1. Une vie en noir et blanc

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Le réveil hurla à six heures précises, un son strident, mécanique, sans âme. Thomas ouvrit les yeux sans bouger. Il fixa le plafond jaune de son petit studio. Une fissure courait le long du mur, comme une veine asséchée. Son corps était lourd.

La nuit ne lui avait offert aucun repos.

Il ferma les paupières, un instant. Juste un instant. Il voulut se réveiller ailleurs, mais non. L'odeur de café brûlé de son voisin, les klaxons lointains, le bourdonnement des canalisations... Tout était là, figé, immuable.

Une vibration brisa le silence. Une notification. Il roula sur le côté pour attraper son téléphone :

« Dossier pour dix heures. Pas d'erreur cette fois »

Pas de bonjour, pas de merci, juste une injonction sèche. Sa vie, résumée en quelques mots. Il soupira, repoussa les draps et se leva à contrecœur. Avant même que la journée n’eût commencé, il était déjà épuisé, fatigué jusqu'à l'âme.

L'appartement était un désordre organisé. Au milieu de piles de dessins inachevés traînaient des carnets raturés, des crayons usés jusqu’à la moelle ou même des tasses de café froid.

Une vieille radio cassée trônait encore sur le rebord de la fenêtre, muette depuis des années mais jamais déplacée. Un souvenir de son père.

Sur un pan de mur jauni, un dessin punaisé résistait encore au temps. Un croquis d’Adia, esquissé des années plus tôt, bien avant qu’elle ne devienne le personnage central de ses nuits. Ses traits étaient moins précis, encore tremblants, mais il y avait déjà cette lumière dans le regard, ce quelque chose d’indéfinissable qu’il n’avait jamais réussi à retrouver dans la réalité.

Sur la table basse, un bracelet oublié par Loraine. Simple tresse de cuir, usée à la jointure, qu’elle avait laissée là un soir sans même y penser. Il ne s’était jamais résolu à le ranger. Il se disait que tant qu’il serait là, il resterait un pont. Une trace.

À côté, un îlot fragile, un refuge : Sa planche de BD à peine esquissée.

Le monde réel ne lui laissait pas le temps de rêver. Le café fut avalé d'une traite, la douche trop courte et c’est vêtu d’une chemise mal boutonnée qu’il commença sa course vers le métro bondé. Là, il se fondrait dans une masse de visages fatigués, tous avalés par la routine.

Chaque jour était une copie du précédent.

Il avançait, les épaules basses. Il traînait ses pas dans cette ville grise, sans éclat. Partout, les murs semblaient lui murmurer qu'il n'y avait pas sa place mais le travail l'attendait et son patron aussi.

C'était un tyran condescendant, vissé à son fauteuil, toujours prêt à écraser ceux qui osaient rêver.

"C'est de la merde, Thomas. Tu crois que tu as du talent, Thomas ? Moi, je vois juste un gamin qui rêve trop."

Chaque mot était une claque, une entaille supplémentaire dans sa passion pour le dessin. Chaque fois, il serrait les dents et encaissait. Ce n'était qu'une fois de plus. Une journée de plus à se taire, à obéir, à survivre.

Mais au fond de lui, quelque chose grondait. Une envie sourde, une rage contenue. Il rêvait d’autre chose, d’un monde où tout serait différent.

Il l’avait dessiné mais il ne savait pas encore qu’il allait bientôt y plonger.

Le bureau sentait le renfermé et le café tiède. Des néons blafards projetaient leur lumière crue sur une moquette usée où des années de pas nerveux avaient creusé de légères traces.

Ici, tout respirait le démodé, la routine et la résignation.

Thomas s’affala sur son siège et ouvrit son ordinateur. Rien de passionnant. Juste des dossiers insipides, des rapports à rédiger, des courriels truffés de demandes absurdes. Il jeta un coup d'œil à son téléphone qui avait vibré et vit un nouveau message du patron.

« Thomas, le dossier que je t’ai demandé, ça avance ? Ça ne doit pas être encore une de tes esquisses inutiles. »

Il serra les dents. Même par écrit, il savait être méprisant. Derrière lui, les éclats de rire de ses collègues lui firent tourner légèrement la tête. Rémi, la trentaine bien tassée, cravate serrée au millimètre près, le regard toujours un peu trop appuyé sur l’écran des autres. Le type qui ne faisait pas grand-chose, mais qui savait toujours lécher les bottes au bon moment.

À ses côtés, Sandra, faussement bienveillante, experte en petites piques déguisées en conseils. Un sourire hypocrite tapissait un regard de commisération.

Il ne répondait jamais à leur provocation. À quoi bon ?

