Chapitre 6

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 De retour dans son bureau, Jamal ne réussit pas à reprendre son travail. L'odeur de la jeune femme imprégnait l'air qu'il respirait et toutes ses pensées étaient tournées vers elle.

 Incapable de se concentrer, il regarda le travail qu'elle avait achevé. Elle était douée, c'était incontestable. Elle avait noté dans son carnet toutes les anomalies et les erreurs qu'elle avait détectées. Comme il s'y attendait, les impôts de la province de Salem comprenaient des erreurs. Achmed pensait-il vraiment qu'il n'allait pas vérifier ? Cet homme était encore plus stupide qu'il ne le pensait.

 Il savait que rares étaient les dirigeants ou les gouverneurs qui se trouvaient à ses côtés à être droits et justes. La plupart étaient corrompus et prompts à voler dans les caisses de l'État. Ils étaient égoïstes et ne pensaient qu'à enrichir leurs familles plutôt que de veiller aux intérêts du peuple et au bon fonctionnement du royaume. Et cela coûtait aux classes populaires car elles croulaient sous le poids des impôts.

 Il était triste et la frustration le rongeait de ne pouvoir rien faire afin de les aider. Il avait beau être le roi, il était pieds et mains liés face à ces gens qui menaçaient son pouvoir et son autorité. Cela avait beau faire deux ans qu'il était monté sur le trône, s'il décidait de mettre en place une réforme drastique, il allait au devant d'un coup d'État. Ce qu'il ne pouvait se permettre car son remplaçant mènerait son pays vers sa perte. Il souffla de frustration, lassé par la charge de travail phénoménale qu'il avait encore devant lui.

 Son père et sa mère avaient presque dilapidé toute la fortune du royaume, les caisses étaient presque vides et la corruption rongeait les différentes sphères du pouvoir. Leur vanité l'avait dégoûté et plus les jours passaient, lui montrant davantage l'étendue des dégâts qu'ils avaient causés, plus sa haine envers eux grandissait. Il n'avait confiance en personne, excepté en Zayed bin Azmi Mustashar, son bras droit et ami.

 Les nobles qui l'entouraient étaient corrompus. Les cultures avaient été ravagées par les maladies. La peste avait frappé au Sud, décimant un tiers de la population. Des rébellions éclataient un peu partout et personne ne voulait s'engager dans l'armée, si bien qu'il manquait de soldats et de moyens pour maintenir l'ordre.

 Il se sentait tellement seul face à la montagne qu'il devait gravir pour atteindre le but qu'il s'était fixé, à savoir, redresser l'économie du pays et assurer la prospérité de son peuple. Il avait besoin d'une femme à ses côtés. Il n'en voulait qu'une, Leïla ibn Salim Khazar, la petite pleurnicheuse d'autrefois qui s'était transformée en une magnifique beauté dotée d'une grande compassion et d'un désir brûlant d'améliorer la vie de ces pauvres âmes démunies. Cependant, son conseil s'y était fermement opposé car elle n'était pas de noble extraction et ne servait pas leurs intérêts.

 Quand la question de prendre femme s'était posée, tous ses ministres lui avaient donné une liste de noms de qui ferait une parfaite épouse selon eux. Chacune servait leurs intérêts, et aucune n'avait les épaules pour porter sa couronne. Car elles étaient toutes intéressées par la richesse et le pouvoir. Elles étaient toutes tellement superficielles. Il se rappelait encore ce premier dîner de la veille, qui lui avait donné un terrible mal de tête. L'idée de passer le restant de sa vie avec l'une d'elles lui procurait la nausée et le fit frissonner d'effroi.

 Non, il voulait Leïla à ses côtés, c'était la seule à correspondre à ses attentes. Elle avait les intérêts de son peuple à cœur et se démenait pour le bonheur des plus défavorisés avec acharnement. Elle était douce, sensible, dotée d'un charme fou qui ne cessait de lui faire perdre la tête. Il avait été surpris d'apprendre qu'une femme comme elle existait parmi son peuple et surtout qu'elle soit toujours célibataire. Quand il avait appris son existence, il avait remercié le ciel de lui avoir donné un père aimant, trop attaché à elle pour vouloir la marier au premier venu, la rendant encore célibataire à dix-neuf ans passé.

