Chapitre 3

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 Le moment du départ arriva. Elle venait de vivre le mois le plus éprouvant de toute sa vie. Elle n'avait pas beaucoup dormi, jonglant entre ses leçons et ses escapades aux pieds des murailles.

 Aïla s'était transformée en une professeure terriblement exigeante. Quand elle n'arrivait pas à terminer ses exercices dans le temps imparti, elle devait les poursuivre quand elle partait rejoindre ses protégés. C'est ainsi qu'un matin, elle s'était retrouvée à traverser toute la ville avec une pile de livres sur la tête qu'elle ne devait surtout pas faire tomber par terre. L'objectif avait été de la forcer à marcher la tête droite. On s'était bien moqué d'elle, mais au moins maintenant, elle savait parfaitement bien se déplacer.

 Ses pieds aussi avaient beaucoup souffert. Surtout quand elle avait dû apprendre à danser. C'était son père qui s'en était chargé et elle lui avait écrasé les orteils un nombre incalculable de fois. Cependant, tout comme pour la marche, elle dansait désormais avec beaucoup de grâce et de légèreté. Et heureusement pour eux, elle avait créé un remède efficace, à base de plantes, pour soulager les douleurs physiques et musculaires. Mais Aïla ne s'était pas arrêtée là, elle lui avait aussi enseigné comment s'exprimer de manière distinguée et pour chaque juron qu'elle avait lâché, elle avait dû faire deux heures de diction supplémentaires.

 Oui, ce mois avait été un véritable enfer, mais elle était fière, aujourd'hui, d'avoir réussi à accomplir tout ce que son exigeante professeure avait jugé nécessaire qu'elle sache.

 Elle monta dans le fiacre, qui devait la conduire jusqu'au palais royal, la boule au ventre. Laisser seuls ses amis l'inquiétait. Elle était leur médecin, leur institutrice, leur conseiller, leur architecte et tant d'autres choses encore. Elle s'était acharnée à former des personnes pour la remplacer durant son absence, qui était malheureusement d'une durée indéterminée, mais elle savait que cela ne pourrait pas durer.

 Son apprenti médecin, Taher bin Habib Faqir, manquait de confiance en lui, et même si elle lui avait laissé tous ses livres de médecines et toutes ses notes, il aurait beaucoup de mal à soigner ses patients. Elle espérait que le stock de moisissures bleues, qu'elle avait transformées en médicament, soit suffisant pour au moins guérir les prostituées atteintes de la vérole. Quant à Fatima ibn Mariem Rajhab, l'institutrice, elle savait à peine lire et écrire et encore moins compter, mais saurait transmettre avec enjouement toutes ses maigres connaissances.

 Zara ibn Ghanim Sayida la doyenne, une femme d'un grand âge et pleine de sagesse auprès de qui Leïla trouvait souvent réconfort dans ses paroles, lui avait ordonné de ne pas s'inquiéter pour eux. La mort ne leur faisait pas peur, et elle pouvait frapper n'importe qui et n'importe quand. Ils lui étaient déjà tous tellement reconnaissants pour tout ce qu'elle avait fait pour eux. Elle avait grandement amélioré leurs conditions de vie. Elle leur avait appris ce qu'était l'espoir et la joie avait commencé peu à peu à fleurir dans leur cœur. Mais voilà, Leïla se sentait frustrée car elle voyait tout ce qu'il restait encore à faire pour qu'ils puissent vivre décemment.

 L'idée de rester, des mois durant, dans le luxe et l'opulence, mangeant des mets riches et variés alors que ses amis mouraient de faim au cœur de la ville, lui donnait la nausée. Et vivre dans cette arène de dinde en chaleur, comme l'avait si bien qualifié Aïla, la faisait enrager. Mais les paroles de sa chère gouvernante ne cessaient de la hanter « deviens notre reine et ainsi, tu auras le pouvoir nécessaire pour les sortir de la misère et plus aucune Beha ne devra se prostituer pour survivre, car plus rien ni personne ne t'empêchera d'agir comme tu le souhaites ... ». Et elle avait raison.

 C'était pour eux qu'elle était désormais dans cette voiture qui la conduisait vers son nouveau destin. Et c'était pour eux qu'elle se battrait pour remporter la victoire et épouser le roi. Même si elle ne savait pas à quoi il ressemblait aujourd'hui, elle savait seulement qu'il était différent de son père qui avait plongé le pays dans la ruine. Et que c'était un bel homme. Mais elle savait pour ce dernier point que les rumeurs n'étaient, bien souvent, pas objectives. Elle n'avait jamais entendu parler d'un roi moche. Et pourtant, ils restaient humains, ils n'étaient donc pas parfaits.

