Chapitre 2

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 La nuit était tombée depuis longtemps quand Leïla passa enfin le seuil de sa maison. Tous les habitants s'étaient fait un sang d'encre de ne pas la voir rentrer et les pires scénarios défilaient dans leurs têtes.

 Aïla fut la première à l'accueillir. C'était une bonne femme ronde de petite taille. Elle avait les yeux verts et de longs cheveux blonds foncés qu'elle maintenait toujours tressés en un chignon serré. Son mari était mort depuis plusieurs années et elle n'avait jamais eu la chance d'avoir d'enfants. Quand les jumeaux avaient perdu leur mère, trop jeune pour se passer d'une figure maternelle, elle les avait élevés comme si c'étaient les siens.

 Elle était la seule domestique de la famille car les finances ne leur permettaient pas d'employer plus de monde, en raison des temps difficiles. Elle commençait à se faire vieille, mais gardait la forme pour assumer les besoins de la maisonnée. Elle avait tenté d'inculquer à Leïla le savoir nécessaire pour bien tenir un foyer, alors que cette dernière passait son temps à imaginer de nouvelles inventions qui révolutionneraient la vie des pauvres de Siloé qu'elle s'était donné pour mission de protéger.

 La dernière fois qu'elle lui avait demandé de l'aide pour nettoyer la maison, elle l'avait retrouvée, deux heures plus tard, en train d'observer de la moisissure bleue, se demandant si elle ne pouvait pas lui trouver une certaine utilité. Aïla l'avait fortement grondée, mais cela ne l'avait pas empêchée de concevoir un remède révolutionnaire qui lui permettait de soigner à peu près n'importe quelles maladies.

 « Leïla, mais que s'est-il donc passé ! Tu as vu l'heure à laquelle tu rentres ? Nous étions tous morts d'inquiétude ! »

 Contrairement aux habitants des bas quartiers, la gouvernante avait depuis longtemps fait fi du vouvoiement envers les enfants de la famille, contrairement au patriarche envers qui elle vouait admiration et respect, l'empêchant de ce fait de se montrer familière envers lui.

 Leïla ne lui répondit rien et continua d'avancer pour se rendre dans sa chambre. Sur le chemin, elle entendit son père la gronder pour son retard, mais elle l'ignora également, l'esprit accaparé par les événements qu'elle venait de vivre. Elle s'assied sur son lit, laissant libre cours à son chagrin. Elle ne cessait de se demander ce qu'elle aurait pu faire pour éviter cela.

 Elle savait que c'était en faisant des erreurs que l'on pouvait avancer et ne supportait pas de rester sur un échec. Elle se remémora point par point ses souvenirs afin de déterminer ce qu'il aurait fallu améliorer ou changer. Elle se devait de trouver une solution pour que plus jamais cela ne se reproduise.

 Sa conclusion fut la suivante : elle avait besoin de quelqu'un pour la seconder. Si un médecin se trouvait sur place, il pourrait intervenir plus rapidement et ainsi éviter un maximum de situations dans ce genre. Elle devait impérativement former quelqu'un. C'était devenu d'autant plus vital que durant tout son séjour au palais, elle n'était pas sûre d'être en mesure d'assumer ce rôle. Elle regrettait de ne pas l'avoir fait plus tôt. Elle n'avait désormais plus qu'un mois pour le faire et doutait que cela suffise pour transmettre tout son savoir. Elle déplorait que son frère n'ait pas la même passion qu'elle pour la médecine. Elle lui aurait laissé ses protégés en toute confiance.

 Elle leva les yeux et observa sa chambre dans l'espoir d'y trouver une réponse. Située dans la charpente, celle-ci était de taille moyenne et composée du strict nécessaire. Une fenêtre près du sol, un lit en bois juste assez confortable pour y dormir, une armoire pour ranger ses vêtements et un bureau jonché de papiers où étaient dessinés les différents plans d'infrastructures qu'elle imaginait. Dans un coin, derrière un paravent, se trouvait un demi-tonneau qui lui servait de baignoire. L'autre moitié était dans la chambre de son frère. Elle devait le remplir d'eau à l'aide d'un seau à chaque fois qu'elle souhaitait prendre un bain car elle refusait de laisser Aïla s'en occuper. Elle était plus jeune et plus vigoureuse qu'elle et si elle tolérait son aide pour les tâches ménagères, qu'elle exécrait, elle ne souhaitait pas qu'elle l'assiste dans les choses du quotidien, qu'elle pouvait parfaitement accomplir seule, comme prendre un bain ou s'habiller.

