Chapitre 1.1

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Tous les soirs, en rentrant du lyceum, Marie s’arrêtait devant la vitrine avant de rentrer chez elle. C’était un magasin de jouets anciens, que l’on croyait sorti d’un conte des Grimm : nounours mécaniques de première génération, traineaux antiques, boites à musique désuètes... les objets qu’il contenait faisaient rêver tous les gamins du quartier. Mais le magasin était tenu par un vieil homme bizarre, qui, d’après la rumeur locale, détestait les enfants. Marie savait que c’était faux. M. Drosselmayer était même son seul ami. Il comprenait sa passion des vestiges de l’Ancien Monde, des mécanismes subtils d’avant le Prisme. Ce soir précisément, après une dure journée à l’école, elle avait besoin de lui parler.

Cependant, lorsqu’elle regarda à travers les carreaux, il n’y avait personne : seulement des jouets d’un autre âge, en bois ciré et en velours élimé, aux yeux de billes et à la peau de porcelaine.

La neige s’était mise à tomber avec la nuit, et elle tourbillonnait sur les pavés inégaux du Vieux Quartier. La lueur tremblante du lampadaire semblait pâlotte ; dans les rues froides et mouillées, il n’y avait plus personne. Les enfants avaient finalement délaissé les batailles de boules de neige pour rentrer chez eux.

Il y avait une nouveauté aujourd’hui. Un sapin éclatant, tout blanc, recouvert de boules d’or trônait dans la vitrine. Marie le regarda avec émerveillement. Sa famille n’en avait pas de si beaux à Noël : leur père gagnait trop peu d’argent, et leur maison était trop petite. Depuis que le gang de Mauser avait la main mise sur le commerce, plus personne en ville ne pouvait faire de bénéfices.

Soudain, son regard fut attiré vers le fond du magasin. Il y avait une nouvelle poupée sur l’établi, toute de noir vêtue. Elle est plus grande que les autres, beaucoup plus grande. Jamais Marie n’avait vu de poupée d’aussi grande taille. Fascinée, elle resta bloquée sur son visage : aussi pâle que la première neige au fond d’un bois, la porcelaine formait un masque parfait, si beau qu’on en pleurerait.

La porte s’ouvrit avec un tintement de grelots. Marie recula, surprise. En levant les yeux, elle découvrit un homme sans âge, aux yeux bleus comme des saphirs.

— Cela fait un moment que vous êtes là, jeune fille.

— Bonsoir, Herr Drosselmayer.

Le boutiquier lui répondit par un sourire chaleureux.

— Entrez donc, fraulein. Il fait trop froid dehors ! Je fais vous faire un chocolat chaud.

On avait toujours appris à Marie à ne pas s’imposer, et elle savait que ses parents n’avaient pas assez d’argent pour acheter quelque chose à M. Drosselmayer pour la Saint-Nicolas. Mais la poupée qui la fixait de ses yeux grenat à travers le verre bombé de la vitrine l’intriguait trop. Hésitante, elle posa un soulier sur le bois poli du marchepied, puis deux. Une grande main osseuse fit le reste. La porte se referma avec un tintement de carillon.

M. Drosselmayer se frotta les mains.

— C’est l’heure du chocolat chaud !

Il disparut dans l’arrière-boutique. Marie l’entendit chantonner un air vieillot, du genre valse viennoise. Un agréable feu de cheminée – qui n’avait pas l’air factice – flambait dans l’âtre, parant les yeux de verre des jouets de lueurs dansantes. Marie chercha la nouvelle poupée du regard. Elle ne se trouvait plus sur l'établi. Où était-elle ?

— Tes parents vont bien ? lui lança M. Drosselmayer de la petite cuisine. Et le jeune Fritz ?

— Ils vont bien, merci, Herr Drosselmayer, répondit Marie en continuant son inspection.

C’était un mensonge, bien sûr. Fritz n’allait jamais bien. Plus jamais.

— Parfait, parfait.

