Chapitre 1.2

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Bien que la plupart des sujets de l'Empire aient oublié le sens du mot « helvète », les gens du bourg de Hameln étaient en effet réputés pour leur ponctualité et leur précision. C’était, soi-disant, ce qui faisait d’eux de si bons fabricants d’automates : leur production passait pour la meilleure de toutes. Et pourtant, comble de l’ironie, les Silverhaus ne possédaient pas d’automates. D’ailleurs, parmi les gens du bourg, peu en avaient. Peut-être les Karlstejn, au château là-haut. Marie n’en savait rien : même si elle allait à l’école avec la jeune Miliča, elle n’avait jamais été invitée chez eux. Les Karlstejn se terraient dans leur château, comme tout le monde au bourg, d’ailleurs.

Avant l’arrivée de Mauser et de sa troupe, songea Marie en se déchaussant, c’était différent…

Mais au fond, elle n’en savait rien. Le Roi des Souris s’était installé à Hameln quelques années à peine après sa naissance.

Parfois, les gens en parlaient. Herr Feuerstein, quand il avait un coup de nez, racontait volontiers ce jour funeste où Hans Mauser avait franchi les portes de la ville avec sa troupe de va-nu-pieds. C’était un quatre décembre, la veille de la Saint-Nicolas, il y avait pile treize ans de cela. Au début, les bourgeois les accueillirent bien. Ils les prenaient pour des survivants de la bataille de Tann. Mais ce n’étaient que de vils malandrins… qui, rapidement, firent tomber les masques. Cela commença par de sombres rumeurs. La fille d’un tel avait disparu, la famille d’une autre quittait le bourg sans préavis… on parlait de racket, de vols. Et de viols. Bientôt, les gars de Hans Mauser ne se cachèrent même plus. Ils commirent leurs crimes au grand jour, et forcèrent les gens du bourg à devenir leurs obligés.

Le maire tenta bien de faire quelque chose. Il envoya une lettre de doléances à l’Empereur, afin d’obtenir l’aide de l’armée impériale. Mais Hameln, oublié de tous, était situé trop loin du cœur de l’Empire. Les automates hamelnois étaient passés de mode, leurs fabricants aussi. On trouvait leur façon de vivre désuète et leur ville, célébrée jadis comme la dernière survivance d’un passé glorieux et révolu, passait désormais pour un décor de carton-pâte. Personne ne répondit à leur appel, et, un froid matin brumeux de janvier, on retrouva le maire pendu sur le Pont du Vieux Canal. Depuis, personne n’avait osé bouger. Encore aujourd’hui, les gens de la Vieille Ville préféraient faire un détour plutôt que d’emprunter ce pont, qu’on avait rebaptisé « pont du Diable ».

— Marie ? C’est toi ?

La voix inquiète de son frère sortit la jeune fille de sa rêverie. Fritz se tenait debout dans le couloir encombré, son nounours élimé dans les bras. Il était rentré de l’école avant elle. Comme d’habitude, il s’était empressé de récupérer son vieux Teddy.

— Herr Goldbär se porte bien, aujourd’hui ?

Fritz hocha sa petite tête blonde.

— Oui, mais il était inquiet…

— Inquiet pour quoi ?

— Pour toi, murmura son frère.

Marie sourit, puis elle lui ébouriffa les cheveux.

— Tout va bien. Tu sais que je suis protégée par la Fée Bleue… tiens, Herr Drosselmayer te passe le bonjour. Il m’a donné ça pour toi.

Marie ouvrit sa main, révélant les mini-stöllen dans leur papier brillant.

— La Fée Bleue n’existe pas, murmura Fritz en posant sa petite main dans celle de sa sœur. Mais le Roi des Souris, oui.

— Le Roi des Souris est un cauchemar, Fritz. Il n’existe pas vraiment.

— Quand Saint-Nicolas nous aura apporté notre automate, on n’aura plus rien à craindre de lui, renchérit Fritz. Pas vrai ? Même un bandit aussi méchant que le Roi des Souris ne peut rien faire contre un « Casse-Noisette ».