 Refusant de se farcir la tête d'appréhensions infondées, elle se borna à fixer le paysage qui défilait devant ses yeux pour ne penser à rien, se laissant bercer par les roulis provoqués par la route et le bruit des chevaux qui conduisaient son fiacre.

 Mais un accident sur la route mobilisa toute son attention. Elle n'était pas la seule des candidates à arpenter cette route et le cocher de l'une d'elles renversa une femme enceinte. Elle entendit une voix crier : « Continuez, je ne dois pas arriver en retard » et la voiture continua sa route sans que personne ne prenne le temps de faire une halte afin de s'enquérir de l'état de santé de la victime.

 Leïla toqua trois fois sur le plafond de son fiacre pour ordonner à son chauffeur de s'arrêter. Elle n'attendit pas qu'il soit à l'arrêt pour sauter à terre et se rendre auprès de l'accidentée qui gisait sur le sol, inconsciente. Elle avait une blessure à la tête et ses cheveux bruns étaient imbibés de sang, tant elle saignait abondamment. Elle l'examina avec soin et il fut évident qu'elle devait être opérée sur-le-champs. Sachant que les médecins de Siloé étaient bien trop souvent des charlatans, elle se résolut à pratiquer elle-même cette intervention, quitte à se mettre en retard. « Le roi attendra », pensa-t-elle devant l'urgence de la situation.

 Elle donna des ordres pour qu'elles soient installées dans une auberge où elle allait pouvoir l'opérer en toute quiétude. Elle demanda des outils de barbier pour réaliser la trépanation afin de traiter l'hématome sous-dural qui s'y était très certainement formé. Elle quémanda aussi de l'eau bouillante, des linges propres et une torche afin de pouvoir stériliser ses outils et cautériser la plaie plus facilement. Une fois ses ordres transmis, elle demanda au cocher d'emmener ses affaires au palais et lui affirma qu'elle se débrouillerait pour rentrer. Le cocher refusa d'abord, mais sous l'instance de la jeune femme, finit par accepter.

 Quand elle arriva auprès de sa patiente, elle remarqua que le choc dû à l'accident avait provoqué le début du travail. Leïla était désespérée, elle devait faire un choix, tenter de sauver le bébé et laisser mourir la mère ou tenter de sauver la mère et le bébé mourrait. S'accordant quelques minutes de réflexion, elle choisit de tout tenter pour sauver le bébé. La mère avait très peu de chance de survivre, dans tous les cas, mais le bébé non.

 Elle demanda à des volontaires de lui tenir fermement les bras et les jambes au cas où elle reprendrait connaissance. Elle glissa dans sa bouche une ceinture pour qu'elle ne se casse pas les dents sous le coup de la douleur. Enfin, elle passa la lame de son poignard, dont elle ne se séparait jamais, au-dessus de la flamme de la torche qu'on lui avait apportée. Puis, elle commença l'incision.

 La femme reprit connaissance immédiatement et tenta de se débattre avec force. Mais les volontaires tinrent bon, elle ne bougea pas. Tout en continuant l'opération, Leïla expliqua à la jeune femme d'une voix douce et avec des mots apaisants ce qu'elle faisait et pourquoi elle le faisait. La jeune mère sombra à nouveau dans l'inconscience tant la douleur était forte. Leïla sortit le bébé du cocon protecteur dans lequel il venait de passer neuf mois au moment où le père arrivait. Paniqué, on lui expliqua ce qu'il s'était passé.

 Leïla occulta la scène qui se passait non loin d'elle pour se focaliser sur l'enfant dans ses bras. Elle l'observait avec attention, aucun son n'était sorti de sa bouche et la petite fille ne semblait pas respirer. Elle comprit que la poche amniotique devait s'être percée au moment de l'accident et qu'elle s'était sans doute noyée dans le liquide censé la protéger. Elle tenta de la réanimer, mais c'était déjà trop tard, elle était morte depuis longtemps. Elle la remit à une dame qui se chargea de réaliser sa toilette et de l'emmailloter dans un lange avant de la rendre à son père pour qu'il puisse commencer son deuil.

 Pendant ce temps, elle s'occupa de la mère toujours inconsciente mais bien vivante. Elle recousit la blessure au ventre et s'attela à celle à la tête. Elle rasa les cheveux autour de la blessure, à l'aide d'un coupe-choux, et perça un trou dans le crâne avec les outils de barbier là où elle supposait pouvoir trouver l'hématome. Elle le localisa sans grande difficulté et cautérisa la plaie avec une fine tige en fer chauffée à blanc, qu'on lui avait apporté. Quand elle en eut terminé, elle fit un bandage avec un linge propre qu'elle avait découpé en fines bandelettes et demanda à ce qu'elle soit logée dans une chambre.