 Sa gouvernante la rejoignit dans sa chambre et la secoua. Voyant qu'elle ne réagissait pas, elle commença à perdre patience face à son mutisme.

 « Leïla ! Que se passe-t-il enfin ? D'où vient ce bébé ? Pourquoi pleures-tu ? »

 Elle continua de fixer le mur devant elle et souffla le nom de la mère d'Ejaz, les yeux désormais vidés de larmes, toujours perdus dans le vide.

 « Qui est-ce ?

 — Mon amie. C'est son fils. Je n'ai pas réussi à la sauver. Elle est morte ...

 — Et le père ?

 — Il n'y en a pas. C'était une prostituée.

 — Mais tu ne peux pas garder ce petit, voyons ! Enfin, pense à ta réputation, ma fille ! »

 Elle se redressa d'un bond, piquée au vif par sa réaction.

 « Peu m'importe ! J'ai fait une promesse et je compte bien la tenir. Même si pour cela, je dois mourir vieille fille.

 — Et tu as pensé à l'honneur de ta famille ?

 — Si je m'enfuis ...

 — Non ! Un avenir radieux t'attend ! Donne-moi ce petit ! Je veillerai sur lui !

 — Mais ...

 — Il n'y a pas de « mais » qui tienne ! Je suis peut-être vieille, je n'en reste pas moins capable de m'occuper d'un enfant ! De toute manière, tu ne peux pas l'élever seule ! Comment comptes-tu le nourrir ? L'habiller ? Assumer son éducation ?

 — J'ai promis de veiller sur lui, comme mon propre fils.

 — Et pour tenir cette promesse, tu te dois de te marier.

 — Je n'épouserai pas le roi. Il refusera de l'élever.

 — Qu'en sais-tu ? Le lui as-tu demandé ?

 — Non, mais ...

 — Tais-toi, petite sotte. J'ignore ce que notre pauvre roi t'as fait, pourtant, il ne ressemble en rien à l'image que tu as de lui. Il est bon, juste et généreux. »

 Sa remarque fit resurgir toute sa colère qui l'habitait.

 « Alors pourquoi laisse-t-il les gens vivre dans la pauvreté ? Pourquoi ne fait-il rien pour les empêcher de mourir ainsi !?

 — Parce qu'il y a des choses bien plus importantes à faire avant. Aurais-tu oublié l'état du royaume à la mort de son père ? D'autant que je le soupçonne de savoir pertinemment que tu veilles sur ces pauvres âmes, sinon pourquoi t'aurait-il choisie, toi, comme candidate, alors que tu n'as aucune noble ascendance parmi tes ancêtres ?

 — Probablement pour remercier père de ses loyaux services ?

 — Allons, tu n'y crois pas toi-même. Serais-tu devenue bête ? Car dans ce cas, pourquoi es-tu la seule fille d'officier à participer ?

 — Je ... »

 Aïla commençait perdre patience devant son entêtement. Mais elle savait comment la plus jeune raisonnait. Elle n'insista pas et tenta de la convaincre de l'importance qu'il y avait à ce qu'elle épouse Jamal ben Ahmad Al Shamseni. Depuis que les gens avaient eu vent de sa participation à cette sélection, beaucoup de femmes étaient venues la voir. Elles lui avaient dit que leurs familles comptaient sur elle pour la former au mieux afin qu'elle remporte la victoire. Tout le monde était convaincu qu'elle était la reine qu'il leur fallait, excepté la concernée qui se tenait en face d'elle, dévastée par la perte d'une prostituée.