 La première fois qu'elle avait attiré son attention, c'était quand il avait découvert qu'une femme soignait les malades gratuitement. Cela l'avait intrigué, tout d'abord parce que les femmes médecins n'étaient pas courantes et également parce qu'elle ne demandait rien en échange de ses services. Et quelle ne fut pas sa surprise quand il avait poussé ses recherches, motivé par la curiosité, de découvrir qu'elle n'était pas seulement médecin mais tellement d'autres choses encore. Elle avait littéralement révolutionné la vie des badauds échoués aux pieds des fortifications de Siloé.

 Elle avait réussi l'exploit d'améliorer leur quotidien sans aucune aide financière. Elle avait relancé leur économie en s'assurant qu'ils puissent utiliser leurs savoir-faire, qu'ils avaient acquis au sein de leur provinces d'origines, et les valorisés ici. Elle avait aussi conçu des petits jardins qu'ils pouvaient cultiver et utiliser afin d'y faire pousser des légumes et autres denrées nécessaires pour qu'ils puissent manger gratuitement. Elle avait instruit leurs marmots en ayant comme objectif de leur offrir un avenir autre que celui de leurs parents et leur donner l'espoir de sortir un jour de la misère quotidienne. Et son projet de citerne, dont l'objectif était d'éviter un nouvel incendie de l'ampleur de celui qui avait ravagé la ville onze ans auparavant, était tout simplement brillant.

 Il n'avait jamais eut l'occasion de la rencontrer jusqu'à présent, mais son intelligence l'avait fasciné et même si elle l'ignorait, elle lui avait plusieurs fois servi d'exemple, lui permettant ainsi de résoudre une multitude de problèmes qui s'étaient dressés sur sa route. Il avait appris à raisonner avec l'argent et, les caisses étant vides, il avait dû faire face à sa plus grande impasse, c'est-à-dire : Comment redresser tout un royaume sans argent ?

 La réponse, il l'avait trouvé dans son travail. Elle avait accompli dans une moindre mesure ce qu'il devait accomplir à grande échelle. Désespéré, il avait reproduit son schéma avec peu d'espoir de résultats, mais contre toute attente, cela avait parfaitement bien fonctionné.

 L'économie de son royaume avait presque triplé au cours de la dernière année et ne cessait d'augmenter. Quant aux récoltes, il avait observé son idée de petits jardins et avait décidé d'appliquer la même chose avec l'optique d'accroître la productivité initiale. Et cela avait à nouveau fonctionné. Ils étaient à l'abri de la famine durant l'année à venir et une bonne partie de la suivante en raison des réserves qu'ils avaient pu stockées dans des greniers adaptés.

 Il avait aussi entendu les conseils d'hygiène et de propreté qu'elle enseignait et qui permettait d'éviter la propagation des maladies. Là encore, il avait reproduit son exemple et, depuis près d'un an, aucune épidémie n'avait frappé le pays.

 Sans le savoir, elle produisait des modèles à petite échelle qu'il appliquait ensuite dans tout le royaume. Cela lui avait permis de gagner un temps fou, accomplissant en une année ce qu'il lui avait fallu à elle pas moins de dix à concevoir et mettre en place. Et ce soir encore, elle lui avait démontré qu'elle saurait être à la hauteur de la tâche qui l'attendait.

 Mais son chemin était désormais semé d'embûches et elle semblait elle-même ne pas aspirer vivre à ses côtés. Le désespoir se glissa tout doucement au sein de son esprit avant qu'il ne le rejette d'un geste de la main, agacé. Non ! Rien n'est couru d'avance ! Elle avait dit qu'elle n'épouserait que la personne qu'elle aimerait. Bien, il devrait donc faire en sorte qu'elle l'aime, au moins autant que lui l'aimait. Fier de sa nouvelle résolution, il rassembla les papiers qu'elle avait triés et les classa sur les étagères de son bureau. Une fois la tâche achevée, il se remit au travail.

 Quand l'aube arriva, des coups frappés à sa porte lui firent relever la tête. Il donna l'ordre d'entrer d'une voix forte qui résonna dans la pièce, perturbant le silence qui y régnait jusque-là. Son conseiller entra. C'était un homme de haute taille, les cheveux blonds et les yeux bleus. Il avait la peau hâlée par le soleil bien qu'elle soit plus claire que la plupart de ses compatriotes, en raison des nombreuses heures qu'il passait à l'intérieur, enfermé dans son bureau, à travailler d'arrache-pied, dans le seul but de soulager la charge qui pesait sur les épaules de son roi. Il se figea en une moue réprobatrice quand il vit que ce dernier portait toujours les mêmes vêtements que la veille, signe qu'il avait passé la nuit à travailler.

