Chapitre 44 : Le chant du Loup.

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Le monastère, Vendredi 14 décembre, 22h

La voute céleste est enluminée d’une majestueuse guirlande de paillettes argentées, rendant l’espace presque accessible d’un simple regard depuis le sommet de la colline. La lumière émise depuis le firmament offre un aspect lunaire et fantastique à la flore locale recouverte de son grand manteau blanc et au paysage sauvage du parc naturel de Bükki.

Tout est tranquille dans la nuit froide, à part quelques oiseaux de nuits qui rompent le silence par leurs hululements inquiets. La faune a trouvé refuge dans ses quartiers d’hiver et profite de ce moment d’accalmie afin de reprendre des forces pour le prochain printemps. Mais dans la plénitude qu’offrent les ténèbres, un bruissement inattendu brise le silence. Deux lueurs mordorées apparaissent entre les branches des buissons qui semblent mouvoir d’elles-mêmes. Une immense bête surgie soudainement entre les branchages et, d’un bond, paraît voler jusqu’à la cime du plus haut monticule, pour s’y assoir.

Ne faisant plus qu’un avec la lune, la silhouette d’un grand loup se dessine devant la grande sphère blafarde. L’animal tend le museau vers le ciel et dans un long hurlement, emplie de douleurs, tel un requiem glaçant, déchire la tranquillité de cette belle nuit de décembre. Le chant déchirant de la bête rend l’atmosphère terrifiant.

Cependant, après un certain moment, le cri stridant d’une autre créature venant du ciel répond aux lamentations de l’animal. L’ombre d’un grand aigle royal s’ajoute au spectacle d’ombres chinoises qu’offre l’unique satellite naturel terrestre. L’oiseau se pose devant le loup, qui interrompt son chant lugubre, à regret peut-être. Un flash de lumière interrompt momentanément la pièce de théâtre et telle la levée du rideau qui annonce une nouvelle scène, deux nouvelles ombres font place : deux hommes, le premier grand et sec, les cheveux longs et son interlocuteur à peine plus petit mais arborant de larges épaules et des muscles saillants. Le spectacle peut continuer :

- Egon, que se passe-t-il ?

Le guerrier ne répond pas tout de suite. Il fixe l'horizon sans regarder quelque-chose de précis, si ce n'est les différentes pensées qui se télescopent dans sa tête. Les yeux humides, la voix étranglée il finit par parler :

« Pourquoi sommes-nous ici ? Pourquoi nous n'avons pas une vie normale comme le commun des mortels ? Ce cadeau de ces soi-disant dieux n'est qu'une vulgaire blague. Et de très mauvais gout en plus. »

Il se baisse lentement pour se rassoir puis, accroupi à même le sol glacé, il place sa tête entre ses genoux, et contre toute attente, fond en larme.

Octavius se penche vers lui et lui pose une main sur l'épaule, espérant que ce simple geste de soutien pourra, ne serait-ce que légèrement, atténuer son chagrin. Egon suffoque sous la douleur qui explose de tout son être, le submergeant. Afin d'expulser toute la souffrance qui s'était accumulée et enfouie au plus profond de son cœur depuis si longtemps, il se met à hurler à s'en déchirer les cordes vocales, même si ses pleurs lui bloquent le fond de la gorge. Au bout d'un moment, ses yeux ne sont plus que des coquilles sèches. Il réussit à se calmer, tant bien que mal et peut à peine émettre quelques paroles qu'il prononce dans un soupir éraillé :

- Tu sais, je les ai vus tous crevés, les uns après les autres. Mes filles, mes fils, mes femmes. Et Elle. Vie après vie, les souvenirs de ses morts me hantent toutes les nuits. C'est ça l'éternité ? De la perdre continuellement ? De voir ton enfant venir au monde, et alors qu'il n'est arrivé parmi nous que depuis quelques secondes, déjà imaginer l'heure de son trépas ? Je comprends les prêtres catholiques qui font vœux de chasteté. Mais je ne peux pas m'empêcher d'aimer. Et je suis puni pour ça ? Et ces êtres que je crée et que je chéris tant, disparaissent pour aller rejoindre Hadès, ou le Christ. C'est mon seul réconfort : les savoir près de leur Sauveur et ses Anges. Et... et ce connard me dit qu'ils n'existent pas ? Que ce sont des espèces d'aliens, ou de martiens ? Mais pour qui se prend-il ? Il est un démon pour me sortir autant de saloperies, quoiqu'il en dise.

