Osaka

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C’est une sensation particulière de se sentir comme chez soi dans un pays qui n’est pas le sien. Un mélange subtil de frustration et de plaisir à peine dissimulé.
J’allume une cigarette près d’un distributeur de boissons. La main gauche refroidit par une canette de Redbull, l’autre main dissimulée par la fumée du tabac. J’ai rangé le téléphone. Je lève la tête. J’enregistre l’ambiance dans ma boîte crânienne. Le Japon m’avait tant manqué. Cinq ans depuis la dernière fois où j’ai posé le pied sur la terre des samouraïs et des salary-man. Je ne cours pas dans tous les recoins pour visiter les incontournables. Je m’imprègne des détails quitte à mettre le reste de côté. Un lampadaire au bout arrondi. Sur un écriteau, une mascotte de pingouin musclé toise une phrase que je ne peux pas traduire. Une devanture de restaurant de grillade. Un chat haut perché sur un toit. Une porte qui coulisse. Un néon. Un cendrier. Une bouche d’égout.
Ici, j’ai tendance à prendre mon temps. Les jambes ralentissent à chaque menu de restaurant, à chaque vitrine. Je m’étonne du nombre de kombini disponible. À toute heure, à chaque intersection. Je me surprends à comparer l’incomparable. « Pourquoi ne fait-on pas ça en France ? » Ce n’est pas un constat objectif, l’amour m’aveugle. Le Japon m’a piqué depuis longtemps, je me mets des œillères et ne vois que le bon côté. C’est une relation toxique que j’entretiens avec ce pays. Je t’aime, moi non plus ou une connerie de ce style.

***

À la sortie du métro, il fait une chaleur humide, étouffante. Je suis moite, mes vêtements restent coller à ma peau. Les marchés d’Osaka sentent la viande grillée, le poulpe frit et le haricot rouge. Je me dilue dans la foule. Une rivière de chair et de cheveux. Des branches se créent et se ramifient au fur et à mesure que les touristes et les locaux s’évaporent dans les boutiques de vêtements et les poissonneries.
Mon corps est en sueur, à deux doigts de réclamer une averse. Paraît qu’un typhon est en chemin pour semer une pagaille très anticipée. En attendant, l’œil se perd sur une friperie aux prix avantageux et je prends cette occasion pour profiter de la clim.
Les boutiques défilent au rythme des étages du centre commercial. Le capitalisme ici est un poulpe colossal. Il brille, il chante, il sent bon. Je lui donne mon argent avec le sourire et ma poche semble moins lourde qu’à la minute précédente. Quand je m’extirpe de là, il fait déjà nuit.

***

Encore le métro. Propre, calme et bondé. Cette fois, il m’emmène dans un dédale de bars et de restaurants surplombé par une tour deux fois plus vieille que ma mère.
Là-bas, un frère me raconte ses névroses à la lueur d’un lampadaire fébrile. Il a la main qui tremble, une cigarette enveloppée entre ses lèvres. Il parle de dieu, raconte le calvaire de sa mère décédée, enchaîne sur une blague pour détendre l’atmosphère. Un court silence et nos mains fouillent nos poches à la recherche d’une pièce de cent yens. La machine à boisson l’avale et rebelote. Discussion sur la taille de l’univers, sur la politique française, sur cette fille compliquée à qui il n’arrive pas à se confier. J’écoute, un peu lointain. Le Japon semble l’essorer, son esprit se tord et évacue les pensées croupies.
L’onsen nous attend à l’angle, juste au-dessous de la tour Hitachi illuminée en blanc. Une érection lumineuse sur fond d’un ciel ténébreux. Blanc. Pur.
On écarte les rideaux de l’entrée et enlevons nos chaussures. Six cents yens pour entrer. Quatre-vingts pour la serviette et le savon. Moins d’une minute plus tard, nos vêtements ont disparu. Je suis nu et mes jambes tremblent au contact de l’eau bouillante. Mon bassin assume le passage puis le torse fait comme il peut. Je fonds. Immergée dans l’eau, seule ma tête dépasse. Et je fonds. Je me laisse aller comme si j’allais crever dans ce bassin. Pourquoi pas, après tout. J’avais oublié que faire le vide pouvait être si simple. En face, ce frère si troublé est en train de fondre lui aussi. Ses problèmes se dissipent et il en ressortira brillant. Propre. Pur. Du moins jusqu’à la prochaine clope.

***

Entre mes doigts, un briquet rondouillard se faufile, se tourne. J’hésite. Il est en forme de roue, clairement atypique. Édition 2005 Suzuka GP. J’hésite. Je demande à la femme qui tient le stand. Mille huit cents yens le briquet. Trop cher. Je m’incline et m’excuse. Politesse forcée agréable. Puis je reprends mon exploration en plein cagnard.
Aujourd’hui, c’est vide-grenier près du temple Shitennoji. Il fait chaud à en crever, mon corps s’effrite en goutte sur le sol.
Le décor est absorbant. La pagode de neuf étages s’élance dans le ciel. Elle surplombe le marché, le parc, le reste du temple. Les toiles recouvrant les stands se font cogner par le soleil. Même l’ombre paraît intimidante. Ce qui n’empêche pas les curieux et fouineurs venus pour l’occasion de se tordre pour trouver la perle rare. Les mains fouillent, les doigts s’agitent et analysent. Des sabres de samouraïs. Des pistolets sans mécanisme de la Seconde Guerre. Des bibelots. De la camelote. Quelques briquets atypiques. Des boites de chaussures accueillent un nombre impression d’objets. Jouets pour enfant. Montres figées dans le temps. Magazine de cul. Photos de familles déchirées. Il y en a pour tous les goûts. Pour les enfants et les vieux, les collectionneurs et les dérangés mentaux, les Japonais et les touristes, les prudes et les pervers.
Et moi dans tout ça, je n’ai rien trouvé d’intéressant. L’ambiance valait le coup. Je repasse devant le briquet rondouillard. Hésite une millième fois. Et tends deux billets de mille yens à la vieille femme du stand.

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