 « Ne dis rien ! Tu sais que j'ai raison. Écoute-moi bien, ma fille, tu te retrouveras dans une arène peuplée de dindes en chaleur. Elles n'ont toutes qu'un seul but, mettre le grappin sur le roi, pour la couronne et la fortune ! Elles possèdent des alliances stratégiques et bénéfiques dans leur dot. Toi, tu n'as rien, ni rang ni dot. La seule chose que tu peux lui apporter, c'est l'amour de son peuple. Mais c'est un atout non-négligeable et il le sait, car un royaume où le dirigeant est aimé de son peuple sera prospère. Et ce que ces dindes oublient, c'est que sans le peuple, elles ne sont rien. Tu as un don, petite ! Et ce don lui sera infiniment plus utile que toutes les alliances du monde. Tu veux sauver tes amis ? Très bien ! Deviens notre reine et ainsi, tu auras le pouvoir nécessaire pour les sortir de la misère et plus aucune Beha ne devra se prostituer pour survivre, car plus rien ni personne ne t'empêchera d'agir comme tu le souhaites. »

 Elle reprit son souffle et la scruta sévèrement, la défiant de la contredire.

 « Maintenant donne-moi ce petit, je vais prendre soin de lui, ne t'inquiète pas. Mais en échange, je veux que tu me promettes que tu feras tout pour être à la hauteur de la tâche qui te sera confiée pour faire honneur au nom de ton père, que tes ancêtres avant toi ont porté, afin que ta famille reste prospère pour les générations à venir. »

 Leïla comprit qu'elle n'avait pas le choix. D'autant que les paroles d'Aïla trouvaient écho dans ses propres convictions. Oui, elle ne voulait pas épouser le roi et devenir reine. Mais elle souhaitait ardemment sortir son peuple de la misère. Et en cela, elle n'avait pas d'autre solution que de l'épouser et de régner à ses côtés.

 « Je te promets de faire de mon mieux.

 — Bien ! Maintenant, va te laver, tu es couverte de sang et de poussière. Ton père veut te voir. »

 Elle lui obéit. Elle se dévêtit et se lava rapidement dans l'eau fraîche de son bain. Elle le prenait ainsi, car elle n'avait jamais la patience d'attendre que l'eau chauffe avant de s'immerger dedans. Une fois propre, elle s'habilla à la hâte d'une chemise de coton blanc et d'un pantalon noir, claquant des dents, tant elle avait froid. Quand elle fut prête, elle rejoignit son père dans son bureau.

 Leur maison était de taille modeste. Située au milieu d'un jardin et d'une cour extérieure utilisée pour les entraînements, elle était montée sur deux étages. La cuisine, la salle à manger, le salon, la bibliothèque et le bureau du patriarche formaient le premier étage. Le second était constitué de cinq chambres séparées par un long couloir. Elle descendit l'escalier de bois et se dirigea vers le fond de la maison où se trouvait sa destination. Elle toqua à la porte et entra quand on lui en donna l'ordre.

 « Vous vouliez me voir, père ? »

 Au son de cette voix, il releva la tête de ses papiers sur lesquels il travaillait. Il l'observa de haut en bas, rassuré de ne voir aucune blessure visible. Il restait néanmoins soucieux de l'allure qu'elle avait à son arrivée à son retour. Elle était couverte de poussière et de sang, de la tête aux pieds, les cheveux défaits, le visage marqué par des sillons de larmes. Il avait eu la peur de sa vie. Aïla lui avait ordonné de se rendre dans son antre pour se calmer sinon il lui aurait déjà sauté dessus dès son arrivée pour exiger des réponses afin de soulager son angoisse.

 « Que s'est-il passé ? Êtes-vous blessée ?

 — Non, ne vous inquiétez pas, père.

 — Alors pourquoi étiez-vous couverte de sang ?

 — J'ai dû prendre en charge un accouchement difficile. Le bébé était mal positionné et j'ai ouvert le ventre de la mère pour les sauver. Mais j'ai échoué, elle est morte. Et je lui ai promis de veiller sur son fils comme si c'était le mien. »

 Elle fixa le sol, culpabilisant d'avoir échoué, rongée par le regret. Son père sourit devant sa mine défaite et la fierté s'empara de lui.

 « Votre compassion vous honore, habibti »

 Il lui ouvrit grand ses bras et elle accourut pour s'y réfugier. Elle inspira son odeur qui avait le pouvoir de l'apaiser. C'était un homme fort, elle l'avait toujours considéré comme un roc inébranlable. Elle logea sa tête dans le creux de son épaule et lui exprima son inquiétude d'une voix étouffée.

 « Vous ne m'en voulez pas ? »

 Sa plus grande peur était de le décevoir. Elle le percevait comme son héros, son modèle. Il resserra ses bras autour de son corps.

