi-tour et se dirige vers son véhicule. Garcia la hèle :

« Docteur, dès que vous lui ouvrirez la tête, appelez-moi ! Et j'aimerais vos premières impressions d'ici une heure, max !

Elle se retourne vers lui et lui répond :

« Je vais faire au mieux, Capitaine. Je vais faire au mieux... »

Garcia la regarde partir dans sa Clio blanche qui suit l'ambulance emmenant Lemaitre vers la table d'autopsie du Docteur Sven.

Soudain, Mandrin apparaît dans le champ visuel de Garcia.

- Capitaine, je voulais vous dire...

- Quoi ? Vous avez trouvé un truc dans la maison, Mandrin ?

- Non... pour l'instant, rien. Je sais qu'ils sont encore en train de faire des relevés mais il n'y a aucune trace d'effraction.

- Ah...

- Mais ce n'est pas ça Capitaine. C'est par rapport à ce matin, à ce que vous m'aviez demandé.

- Oui ?

- J'ai comparé les noms des différentes victimes, ainsi que celles d'y a trois ans, avec les groupes ou sectes bizarres.

- Et ?

- Vous aviez raison. Elles ont toutes un lien avec des groupes de médiums ou sorcières Wika. Enfin, elles n'étaient pas des sorcières elles-mêmes, pas toutes. Les plus jeunes étaient des membres de famille de ces personnes. Les plus âgées étaient ou médiums, ou des guérisseuses, ou voyantes, ou... d'autres trucs du genre, quoi. »

Garcia regarde Mandrin, l'air très agréablement surpris. Et ben voilà ! On va pouvoir en faire quelque-chose finalement du bleu !

- Super, Mandrin ! Bravo !

- Ce n'est pas fini Capitaine.

- C'est-à-dire ?

- J'ai effectué des recherches sur la dernière victime, la survivante, Mademoiselle Mauragnier. Elle n'est pas du tout médium ou voyante ou quoique ce soit de ce genre.

- Ah merde...

- Mais sa grand-mère, oui ! J'ai eu son adresse et ses coordonnées si ça vous intéresse. »

Mandrin lui tend un bout de papier gribouillé. Garcia le consulte.

- Ploumanac'h-Perros-Guirrec ? C'est où ça ? Laisse-moi deviner... En Bretagne ?

- Oui ! C'est dans les Côtes d'Armor, le 22... numéro du département. C'est super joli là-bas ! J'y allais en vacances quand j'étais petit et...

- Super Mandrin, très bon boulot. Ça vous plairait d'y retourner en Bretagne ?

- Oh oui Capitaine !

- Bien. J'irais avec Antoine alors.

- Ah ben non ! Capitaineuh ! Siouplait ! »

Mandrin se met à geindre alors que le Capitaine se dirige vers leur véhicule de fonction. Il le suit en continuant de le supplier : « Mais Antoine, il n'y connait rien de cette région ! Et moi, j'ai des origines de là-bas ! Tenez, je sais même dire le temps qu'il fait en breton : « Braa an namn-zer ! Vous voyez ? Ça veut dire qu'il fait beau. »

Garcia se retourne, perplexe. Il ne sait pas si là, maintenant, il a affaire à un officier de police ou à un gamin de huit ans.

- Mandrin, moi aussi je sais parler breton...

- Ah oui ? Vous pouvez dire quoi ?

- Càllate la boca, so zoquete ! (Ferme la, espèce d'idiot !)

- Mais ce n'est pas du breton, ça ?

- Non. Mais tu m'as compris. Monte dans la bagnole, on retourne au poste. »

Mandrin s'exécute, faisant la moue, comme un enfant à qui on aurait refusé un caprice, et grimpe du côté passager.

Une bonne demi-heure plus tard, une voiture de police banalisée se gare proche du bâtiment de la Police Judiciaire de Paris. Garcia et Mandrin sortent du véhicule et pénètrent dans l'immeuble. Arrivé à son bureau, Garcia s'écroule sur son siège, épuisé par autant de rebondissements et se masse les tempes afin de récupérer un peu d'énergie après tout ce brouhaha. Un nouveau mort. Mais cette fois, ce n'est pas une femme. C'est éventuellement un de leur bourreau, d'après les dire de Jean-Michel Morant, ce qui pourrait être le signe qu'ils sont enfin sur la bonne piste. Et puis qui était ces deux hommes dans la Hammer ? Ce n'était pas une visite de courtoisie, là sur le périphérique parisien et ils en voulaient visiblement à sa vie. Mais qui pourrait être assez fou pour attenter à la vie d'un flic ? Ou alors ils ont le bras sacrément long et l'enquête dérange quelques personnes haut placées. Et là, ce n'est pas bon. Cela sent le non-lieu ou la suspension d'enquête ordonnée par les supérieurs. Et si cela n'avait rien à voir avec rien ? Lemaitre est un homme d'un certain âge. Il pourrait juste avoir fait un AVC ou autre chose de similaire. A ce moment précis, son téléphone se met à sonner. C'est le docteur Sven, qui est en train de le contacter.