- Non, Egon. Il n'a pas dit ça. Pas exactement. Il ne remet pas en question ta foi. Et tu ne devrais pas le faire toi-même. C'est ta force, ta foi, quoi qu'elle soit. Elle est ta réalité. Elle t'appartient. Elle est toi. Et n'oublie pas : si c'est vrai pour toi, si ce que tu as observé est vrai pour toi, c'est que ça l'est. »

Octavius prend dans ses bras le pannonien qui se noie dans un ultime flot de larmes et se réfugie contre son torse, comme un petit enfant. Le vieux sage ajoute :

« Je te comprends. Nous te comprenons tous. Nous voyons notre descendance partir, nos amis et nos amours vieillir et nous les perdons. Mais qui sait ? Peut-être que cette épreuve est ce que nous devons traverser ? Et là je rejoins Jareth : n'est-ce-pas la preuve que Dieu est là ? Véritablement ? Il n'en sait rien lui-même. Il l'a dit. Il ne demande qu'à croire. Je me force à penser que Dieu nous a choisi et mis sur le chemin de ces envahisseurs pour nous éprouver et nous montrer une vérité, dure certes, mais une vérité tout de même. Qui sait, si nous étions arrivés une heure avant l'accident, nous ne serions pas là à philosopher devant la Lune. Et peut-être, peut-être qu'un jour, nous retrouverons nos chers disparus, heureux et vivants, dans le sillage de l'Éternel, quel que soit son nom. Mais qu'il existe ou non, une seule chose est certaine : crois en toi. Ai confiance en toi. C'est le plus important. »

Il souligne ces derniers mots en appuyant son index sur la poitrine du guerrier, prostré et avachi, qui ravale tant bien que mal ses dernières larmes. Egon relève la tête et fixe l'horizon. Dans un murmure rauque, il avoue :

- Tu sais, Elle me manque. J'ai une moitié de moi qui vole en éclat tous les cinquante ou cent ans. J'en peux plus. Lorsque j'ai rencontré Lisa la première fois, une lueur d'espoir m'a redonné la moitié de vie qui me faisait défaut : j'avais l'intime conviction que c'était Elle. Mais sa candeur m'a fait douter. Elle n'était pas comme ça : une femme-enfant naïve. Cependant, sa marque à la couleur inhabituelle m'a effrayé, mais fait espérer, aussi. Puis les démons qui la pourchassent, elle ! Une gamine ! Enfin François, ou Jareth si tu préfères, qui la prend sous sa protection, Cassandra et Salomé qui le connaissent. J'en ai conclu qu'il était le père. Et là j'ai eu ma réponse : c'est bien Elle. Ahona. Mais que lui est-il arrivé ? Elle a tout perdu. Elle ne se souvient de rien ! Elle m'aime certes, mais comme une ado qui aurait un Crush sur son prof de philo et qui fantasme de se faire dépuceler par un vieux quadra...

