Chapitre 1.3

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Le lendemain, Hameln s’éveilla sous la neige. Marie trainait au lit, savourant sa première matinée de vacances, mais Fritz, lui, était déjà sur le pied de guerre.

— Allez, réveille-toi ! Maman nous attend pour aller en ville !

Marie sortit du lit en grognant. Le parquet était froid : elle s’empressa d’enfiler ses chaussettes.

Une agréable odeur de thé à la cannelle et de pain d’épices acheva de la réveiller. Dans la cuisine, Gudrun Silverhaus s’activait. Elle accueillit sa fille avec un sourire chaleureux.

— Bonjour, chérie. Bien dormi ?

Marie hocha la tête, attrapant le pot de confiture à l’orange.

— Très bien. On va en ville aujourd’hui ?

Sa mère acquiesça.

— J’ai encore quelques courses à faire pour ce soir. Mais tu peux rester à la maison, si tu veux.

— Non, je vais vous accompagner. Où est papa ?

— Il est parti aider à déneiger la voie ferrée. Le train de Vienna est coincé ici depuis hier soir.

Marie ne s’étonna pas de cet évènement. Cela arrivait souvent : même si le reste du monde voyageait dans les étoiles, les sujets de l’Empire continuaient à préférer le train à alimentation prismique. En revanche, elle trouva étrange que son père ait accepté ce travail le jour de Noël, alors qu’il était censé être en congé. Elle devina que ses parents avaient encore besoin d’argent. Cela avait peut-être un rapport avec leur cadeau de Noël, qui sait ? Après tout, leur père lui-même avait dit qu’il serait spécial...

La journée en ville se déroula dans une frénésie acheteuse typique de cette période de l’année. Les boutiques étaient pleines à craquer de gens se pressant pour faire leurs derniers achats. Chez le pâtissier, la queue débordait jusque dans la rue. Même chose chez le chapelier, qui honorait ses dernières commandes. Les chalets du marché de Noël distribuaient gaiement vin aux épices, décorations dorées et bonbons gourmands, sous les airs guillerets de clochettes et les flocons de neige. Le tram était pris d’assaut : un grand nombre de garnements étaient montés sur le toit, s’éparpillant en riant dès que le conducteur tentait de les déloger. En dépit du froid mordant, une atmosphère de fête régnait sur le bourg. Même le gang des Souris s’était fait oublier : de Mauser et de ses hommes, nulle trace, à croire qu’ils n’avaient jamais existé.

Mis à part les chalets du marché, le chapelier et les restaurateurs, la plupart des commerces en ville étaient pourtant fermés. C’était le cas notamment du vendeur d’excursions lointaines. Gudrun Silverhaus passa devant la vitrine sans s’arrêter, mais Marie s’attarda, émerveillée. Parmi les nombreuses destinations proposées – dont certaines nécessitaient le recours à des moyens de transport interdits par la charte de l’Empire – , le voyagiste proposait une excursion à Praha, capitale des « mystères alchimiques » et des « Princes de Bohème ». La peinture – les images réalistes étant interdites dans leur communauté – montrait de hautes tours noires recouvertes de neige et des toits ouvragés d’or, architecture fantastique devant laquelle caracolaient des nobles arrogants sur de terrifiants chevaux mécaniques. La publicité montrait aussi des automates au visage de porcelaine, qui fixaient les clients potentiels de leurs yeux vides.

Les fameux automates de Bohème, comprit Marie, qui pensa immédiatement à la poupée cassée dans la vitrine de Drosselmayer. Teufel avait le style un peu effrayant de ces poupées praguoises : un visage blanc et lisse, un diamant au coin de ses yeux félins félins et surlignés de noir, des traits parfaits et une bouche impassible. Un visage de masque, qui cachait le néant.

Je pourrais passer le voir, pensa-t-elle encore, sans savoir si elle faisait référence à la marionnette ou son propriétaire. Mais sa mère la fit courir de commerce en commerce, et lorsqu’elles revinrent à la Vieille Ville, la quête du dernier achat accomplie, la vitrine du vieil artisan était éteinte et sa boutique fermée. Marie se sentit un peu déçue, mais elle n’en montra rien. Le vieux Drosselmayer n’avait pas été sérieux lorsqu’il lui avait proposé sa marionnette. C’était évident : même une gamine de son âge pouvait comprendre cela. Elle chassa ce fol espoir de sa tête et s’absorba dans la confection du repas avec sa mère : une oie rôtie et farcie, accompagnée de légumes épicés et de pommes de terre dorées au four, qui serait suivie de l’incontournable christöllen fourré de fruits confits, de raisins secs et de pâte d’amande, le tout nappé de sucre glace.