Elle était là, assise dans un coin. Ses grandes jambes étaient ouvertes et sa tête penchait sur un côté, lui donnant presque un air triste. Sous le bonnet à grelots apparaissait son masque blanc. Un visage de fantôme... une demi-lune dans une nuit noire. Ce visage avait quelque chose de tragique. Un froncement imperceptible dans ses traits de statue, une incurvation ironique sur sa bouche impassible. Marie aperçut une larme en cristal de bohème, collée sous son œil gauche. C’était très beau.

— Tu regardes mon Teufel ?

Surprise dans sa contemplation, Marie se retourna vivement. M. Drosselmayer venait de surgir dans son dos. Au fond d’elle subsistait une désagréable impression ; celle d’avoir regardé quelque chose d’interdit.

— Teufel ?

Le boutiquier secoua la tête. Un sourire immense fendait sa bouche.

Ja wohl, fraulein. Il s’appelle Teufel.

Marie fronça les sourcils.

— Le Diable ? Mais pourquoi appeler une si belle poupée ainsi ? Elle a un visage si beau ! Cela devrait plutôt être un ange.

— Le diable était un ange, au départ, expliqua M. Drosselmayer avec un sourire mystérieux. Le plus beau de tous. De plus, il y a toujours un diable dans un théâtre de marionnette. Enfin, Teufel n’est pas une poupée : c’est un automate.

— Un automate ?

Ja, ja. Un automate.

Marie regarda la poupée avec plus d’attention. Un automate… cela faisait de ce jouet un objet bien plus avancé que la plupart de ceux qui étaient exposés dans la boutique.

— Est-ce qu’il fonctionne ?

— Seulement les nuits sans lune, répondit M. Drosselmayer d’une voix soudainement lugubre.

Marie fixa le boutiquier, interdite. Il éclata de rire.

Ach, je raconte n’importe quoi ! Je suis impardonnable. Malheureusement, Teufel est cassé. J'essaie de le réparer. C'est une antiquité, vois-tu ! On ne fais plus ce genre de modèles, de nos jours. Tiens, voilà le chocolat.

Il tendit à Marie une tasse bien chaude. Elle la prit en murmurant un merci. Le chocolat était bon, délicieux, même. M. Drosselmayer faisait le meilleur chocolat de la Vieille Ville. Ils le dégustèrent en silence. Dehors, les flocons tombaient toujours. Des petits chanteurs de cantiques avaient envahi les rues de leurs voix pointues.

— Qu’est-ce que vous avez demandé pour Noël, Fritz et toi ?

La jeune fille baissa la tête, soudain sombre.

— Rien qui ne se trouve dans un magasin de jouets.

Le vieil homme leva un sourcil.

— Tu es sûre ?

Marie lui rendit son regard. Pour une fois, elle ressentit l'envie de se confier.

— Je voudrais… je veux que le Roi des Souris disparaisse. Qu’ils nous laissent enfin tranquilles, qu’on ne les revoie jamais. C’est possible, ça ?

Marie pensa un instant s’être montrée un peu trop hardie dans ses propos. Personne ne mentionnait le Gang de Mauser à voix haute, jamais. Même sous ce nom de code. Cependant, le vieil artisan ne s’en offusqua pas.

Ach so ? sourit-il d’un air complice. Alors, j’ai ce qu’il te faut.

Et, avec un geste théâtral, il désigna du doigt sa marionnette.

— Teufel ?

Ja wohl Fraulein, der Teufel !

Cette fois, son sourire était vorace. Il avait déclamé cette appellation comme un Monsieur Loyal appelle son jongleur en scène, d’une voix grandiloquente et théâtrale.

Marie baissa la tête.

— Ma mère ne voudra jamais… nous ne sommes pas assez riches pour avoir un automate, même vieux et cassé.

M. Drosselmayer posa sur son épaule une main compatissante. Puis il piocha une poignée de petites papillotes emballées dans du papier d’argent.

— Tiens, voilà des stöllen. Ramènes-en pour Fritz, aussi.

Danke schön, Herr Drosselmayer.

— Allez, ne te mets pas en retard. Tu sais bien ce qu’on dit de notre communauté : toujours à l’heure, comme un horloger helvète ! Dis bonjour à tes parents de ma part.

Et, sur un dernier sourire, il la poussa dehors.

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