 « Jamais ! Vous êtes ma fille et je suis fier de la femme que vous êtes devenue. Avec votre compassion et votre grand cœur, vous n'aurez pas pu agir autrement. Le vouloir aurait signifié que je renie votre caractère. Or, croyez-moi, je bénis le Tout-puissant pour la fille qu'il m'a donné et la merveilleuse femme que vous devenez jour après jour. Ne vous blâmez pas de ne pas avoir pu la sauver, habibti, si vous n'aviez pas été là, son fils serait mort aussi. Soyez heureuse pour les vies que vous réussissez à sauver et laissez partir ceux qui nous ont quittés. »

 Elle soupira de soulagement à l'entente de sa réponse et des larmes perlèrent sous ses paupières. Elle se sentait terriblement émotive, ce soir, et cela commençait à l'agacer.

 « Merci, père.

 — Votre mère aurait été tellement fière de vous !

 — Mais j'aurais été différente si elle était toujours là. Je ne me serais peut-être jamais intéressée à ces gens si elle n'était pas morte dans cet incendie.

 — Le pensez-vous ? Vous avez commencé à aller là-bas afin qu'une tragédie comme celle que nous avons connu ne se reproduise plus. Et ce jour-là, vous avez vu tellement de gens mourir, que vous y seriez quand même allée afin que plus personne ne perde sa maman. Et vous l'auriez fait même si la votre n'y avait pas péri.

 — Vous avez peut-être raison, nous ne le saurons jamais.

 — Et s'appesantir sur le passé ne sert à rien. D'ailleurs, avez-vous réussi ?

 — Que donc ?

 — À faire en sorte que si un nouvel incendie se déclare, il ne détruise pas à nouveau toute la ville ?

 — Oui. J'ai mis en place un système de réservoir d'eau tout autour de la muraille. Si un jour, un incendie s'y déclenche, il suffira d'ouvrir les vannes. Cela inondera les rues et évitera au feu de se propager. Et afin d'éviter aux habitants de perdre à nouveau leurs maisons, j'ai fait en sorte qu'elles soient surélevées pendant la reconstruction ainsi l'eau ne sera pas non plus un problème.

 — Astucieux ! »

 Elle en rougit de plaisir.

 « Merci père !

 — Allez vous coucher maintenant, vous tombez de fatigue et une dure journée vous attend demain.

 — Père ?

 — Oui, mon enfant ?

 — Ce qui s'est passé aujourd'hui m'a fait réaliser l'importance de mon travail là-bas. J'aimerais pouvoir continuer d'y aller avant d'être enfermée au palais. Si je vous promets que mes escapades n'impacteront pas mon apprentissage de l'étiquette et des bonnes manières à la cour, m'autorisez-vous à continuer d'y aller ?

 — Seulement si cela ne vous perturbe pas dans vos leçons. »

 Elle lui sauta au cou, exprimant sa reconnaissance en lui embrassant sa joue.

 « Merci père ! Bonne nuit. »

 Elle quitta la pièce, le cœur léger et l'esprit tranquille. Cette discussion lui avait procuré beaucoup de bien. Culpabiliser ne servait à rien, elle avait accomplit tout ce qu'elle avait pu. L'important était de mettre en place des solutions pour que cela ne se reproduise plus. Elle se changea et se glissa dans les draps propres de son lit. Elle soupira d'aise et adressa une petite prière au tout-puissant lui demandant de l'aider pour rester forte devant les défis qui l'attendaient. Aïla répétait toujours : « Le tout-puissant ne donne jamais d'épreuves que nous ne pouvons supporter, même si parfois, c'est très dur, il veille toujours à nous montrer le chemin pour nous en sortir ». Et ce soir, elle voulait croire de tout son cœur en ses paroles.

 Salim, resté dans son bureau, observa le paysage derrière la fenêtre, un verre de cognac dans sa main droite, la gauche dans la poche de son pantalon. Il en but une gorgée avant de soupirer.

 « Ah, ma fille, j'ignore si je dois me sentir inquiet ou comblé que vous soyez devenue ainsi. Une chose est sûre, notre bon roi aura une sacrée surprise quand il vous rencontrera. Espérons que vous ne ferez pas tourner en bourrique tout le personnel du château ... Enfin, nous verrons. »

 Il trinqua avec un partenaire invisible et avala le liquide cul-sec. Il rejoignit ensuite sa chambre pour aller se coucher à son tour.

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