- Tu es dur avec cette pauvre jeune femme ! Si c'est Elle, la Grande Enchanteresse, elle le découvrira bientôt. La connaissant, elle doit avoir ses plans, ne t'en fais pas ! »

Leur discussion philosophique est soudainement interrompue par un bruit de branches que l'on déplace. Un grognement sourd et le bruit d'un corps lourd qui se déplace dans la neige, là, derrière eux. Soudain, une énorme masse noire se dresse, entre deux arbres, que la chose manque de déraciner, tout en lançant un grognement furieux. Un ours en furie se tient sur ses deux pattes, prêt à en découdre. Mais les deux hommes, bien que sur leurs gardes au prime abord, ne réagissent pas à la menace. Ils s'en amusent presque. Egon détourne nonchalamment la tête de la bête menaçante et lui dit de sa voix lasse et cassée par le trop grand chagrin qu'il vient d’expulser :

« C'est bien essayé, mais, on t'a reconnu, Balázs ! Il n'y a pas d'ours brun dans la région. »

L'ours se repose sur ses quatre pattes, visiblement déçu de ne pas avoir créé l'effet escompté. Un flash de lumière et la forme du gigantesque prédateur est remplacée par celle d'un grand homme à la carrure d'une armoire à glace. Il se baisse pour ramasser un sac plein de quelques objets mystérieux qu'il tend aux deux hommes.

« Bon, le prof de philo, c'est ma femme qui m'envoie. Elle vous a préparé un sac de fringues chaudes. Je me doutais bien que j'allais vous retrouver à poil en haut de la colline. Surtout qu'on t'entend hurler à la mort depuis le monastère ! Tu devrais faire ça, les nuits d'Halloween. Tu ferais bien flipper les gamins au village d'à côté. »

Il ouvre le sac et en sort une immense parka épaisse qu'il enfile puis donne le contenant aux deux guerriers qui trouvent leur bonheur en s'habillant de doudounes et de pantalons. Ils y trouvent aussi leurs chaussures respectives ainsi qu'un thermos plein.

« Elle vous a préparé un chocolat chaud. Je lui ai suggéré de faire du café, mais je n'ai pas insisté, de peur de perdre mon intégrité intime. Surtout lorsque j'ai vu son regard ! Je crois que c'est un message codé pour vous dire qu'il faut rentrer et que c'est l'heure d'aller au lit. » Rajoute-t-il de son air penaud.

Egon, qui criait son chagrin il y a quelques minutes à peine et, l'esprit encore embrumé par le reste de charges qu'il n'a pas complètement réussi à évacuer, ce petit rien de douleur qui lui ronge encore le cœur, s'évapore comme neige au soleil lorsqu'il entend l'histoire de son grand nounours de frère d'arme. Il commence à s'esclaffer puis part dans un fou rire communicatif. Si des promeneurs téméraires s'étaient aventurés dans les collines de Bükki à cette heure si tardive, ils auraient pu voir trois hommes sur le sommet d'une colline enneigée, emmitouflés dans leurs doudounes réconfortantes à s'esclaffer autour d'un chocolat chaud.

Au bout d’un moment, lorsque tout ce petit monde commence à sentir les effets du marchand de sable, les trois hommes se relèvent et partent en direction du Monastère. Après quelques mètres, Balázs s’arrête, tend le sac à ses compagnons et déclare :

- Les gars, ça vous dirait d’enlever nos fringues ?

- Ola ! C’est tendancieux ce que tu nous proposes là ! S’esclaffe Egon, qui a retrouvé sa bonne humeur.

- T’es con, Egon ! On descendra plus vite sous nos formes totémiques… Et puis j’en ai marre de bousiller mes vêtements après chaque transformation.

- Oui, c’est dommage qu’il n’y eût pas l’option « conservation des biens personnels » rajoute Octavius, hilare.

Les trois compères se déshabillent et rangent leurs tenues respectives dans le sac. Une immense lumière qui éclipse presque la lune apparait pour disparaitre aussitôt. On peut apercevoir alors, au travers du paysage magyar, un phénomène assez incongru : trois compagnons atypiques marchant côte à côte tels de vieux amis de longue date, un ours, tenant dans sa gueule un grand sac en toile de jute, un loup à ses côtés et un aigle volant au-dessus d’eux. Ils avancent d’un pas assuré à travers le paysage fantomatique des collines enneigées vers le vieux Monastère de Bükki.

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