Matthias revint en fin de journée, le visage fermé. « Ton père est fatigué, expliqua Gudrun en écartant un Fritz surexcité. Va aider ta sœur à dresser la table ». Marie remarqua qu’il avait un air particulièrement contrarié. Elle poussa Jawohl, qui somnolait dans le fauteuil près du feu, et s’assit avec son livre de contes en laissant trainer une oreille près de la cuisine. La voix de ses parents lui parvenait en sourdine.

« Je n’ai pas pu l’avoir, entendit-elle. Les enchères sont montées trop haut. Les Karnstejn... »

Marie devina tout de suite de quoi il s’agissait. Le Casse-Noisette. En dépit de ses efforts, son père n’avait pas réussi à réunir la somme nécessaire. C’était prévisible : ces automates coûtaient trop cher.

C’est donc Miliča Karnstejn qui l’a eu, songea-t-elle en tournant sa page.

Bizarrement, la nouvelle ne l’attrista pas. Bien sûr, Fritz serait déçu. Mais pour sa part, elle n’avait plus envie du Casse-Noisette. Plus depuis qu’elle avait vu ce bel automate exotique dans la vitrine de Drosselmayer. Les Casse-Noisettes avaient tous la même apparence : celle d’un vieux soldat en uniforme d’école de guerre, avec une grosse moustache, des yeux écarquillés, un air raide et une bouche amovible aux grandes dents. Teufel, lui, était différent. D’une facture délicate, il présentait des traits uniques et merveilleux, presque surnaturels. Son visage – celui d’un tout jeune homme – n’était pas en bois, mais en biscuit, comme les plus coûteuses poupées. Il semblait né du givre et du cristal, comme sortit tout entier du lac secret au cœur de la Forêt Noire, dans cet endroit seulement connu des biches et des fées.

Le repas du réveillon se déroula dans un silence religieux. Comme toujours le soir de Noël, on semblait attendre quelque chose de magique, d’inhabituel, un évènement appelé à transcender le cours de la vie ordinaire. Puis tout le monde se rendit à la messe de minuit, cérémonie de lumière et de chaleur célébrant la victoire de ces principes sur la nuit et le froid qui, pour cette communauté affranchie des lois de Dieu, n’était plus qu’une occasion de se retrouver. La fin de ce rituel marqua le début d’une attente fébrile. Une fois au fond de son lit, Fritz se tourna vers sa sœur :

— J’ai hâte d’être à demain. Ils sont en train d’installer les cadeaux ! Ils doivent avoir caché le Casse-Noisette quelque part.

Marie ne lui avait rien dit de ses doutes. Elle continua à lui cacher ce qu’elle avait entendu et lui conseilla de dormir.

— Sinon, tu ne te réveilleras pas demain et les cadeaux vont repartir sur leurs petites jambes.

— N’importe quoi ! Le Casse-Noisette est un automate fidèle, qui obéit aux ordres. De toute façon, je vais veiller toute la nuit. Comme ça, je n’aurais pas à me réveiller.

Mais, comme chaque année, il s’endormit.

Marie resta seule dans la pénombre silencieuse de la chambre. Elle pouvait entendre ses parents en bas : leur voix rassurante la berçait. Elle s’apprêtait à s’endormir lorsqu’elle entendu un bruit inhabituel, qui lui fit rouvrir les yeux. Comme une porte qui s’ouvre, et un gros meuble qu’on déménage. Jawohl, qui était couché au bout du lit, releva une oreille prudente.

« Attention à la caisse. Voilà. C’est en place. Et voici la clé.

— Ah, comment vous remercier, Herr Drosselmayer ? Vous nous tirez vraiment d’affaire ! Vous boirez bien un vin chaud ?

— Non, pas le temps. N’oubliez pas ce que je vous ai dit. Fermez bien à clé tous les soirs, et soignez le rituel d’ouverture des yeux. C’est très important. Joyeux Noël. »

Marie n’en entendit pas plus. Les voix s’évanouirent dans le couloir, puis, de nouveau, la porte claqua. Enfin, le silence, sur la nuit et la neige qui, inlassable, recouvrait de blanc la ville et les rêves de ses habitants.

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