Pour Noël, Fritz avait commandé un automate. Un véritable automate de protection, comme ceux que possédaient autrefois les rois et les ambassadeurs : le modèle de soldat « Casse-Noisette ». Pour aider son frère à obtenir ce qu’il désirait tant, Marie s’était jointe au projet. Mais elle savait bien que ses parents n’avaient pas les moyens. Depuis la fin de la guerre qui avait mis un coup d’arrêt à leur production, les automates étaient devenus des pièces de collection.

— C’est vrai, répondit Marie malgré tout. Le Roi des Souris ne peut rien faire contre un Casse-Noisette. Allez, viens. Maman doit nous attendre. J’ai promis que je l’aiderais à décorer le sapin. Papa le ramène ce soir, tu as oublié ?

Leur père, Matthias, était bûcheron. Il partait parfois des jours entiers dans l’immense forêt qui fermait Hameln côté nord-est, mais il ne manquait jamais de rentrer pour Noël, avec un arbre coupé au cœur de la Forêt Noire.

— Le sapin ! Le sapin !

Fritz bondit comme un diable dans sa boîte. Face à ses effusions, Jawohl, le gros chat roux de la maison, qui avait consenti à sauter de son vieux fauteuil pour venir aux nouvelles, repartit dare-dare se cacher sous l'escalier.

Gudrun Silverhaus était une femme grande et mince, presque évanescente, qui avait transmis à ses deux enfants ses cheveux blonds et fins comme des cheveux d’ange, ces fils dorés dont on décorait le sapin. Elle avait déjà réagencé les fauteuils et le vieux canapé pour faire de la place dans leur petit salon lorsque Marie la rejoignit.

— Comment s’est passé ton dernier jour d’école, ma chérie ?

— Bien, maman. Je peux te donner un coup de main ?

— Tu n’as qu’à sortir les décorations de Noël.

Fritz intervint :

— Et moi ?

— Installe la crèche sur le guéridon.

Lorsque Matthias Silverhaus fit son entrée avec le sapin, tout était fin prêt. Marie avait fini par aider Fritz à installer la crèche, recréant avec du coton, du papier argenté et de la mousse ramassée dans la forêt un petit village forestier ressemblant à celui qui servait d’avant-poste aux bûcherons, dans la Forêt Noire. Il apparut dans le dos de Marie pour mettre la touche finale en ajoutant une étoile de verre filé :

— Tiens. C’est du verre de Bohème.

Marie s’était exclamée, émerveillée : comme tout ce qui venait de ce royaume limitrophe, le verre de Bohème était cher, surtout depuis la guerre qui l’avait opposée à l’Empire.

— Je l’ai depuis longtemps, répondit Matthias en haussant ses fortes épaules. Je la gardais pour cette occasion.

Matthias Silverhaus, avant la naissance des enfants, avait participé à cette guerre, lui aussi. Tous les sujets de l’Empereur l’avaient fait. Par chance, le gros des batailles s’étaient déroulées dans les airs, avec des automates soldats comme combattants, et très peu de civils avaient été touchés. On racontait que les Princes de Tann avaient pour projet de détruire Praha, leur capitale, en cas de défaite, mais l’Empereur Franz-Heinrich et ses généraux avaient réussi à empêcher ce drame. Les citoyens de Praha n’avaient jamais pardonné à leurs dirigeants d’avoir planifié ce suicide forcé, et cette trahison avait été décisive pour leur faire accepter la tutelle de l’Empire. Depuis presque quatorze ans, une paix précaire régnait, et l’extraordinaire artisanat de Praha revenait petit à petit à Hameln.

L’arbre que Matthias avait ramené était fourni et odorant, dégageant une senteur humide et épicée qui embaumait la forêt. Marie et son frère le décorèrent avec des rubans, des fruits rouges et des bougies : pour la Saint-Nicolas, la coutume dans leur communauté était de respecter strictement les traditions anciennes. Aucun lumignon à alimentation prismique ne fut utilisé, et leur mère avait au préalable rangé toutes les lampes. Au réveillon, on s’éclairerait à la bougie. Faire autrement aurait fait fuir Saint-Nicolas et ses gentils lutins, laissant le champ libre à Frau Perchta et son horrible clique.

— Le sapin est magnifique, observa Gudrun.

— Oui. Je crois que Noël sera particulier, cette année, répondit Matthias.

Les deux adultes échangèrent un regard complice, qui n’échappa pas à Marie. Qu’est-ce que ses parents mijotaient ?

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