Il tapota nerveusement sur son clavier. Il tenta d’ignorer leur présence. Malgré tout, les voix persistaient dans un fond sonore désagréable :

— Tu sais que le boss veut virer quelqu’un ?

— Faudrait pas que ce soit toi, Thomas. Déjà que ton boulot... comment dire... n’impressionne personne.

Puis il entendit ricaner. Il encaissa, une fois de plus.

A dix heures trente, il se rendit à la salle de réunion. Elle était aussi chaleureuse qu’un bloc opératoire. Un écran géant affichait des graphiques sans âme, des chiffres alignés comme des soldats en rang. Fidèle à son habitude, Thomas s'assis au fond. Il nota mécaniquement des choses qu’il oublierait dans l’heure.

Le patron parlait, ou plutôt, il monologuait. C’était un homme massif, costume impeccablement taillé, lunettes rectangulaires vissées sur le nez. Il adorait s’écouter parler. Pour lui, tout ce qui n’était pas chiffre ou rendement était une perte de temps.

— Le marché évolue, il faut être plus performants, plus réactifs. Certains ici devraient peut-être se demander s’ils sont vraiment à leur place.

Il envoya un regard appuyé vers Thomas. Les autres baissèrent les yeux. Personne ne prendrait sa défense. Une heure plus tard, il ressortit avec un mal de crâne et un goût amer dans la bouche. Vers treize heures, il se rendit à la cafétéria.

Les rires fusaient entre collègues qui, l’espace d’un repas, jouaient aux amis. Thomas, lui, s’installa à une table isolée, son plateau en face de lui. Il n'avait pas faim. Rémi passa à côté de lui, accompagné de quelques autres. Toujours un sourire moqueur accroché aux lèvres.

— Alors, Thomas… pas de déjeuner avec ta copine aujourd’hui ? Ah, mince... elle est encore occupée.

Les autres rirent. Thomas baissa les yeux en silence. Les mots étaient acérés, bien placés. Il savait qu’ils visaient juste. Sa copine... Loraine. Elle s’éloignait, chaque jour un peu plus. Ou peut-être était-ce lui qui la perdait. Il avala une bouchée d’un steak haché insipide.

Vivement que cette journée se termine.

Dans l'après-midi, Thomas reçu un e-mail. Un client attendait une réponse depuis une semaine. Un des fichiers avait été mal envoyé, une erreur d'un de ses collègues. Et bien entendu, c’était à lui de rattraper l’erreur.

— Tu peux t’en occuper, hein ? Ça ira plus vite avec toi.

Il avait entendu cela des dizaines de fois. Il n’en avait pas envie, mais il n’avait pas vraiment le choix non plus. Mais c’est juste avant de quitter son travail que le dernier coup de poignard intervint.

— Thomas, dans mon bureau !

Le patron l’attendait les bras croisés, le regard glacial :

— J’ai jeté un œil à ton rapport. C'est bâclé, c’est mal structuré, complètement inexploitable.

Thomas savait qu’il disait ça juste pour écraser encore un peu plus.

— T’es là depuis combien de temps ? Deux, trois ans ? Et tu es toujours aussi médiocre. Sérieusement, tu crois que tu vas faire une carrière comme ça ?

Il ne répondit pas.

— Réfléchis bien à ton avenir, parce que là, t’en as pas.

Thomas sortit du bureau sans un mot. Il ne le salua même pas. Il ramassa ses affaires puis quitta les locaux. Il marcha un moment, sans but. Il voulait pour éviter d’arriver trop vite chez lui.

La pluie commençait à tomber, fine et froide. C’était presque un soulagement. Il avait rejoint son immeuble. Lorsqu’il ouvrit la porte de son appartement, un silence pesant l’accueillit. Le type deux était vide. Une fois de plus, Loraine n’était pas là. Sortie avec ses amies comme elle avait l'habitude de dire, mais il commençait à avoir des doutes. Beaucoup de doutes. Il referma la porte d’un geste sec, balança ses clés sur la table du salon.

Il se dirigea vers la cuisine où il ne trouva rien à manger, rien de prêt. Juste un frigo presque vide et un évier plein de vaisselle sale. Il soupira, passa une main lasse sur son visage. Il se contenterait d’un bout de pain et d’un reste de café froid.

À peine avait-il eu le temps de s’asseoir que le téléphone sonna. Il sursauta. Un regard vers l’écran : Maman.

Il hésita avant de répondre. Il savait à l'avance où cette conversation le mènerait. Mais il décrocha malgré tout :

— Thomas ! Enfin, tu réponds ! Je me demandais si tu avais oublié que tu avais une famille !

Il ferma les yeux, c'était parti !