- Oui, Docteur. Ici Garcia. Vous avez du neuf ?

- Oui et non. Où êtes-vous maintenant ?

- Nous sommes de retour au bureau avec le lieutenant Mandrin.

- Formidable ! » Dit-elle sur un ton étrangement enthousiaste. « J'ai fait un premier examen et il confirme mes premières constatations : aucune trace de blessures externes. Pas de traces de coups contendants ou perforants. Pas de marques d'étranglement non plus, comme auraient pu suggérer les vaisseaux éclatés dans les yeux. »

Alors ça, c'est nouveau. Ou pas. Les autres victimes ayant été extrêmement mutilées ou brulées pour les deux dernières, Garcia n'avait pas entendu ce genre de remarque des autres autopsies. Maintenant, peut-être que Lemaître est juste mort de lui-même. Le docteur Sven ajoute : « Je suis sur le point d'ouvrir le crâne. Si le cœur vous en dit, je vous invite à constater par vous-même si M. Lemaitre est une nouvelle victime de notre tueur en série ou si c'est une autre affaire. Vous voulez venir ? »

Garcia pèse la proposition. Il n'a pas vraiment envie de voir un cadavre en morceau, là tout de suite. Cependant, la curiosité prenant vite le dessus, il accepte l'invitation.

Le capitaine descend à la morgue du commissariat et rejoint la légiste à son « bureau ».

Le docteur Sven est là, toute de blanc vêtue, une visière transparente lui recouvrant le visage en entier. Garcia ne peut pas s'empêcher de penser que, malgré cet accoutrement étrange, elle reste tout de même une très belle femme, ce qui dénote de son environnement morbide, le rendant plus accueillant, malgré tout. Mais ce qui la rend encore plus attirante à ce moment précis, c'est son sourire et son expression de joie sur le visage.

- Que se passe-t-il Docteur ? C'est M. Lemaitre qui vous fait cet effet ?

- Oui ! Enfin, non. J'ai trouvé quelque chose après notre conversation téléphonique. Venez-voir. Vous allez adorer ! »

Le capitaine est subitement très intéressé. Qu'est-ce que le docteur Sven a pu trouver de si palpitant. Elle se dirige, en sautillant presque, vers la tête du macchabé et montre du doigt les tempes.

« Quoi, qu'est-ce qu'il y a ? » S'enquit le policier. Il se baisse et regarde le visage de l'architecte. Il y a des traces de poudre anthracites sur les tempes qui prennent la forme de deux mains encadrant le visage.

- Des empreintes ! » S'exclame, enthousiaste le docteur Sven. « Vous vous rendez-compte Capitaine ? Nous avons des empreintes ! »

- Putain... Mais ... C'est génial ! C'est vous qui avez apposé la poudre pour faire le relevé ?

- Oui ! »

Elle tient déjà entre ses mains les transferts et les pose délicatement la zone recouverte de poudre dactyloscopique. Puis après avoir recouvert les tempes de Lemaitre, elle les retire avec un soin presque religieux et expose, toute fière, deux traces parfaites de mains quasiment complètes devant le nez de Garcia.

- Il va de soi, Capitaine, que dès que j'ai constaté les marques rouges sur chaque côté de la tête de la victime, j'ai fait aussi un prélèvement ADN.

- Ce qui veut dire, que quelqu'un lui a serré la tête entre ses mains. Mais, ça ne répond pas à la question : comment est-il mort ?

- Attendez. On procèdera à l'ouverture du crâne tout de suite après. Mais regardez les empreintes. Qu'en déduisez-vous ?

Garcia observe les traces des mains sur le transfert en plastique. Elles sont de taille adulte mais petites, avec des doigts plutôt fins et longs. Il fait alors un constat complètement inédit :

- Soit c'est un homme fluet et petit, ou bien...

- C'est une femme ! » Rajoute Sven sur le ton de la victoire.

- Quoi ? Mais ça ne colle pas du tout ! Le témoignage de Mademoiselle Mauragnier stipulait qu'il s'agissait d'un homme. Et je ne crois pas que ce dernier était une brindille vue comment elle a été projetée dans son salon. Il devait avoir une certaine force !

- Ou alors, ils sont plusieurs. »

Et là, force est de constater que tout se regroupe. Les déclarations du policier de la PJ de Budapest, qui insistait sur le fait qu'il y avait plusieurs suspects, le fait que le tueur est resté insaisissable pendant toutes ces années, et puis, l'étrange confidence que lui a fait Morant à la prison, « Ils sont partout... » Lui avait-il chuchoté par peur d'être entendu. Des démons... La preuve que ce type est complètement dérangé mais cela montre bien qu'il s'agit d'un groupe, non pas d'un individu. Ensuite, Morant étant un sociopathe avéré, il peut très bien avoir assimilé ce gang de tueurs ou cette secte satanique à des démons. Le puzzle commence à prendre forme dans l'esprit du Capitaine, qui se rend compte qu'ils ont peut-être affaire à des crimes d'ordre religieux. Un groupe de fanatiques s'en prenant à un autre groupe spirituel. Mais un truc cloche.