 « Encore une nuit blanche, Votre altesse ? »

 Il était inquiet du rythme qu'il s'imposait. Ils avaient grandi ensemble et se considéraient comme des frères. Ces dernières années, à la tête de son pays, l'avaient vu s'amaigrir et ses traits étaient de plus en plus marqués par la fatigue. Il ne dormait presque pas et uniquement quand son corps était sur le point de s'effondrer. Il espérait que la situation s'améliorerait rapidement avant qu'il ne se tue à la tâche. Son peuple ne pouvait se permettre de le perdre. Pas alors que la situation politique était aussi délicate.

 « En effet. Cependant, j'ai eu une agréable surprise, cette fois-ci. Une aide impromptue mais néanmoins très précieuse m'a été apportée de la part d'une personne délicieuse. J'ai réussi à beaucoup avancer. »

 Sa réponse le surprit et le petit sourire qu'il affichait lui fit chaud au cœur. Il y avait longtemps qu'il ne l'avait pas vu, son visage arborant la plupart de temps une expression sérieuse ou angoissée. Sa curiosité en fut exacerbée et il se demanda qui était cette personne à en être l'origine.

 « Vraiment ? Qui donc ?

 — Leïla ibn Salim Khazar.

 — La retardataire ?

 — Celle-là même ! »

 Il fronça les sourcils, sceptique. Il savait qu'elle tenait le cœur de son ami entre ses mains et cela l'inquiétait. Et qu'il ait accepté de lui faire suffisamment confiance dès leur première rencontre pour lui confier du travail suffit à accroître son anxiété.

 « Et quelle tâche lui as-tu confié ?

 — De vérifier la concordance des impôts.

 — Rien que ça ! »

 Il était vraiment impressionné. D'autant que son ami n'avait pas l'habitude de déléguer, ne faisant confiance à personne. Alors donner une mission de cette ampleur à une novice, une femme de surcroît, le laissait perplexe. Que lui avait donc fait cette femme pour mériter autant d'égard de sa part ? Il en venait presque à nourrir de la jalousie envers elle.

 « Oui et elle a fait du très bon travail. Tiens, regarde par toi-même. »

 Jamal lui tendit les feuillets de notes qu'elle avait noirci de commentaires. Il s'en empara et les parcourut avec attention. C'était de l'excellent travail, il n'aurait pas fait mieux lui-même. Il allait devoir revoir son jugement sur elle. Il avait vu d'un mauvais œil la fascination que lui portait Jamal, mais dut admettre que le rôle qu'on lui prédestinait lui allait parfaitement. Il lui rendit les documents, que son interlocuteur rangea ensuite à leur place. Il plaça ses mains dans ses poches de pantalons et l'observa suffisamment longtemps pour que l'autre relève la tête et arrête de travailler.

 « Qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi me fixes-tu ainsi ?

 — J'admets l'avoir mal jugée. Elle n'est pas seulement belle et généreuse, elle est aussi très douée avec les chiffres.

 — Et pas seulement !

 — Mon ami, je sais que tu as des sentiments envers cette femme, mais je ne peux m'empêcher de te mettre en garde. Ne crains-tu pas que l'attrait de la couronne ne la transforme en une créature perfide ?

 — Leïla !? Leïla ibn Salim Khazar !? S'il y a bien une femme qui ne court pas après ma couronne, c'est bien elle. J'ai entendu dire qu'elle avait pesté tout le mois suivant l'annonce de sa convocation ici car elle ne voulait pas venir, je cite, « se complaire dans le luxe et l'opulence alors qu'on crève de faim dans les rues de la capitale ! » Je crois qu'il n'y a aucun risque qu'elle devienne tout d'un coup une femme perfide et égoïste comme toutes ces dames qui peuplent actuellement mon sérail.

 — Tu as sans doute raison. Mais rien n'est encore gagné, le conseil ne te laissera pas l'épouser. »

 Son visage devint grave et il bougonna dans sa barbe.

 « Il faudrait déjà la convaincre, elle, de m'épouser. Je me prépare à affronter un adversaire des plus redoutables. »

 Son bras droit ne put s'empêcher de le taquiner devant sa mine défaite.

 « Tiens donc ? La petite roturière serait-elle capable de résister à ton royal charme ?

 — Si tu savais ! Elle me déteste !