— Salut, m'man. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu plaisantes ? Depuis combien de temps t’es pas venu nous voir ? Tu donnes plus de nouvelles… et puis franchement, tu crois que tu vas vivre de tes gribouillages ? C’est pas sérieux, Thomas !

Encore la même rengaine, toujours ce mépris déguisé en inquiétude. Il la laissa parler, répondit par des monosyllabes et attendit que l’orage passe. Lorsqu’il raccrocha, son moral était au plus bas. Pour couronner le tout, Loraine n’était toujours pas rentrée.

Il était seul, affamé, fatigué.

Alors il fit ce qu’il faisait toujours dans ces moments-là. Il attrapa son carnet, s’assit à son bureau, et laissa son crayon courir sur le papier. Dans ce monde qui n’existait que pour lui, Thomas retrouvait enfin un peu d’air. Son crayon glissa sur le papier. Il commença à tracer des lignes familières. Chaque trait était un souffle, une échappée loin du réel. Un à un, ses personnages reprenaient vie sous son crayon.

Ici, il avait le contrôle.

Sa première esquisse fut Jed, le petit homme chétif. Même s'il n'était pas du tout courageux, son humour et son autodérision le rendaient irrésistible. Toujours le premier à détendre l’atmosphère, il tournait en ridicule sa propre faiblesse avant même que les autres n’en aient l’occasion.

Un sourire en coin, une réplique bien placée... c’était là sa manière de combattre.

Pourtant, lorsqu’il s’agissait de ses amis, il n’hésitait pas à se mettre en danger, même si c’était contre son gré, même si son cœur battait à tout rompre. Jed n’était pas un héros, mais il était toujours là, fidèle et incroyablement attachant.

Puis ce fut le tour de Skrela, l’homme-gargouille. Une silhouette massive et imposante, taillée dans une pierre sombre veinée de reflets d’obsidienne. Son corps était sculpté par le temps lui-même où chaque fissure portait l’empreinte d’un millénaire révolu. Son regard, profond et insondable, brûlait d’une intelligence ancestrale, d’une sagesse forgée au fil des âges. Skrela n’était pas qu’un monstre de pierre. Il était l’âme d’un guerrier, un gardien inflexible, une sentinelle immuable face au chaos. Sa force colossale n'avait d'égale que sa loyauté absolue. Et lorsque sa voix grave résonnait, c’était comme si la terre elle-même parlait.

Au-dessus d’eux planait Mildrey, le milan royal. Elle fendait le ciel d'un éclat doré. C’était un oiseau majestueux, dont le plumage brun scintillait sous le soleil.

Mildrey volait avec une grâce irréelle. Elle glissait sur les courants d’air dans une danse avec le vent. Son regard perçant, d’un ambre profond, pouvait voir bien au-delà du visible. Elle ne parlait pas. Elle n’en avait pas besoin. Ses silences en disaient plus que mille mots.

Mildrey était plus qu’un oiseau. Elle était un présage, une sentinelle céleste, capable d'anticiper le danger avant même qu'il ne survienne. Tel un guide, libre et insaisissable qui n’appartenait à personne, elle répondait toujours à l’appel de ceux qu’elle respectait.

D’un battement d’ailes, elle franchissait des distances vertigineuses, projetant une ombre mystérieuse sur le monde d'en bas.

Et puis, au cœur de cet univers…

Adia.

La jeune femme humble, discrète, qu'un destin dépassait. Un prince l’aimerait en secret et un avenir radieux l’attendait. Pourtant, Adia n’avait rien d’une reine. Aux yeux de Thomas, elle incarnait la grâce et la douceur. Il la dessinait comme on grave une image dans un rêve, avec des gestes empreints de tendresse.

Ses cheveux blonds cuivrés, coupés au carré, semblaient jouer avec la lumière, oscillant entre l’or et l’ambre selon l’heure du jour. Ses yeux noisette, ourlés de reflets verts, étaient un monde en soi. Ni perçants, ni brûlants, mais profonds comme une forêt secrète.

Un endroit où le jeune homme aurait aimé se perdre à jamais.

Adia ne cherchait jamais à briller, jamais à attirer l’attention. Elle n’avait besoin ni d’artifice, ni de paraître. Seule sa présence suffisait à illuminer l’espace autour d’elle.

Elle était, tout simplement. Et Thomas en était tombé amoureux.

C'était un amour étrange, irréel, mais plus vrai que tout ce qu’il avait vécu jusqu’ici. Pour lui, elle n’était plus un simple personnage, elle était une étoile dans sa nuit, un rêve devenu chair, une promesse d’ailleurs.

Son refuge.

Un trait trembla un instant, mais il se reprit. Ici, dans ce monde qu’il avait créé, tout était encore possible.

Demain, il oublierait. Mais pour ce soir, Adia vivait.

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