- Docteur, les sorcières sont du côté du Diable n'est-ce-pas ?

- Oui, évidemment ! Les Chrétiens ont toujours considéré les guérisseuses et voyantes en tout genre comme des suppôts du Malin.

- Alors, pourquoi, le Diable s'en prendrait-il à ses sbires ? Ça ne fait pas de sens !

- Mais qu'est-ce que vous racontez Garcia ? »

La doctoresse commence à examiner ses yeux et prendre son pouls, non sans avoir déposer délicatement, au préalable, les empreintes relevées dans une enveloppe scellée, prête à être expédier à la scientifique.

- Capitaine, promettez-moi de rentrer chez vous dès qu'on en aura terminé ici. Vous avez beaucoup pris sur vous ces derniers jours. Et puis votre accident n'a dû rien arrangé. Reposez-vous, s'il-vous-plait. »

Garcia ne veut pas contrarier la doctoresse. Vu son caractère, elle serait capable de l'expédier hors des bureaux avant qu'ils aient pu constater l'état du cerveau de la victime.

- Je vous le promets, Docteur. Mais avant, procédez à l'ouverture du crâne, s'il-vous-plait. Comme ça, on sera fixé.

- Bien, Capitaine. »

Elle se munit alors de la scie circulaire, la branche et la met en marche. Le bruit de l'appareil vrille dans les tympans de Garcia, lui procurant un début de migraine. Il tourne alors le visage sur le côté, se couvrant les yeux de ses mains.

« Allez-y Docteur. Je suis prêt. »

Garcia ne regarde pas, mais le bruit des os qui se fendent lui donnent la sensation que c'est sa tête à lui qui est en train d'être découpée. Soudain, le silence s'installe. On n'entend plus que le souffle du médecin. Le capitaine se risque alors d'ouvrir ses yeux et se penche lentement vers la tête de Lemaitre scindée en deux. Il y voit une espèce de bouillie informe, la même que celles vues sur les autres victimes. « Oh mon dieu... » souffle le docteur Sven. « C'est la même affaire. Mais comment est-ce possible ? Comment ont-ils fait ça ? Je ne comprends pas. »

Le policier se remémore et répète à voix haute les paroles prononcées par son suspect en prison.

- Ils vous tuent d'un simple regard ! Ils ont des flammes qui sortent de leurs yeux et vous font fondre la cervelle...

- Quoi ?

- Des démons... ». Garcia a le regard dans le vide. La peur commence à le gagner. Et si tout ce qu'avait dit Morant était vrai ? Et puis, au milieu de cette tuerie se trouve l'ancien soldat immortel d'un roi sanguinaire disparu depuis trop longtemps. « Qu'est-ce-que c'est que ce bordel ? » chuchote dans un souffle le capitaine, tétanisé par ses improbables réalisations. « Oui, Garcia ! C'est exactement ce que je me demande ! » se met à dire d'une voix forte la légiste. « Vous commencez sérieusement à m'inquiéter. Et en plus vous me faites peur ! »

Le capitaine sort soudainement de sa torpeur, réveillé par les paroles de Sven.

- Pardon, Docteur. Je réfléchissais à voix haute.

- Oui, et bien si c'est pour déballer tout un ensemble de stupidités surnaturelles, abstenez-vous ! Je dois rester concentrée, moi. Et je ne vais certainement pas m'appuyer sur des théories fumeuses et des superstitions ! J'ai une victime sur la table et des meurtriers qui courent toujours. Donc on va regarder tout ce merdier avec un point de vue scientifique, récolter les preuves et arrêter une bonne fois pour toute ces malades !»

La doctoresse est exaspérée. Mais peut-être est-ce la tournure de l'enquête qui frise l'incompréhensible qui commence à terroriser la scientifique qu'est le docteur Sven. Ses propres données stables commencent, elles aussi, à s'ébranler gentiment, et cela l'effraie au plus haut point. Garcia se rend compte de tout cela et d'un air piteux, il lui répond :

- Vous avez raison Docteur. On doit garder la tête froide et faire tout notre possible pour appréhender les meurtriers.

- Oui ! Et vous, rentrez chez vous ! Vous êtes en train de frôler le burn-out. Reposez-vous s'il vous plait. Dès qu'on a des nouvelles, on vous contactera. C'est compris, Capitaine ? Allez ! Oust ! C'est un ordre du médecin ! Que je ne vous revoie plus ici jusqu'à ce que vous ayez retrouvé vos esprits.

- Bien Docteur. »

Pour l'une des rares fois de sa vie, le Capitaine Garcia s'éclipse, sans se retourner, la tête avachie comme un enfant qui vient de prendre une correction et sort, encore tremblant, de la morgue. Le ventre noué par la peur, le docteur Sven le regarde partir, sans que plus un mot ne sorte de sa bouche. Les mains tremblantes, elle prend son scalpel et tente, tant bien que mal, de prélever des morceaux de la marmelade infame qui constituait autrefois tous les réseaux de pensées et de souvenirs d'un vieil homme, selon les convictions bien matérialistes de la doctoresse et la sacro-sainte théorie scientifique.

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