 — Allons, allons, elle a passé une nuit presque blanche à travailler à tes côtés. Pourquoi diable l'aurait-elle fait, si elle te détestait ? »

 Il lui raconta ce qu'il s'était passé la veille et pourquoi elle avait tenu à l'aider. Il lui avoua aussi la raison de son inimitié envers lui. À la fin de son récit, son ami était pris d'un fou rire inarrêtable.

 « C'est bon, as-tu fini ? Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle ? »

 Il était vexé que son frère de cœur se moque ainsi. Ne pouvait-il pas comprendre à quel point l'avoir à ses côtés lui était devenu vital ? Tant pour son pays que pour lui-même. Elle ne cessait de peupler ses rêves et ses pensées depuis tellement longtemps. Si bien qu'il lui était désormais impossible d'envisager l'avenir sans elle à ses côtés. Zayed finit enfin par se calmer et essuya les larmes de rire qui avaient jailli de ses yeux.

 « Mais pourquoi lui as-tu dit ça ? »

 Il faisait allusion à ce qu'il lui avait dit bien des années en arrière.

 « Je venais de passer la matinée avec Émilira ...

 — C'est donc cela. Tu as pensé qu'elle était identique à ta cousine sans savoir quelle était la raison de son chagrin.

 — C'est bien cela. Mais pour ma défense, à cette époque déjà, je percevais toutes les filles comme étant des créatures excellant dans l'art de la manipulation et pleurnichant sans cesse de façon à obtenir ce qu'elles veulent.

 — Je comprends mieux maintenant. Et que comptes-tu faire à propos de l'incident d'hier ?

 — Mener une enquête. Cela dit, je pense déjà savoir qui est la responsable.

 — Ah bon ? Laquelle de tes princesses est-ce donc ?

 — Il n'y en a qu'une qui arpentait cette route et qui serait suffisamment perfide et égoïste pour agir de la sorte...

 — Oh non ! Tu ne penses pas que ce soit elle ?

 — Malheureusement, si.

 — Mais comment vas-tu faire ? En souhaitant punir ce crime, tu vas te mettre à dos ton allié le plus puissant ! Et connaissant sa susceptibilité, surtout lorsqu'il s'agit de sa précieuse fille chérie, tu risques de te retrouver avec une guerre sur les bras !

 — Hélas, oui, et c'est là toute l'étendue de mon problème ! Mais trois personnes sont mortes cette nuit-là et ce par sa faute, je ne peux pas rester assis sans rien faire.

 — Elle niera, tu vas avoir besoin de preuves solides.

 — Certainement, oui. Mais peu importe, il est hors de question que je l'épouse !

 — Là n'était pas la question puisque tu souhaites épouser la fille de Salim bin Bassim Khazar.

 — Oui et cette histoire de sélection n'est de toute façon qu'une mascarade montée dans le seul but qu'elle acquiert sa légitimité pour devenir ma reine. Toutes ces princesses n'imaginent pas une seule seconde qu'elles n'ont aucune chance de gagner. J'ai réussi à manipuler le conseil pour que les épreuves choisies correspondent au profil de Leïla. Quand elle sera la seule à être encore en liste, ils n'auront pas d'autres choix que de l'accepter. Ensuite, une fois qu'elle sera couronnée reine, je m'efforcerais de faire un grand nettoyage parmi mes ministres et les gouverneurs des provinces.

 — Pourquoi pas avant ?

 — Parce que cela serait trop risqué... Mais, ne t'inquiète pas ! Malik et son équipe s'occupent de monter un dossier contre chacun des membres corrompus. On les fera tomber tous ensemble, au moment où ils s'y attendront le moins.

 — C'est risqué mais astucieux, en effet.

 — Tout vient à point pour celui qui sait attendre ! Ne l'oublie pas, mon ami.

 — J'ai confiance en ton jugement, Jamal.

 — Merci. Ton soutien m'est précieux.

 — Seulement mon soutien ?

 — Ton amitié aussi, vieux frère !

 — J'aime mieux ça ! »

 Sa répartie provoqua l'hilarité des deux hommes. Ils échangèrent encore quelques informations relatives au déroulement de la journée et au travail accompli durant la nuit avant que le roi ne se décide à retourner dans sa chambre pour se laver et se changer afin d'être présentable pour le petit déjeuner. Une terrible migraine commençait déjà à poindre derrière son crâne à l'idée de retrouver toutes ces princesses et il prit tout son temps dans le but de retarder au maximum ce moment douloureux.

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