 Les propriétaires de l'auberge, un couple entre deux âges, pleins de bonté et touchés par la scène qui s'était déroulée devant eux, acceptèrent de bon cœur de mettre à disposition une chambre gratuitement. On la déposa sur un lit sobre et simple. Leïla prit la perfusion que Taher lui avait apportée. Quand elle avait vu l'étendue des blessures, elle avait envoyé quelqu'un auprès de son apprenti pour qu'il lui en prépare une. La perfusion, une bouteille de verre entourée d'un fil de métal, qui permettait de l'accrocher à la tête du lit, contenait une solution produite à partir de son remède extrait des moisissures bleues. Un tuyau en caoutchouc reliait le récipient à une aiguille enfoncée dans la veine du bras droit de la patiente.

 Quand tout fut installé, elle alla chercher le mari resté à l'étage inférieur de l'auberge. Arrivée dans la grande salle, elle réalisa que la nuit était déjà en train de tomber. Elle n'avait pas vu le temps passer, concentrée comme elle l'avait été sur son opération. Le roi allait sans doute s'inquiéter, voire la réprimander, mais elle s'en fichait. Elle ne pouvait décemment pas abandonner le couple sans s'être assurée que sa patiente soit sortie d'affaire et constater qu'il n'y avait pas de complications.

 Il était assis sur le perron de l'auberge, les pieds à l'extérieur. Il pleurait et hurlait tout en se balançant d'avant en arrière, serrant sa fille décédée contre son cœur. Il était grand et fort, mais à cet instant précis, il semblait faible et chétif, tourmenté par son malheur. Les larmes coulèrent face à ce spectacle déchirant. L'intervention avait duré plusieurs heures et la fatigue liée au stress et à la tension l'avait poussée à bout. Elle se prit quelques minutes pour relâcher la pression et souffla un grand coup pour se ressaisir avant d'essuyer son visage pour masquer toute trace de ce moment de faiblesse.

 Elle s'approcha doucement de lui, et lui expliqua qu'ils devaient monter ensemble pour surveiller l'état de son épouse et détecter d'éventuelles améliorations quant à son état de santé.

 « Va-t-elle s'en sortir ?

 — La nuit sera décisive. Mais ne perdez pas espoir, monsieur, je ferai tout pour qu'elle vive. »

 Il hocha la tête, et des boucles de ses cheveux bruns tombèrent sur son front. Il les dégagea d'un geste rageur de la main et la sonda de ses yeux clairs avant de se relever et de la suivre à l'étage où se trouvait sa femme endormie. Il observa rapidement la chambre autour de lui, elle était simple et sobre, puis se dirigea vers le lit d'un pas décidé. Il s'assied à son chevet et posa leur bébé sur son ventre. Ce contact la réveilla. Elle avait le regard fiévreux et le teint pâle, mais afficha une mine réjouie quand elle le vit. Il lui caressa les cheveux avec tendresse, arborant un sourire triste, son visage encore dévasté par les larmes.

 On put voir le moment exact où elle comprit que sa petite fille n'avait pas survécu. Son visage se décomposa, son regard se remplit de larmes et ses yeux se voilèrent de regrets. Elle embrassa l'enfant sur son front et son mari sur la bouche dans un ultime baiser d'adieu. Elle ferma ses paupières et sombra à nouveau dans l'inconscient. Sa respiration se fit plus lente et son cœur cessa doucement de battre pour finir par s'arrêter pour toujours.

 Son mari manifesta son chagrin par un hurlement déchirant qui vint briser le silence de la nuit. En une nuit, il avait tout perdu, sa précieuse fille dont il attendait la venue avec impatience depuis neuf mois maintenant ainsi que sa femme, son rayon de soleil et sa raison de vivre. Il s'en voulait de l'avoir laissée seule, ce jour-là, pour aller chercher le lit de l'enfant que son ami venait de terminer. Rongé par le désespoir, il resta prostré devant le lit, sa tête posée sur le ventre de son épouse, le visage tourné vers son bébé.

 Leïla était impuissante face à sa détresse. Elle le prit dans ses bras afin de le consoler du mieux qu'elle put, mais il en profita pour s'emparer de son poignard, qu'elle avait rangé dans son fourreau qui pendait à sa ceinture, et sectionna sa jugulaire afin de suivre sa famille dans la mort.

 Leïla sentit le découragement la gagner. Elle leva les yeux vers le ciel, les bras ballants contre son corps.

 « Pourquoi !? Qu'avaient-ils fait pour mériter cela ? »

 Son corps fut parsemé de soubresauts qu'elle ne pouvait contrôler en raison de ses sanglots. Elle laissa libre cours à sa peine, faisant fi de son environnement. Elle resta ainsi pendant de longues minutes. Ses larmes se tarirent, mais sa douleur demeura. Elle était encore dans un état second, complètement atone, quand le roi arriva dans l'auberge pour la récupérer.

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