2. L'abîme
Le métro était bondé.
Thomas se trouvait coincé entre une femme au parfum trop fort et un homme qui n'avait pas vu un gel douche depuis des lustres. Il n’écoutait pas le brouhaha, ne voyait rien autour de lui. Il se sentait déconnecté. Chaque jour lui semblait un calvaire.
Ce matin-là, dès son arrivée au bureau, le vieux lui balança un dossier en pleine poitrine :
— Tu devrais arrêter de rêver, Thomas. Sérieusement.
Le jeune garçon serra les poings. Il sentit la colère monter en lui mais ne dit rien. Cela ne servirait qu'à alimenter de nouveaux ragots, de nouvelles moqueries dont il serait victime, une fois de plus.
L’heure du déjeuner arriva, puis celle du retour.
Il erra dans les rues, sous une pluie fine qui imbibait lentement sa veste. Il n'avait plus de force, plus d’envie. Il avait passé la journée à raturer des documents inutiles, avant de se faire engueuler parce qu’un collègue avait merdé. La routine.
Il déambulait en traînant des pieds. Il ne voulut pas rentrer chez lui dans l'immédiat, d'autant plus que personne ne l'attendrait. Loraine ne venait qu'à de rares occasions, elle ne lui envoyait presque plus de message.
À l'angle d'une rue, il entra dans un bar. Il commanda un verre, puis un autre, puis un autre... Mais la chaleur de l’alcool était trompeuse. Elle anesthésiait son corps et son esprit juste assez pour lui faire croire que tout cela n’avait plus d’importance, que tout irait bien. Il était conscient que cela ne durerait que quelques heures.
Lorsqu'il sortit de l’établissement, Thomas était éméché. Sa tête bourdonnait, ses pensées étaient floues, mais une chose était claire :
Rien n'avait changé !
La pluie était devenue plus lourde. Elle martelait le trottoir en un clapotis continu. Thomas titubait légèrement. Ses pas hésitants dessinaient un chemin incertain sur l’asphalte luisant. Son corps était engourdi par l’alcool, mais son esprit, lui, était en feu. Trop de frustration, trop de colère contenue, trop de blessure, trop de tout.
Il serra les poings dans les poches de sa veste et baissa la tête pour éviter les regards. Il voulait juste rentrer, oublier ce jour sans saveur ajouté à une liste déjà trop longue.
Une voix surgit de l’ombre.
— Eh mec ! T'as pas une clope !
Thomas releva la tête. Un homme était là, accroupi sous un porche, recroquevillé dans un manteau usé jusqu’à la corde. Son visage, mangé par une barbe hirsute, était marqué par la fatigue et le froid.
Il fronça les sourcils. Il n’avait vraiment rien contre les SDF, mais là, ce soir, il n’avait pas la patience.
— Je ne fume pas.
Il allait repartir, mais l’homme s’accrocha.
— Juste une clope, allez.
Le jeune homme soupira, agacé.
— Je te l’ai dit, je fume pas.
Le mendiant grimaça. Il s'était approché d’un pas, boitant légèrement.
— Un peu de monnaie, alors ? Fais pas le radin, frère...
Il sentait l’odeur du tabac froid et de l’alcool. Une odeur de rancune et de désespoir, la même qui flottait autour de lui depuis des années. Le ton de Thomas se fit plus fermer, plus sec :
— Écoute vieux, je te conseille d’arrêter la clope et l’alcool. Ça te réussit pas !
Il n’aurait pas dû dire ça. L’homme leva la tête. Ses yeux injectés de sang lancèrent une lueur mauvaise. Son poing crasseux agrippa la manche de Thomas.
— T’as un problème avec moi, c’est ça ?
Thomas sentit une pulsion brutale le traverser. Il arracha son bras violemment et le poussa en arrière.
— Lâche-moi, merde !
L’autre vacilla et s’écrasa contre le mur. Son souffle rauque se transforma en râle furieux.
— Salaud...
Il boitait plus qu’avant, mais il parvint à se redresser en tremblant. Un éclat brilla entre ses mains. Il avait saisi une canette de bière vide qu'il brisa. Puis, il brandit le tesson devant le regard éberlué de Thomas.
Celui-ci sentit l’adrénaline exploser dans son corps. L’homme s’avança. Désinhibé par l'alcool, le jeune garçon ne prit pas le temps de réfléchir.
Il le frappa.
Son poing s’écrasa contre la mâchoire du mendiant, qui tituba en arrière avant de s’effondrer sur le trottoir mouillé. Un grognement de douleur lui échappa, suivi d’un sifflement rauque. Thomas ramassa le tesson qui lui avait échappé des mains pour le jeter au loin lorsque la rue s'éclaira de bleu.
Il se figea.
Un bruit de pas précipités, puis des voix envahirent son espace :
— Police ! Bougez pas !
Sa tête tournait. Ses mains qu'il leva lentement tremblaient encore sous l'effet de la colère. Il faisait tout son possible pour garder son équilibre. Le mendiant, lui, était au sol, immobile. Les policiers s’approchèrent rapidement.
— Il m’a frappé ! gémit l’homme.
Il s’était redressant à moitié et tenait sa joue meurtrie. Thomas ouvrit la bouche pour parler, mais une main l’agrippa violemment par le col.
— Mets tes mains dans le dos, résiste pas !
Il obéit instinctivement. Tout allait trop vite.
— Hey, c’est pas ce que vous croyez, c’est lui qu...
Une pression brutale contre son épaule le projeta vers le mur de l'immeuble voisin. Le policier effectua une palpation sur sa personne. Son visage brûlait de honte et de colère.
Tout ce que les flics voyaient, c’était un homme à terre et un autre debout, livide. L’un d'eux, la cinquantaine bien tassée, le regarda fixement :
— Frapper un handicapé en pleine rue ? T'as vraiment que ça à faire ?
Thomas sentit une nausée soudaine.
— Quoi ? souffla-t-il.
Le policier désigna le mendiant du menton. Le jeune homme cligna des yeux. Le clochard portait une prothèse à la jambe. Il ne l’avait pas vu :
— J’ai voulu me défendre. Je savais pas qu’il était handicapé.
— Ouais, bien sûr.
Il avait tenté de plaider sa cause mais lorsque les menottes se refermèrent autour de ses poignets, un frisson glacé lui remonta le dos.
— Vous êtes en état d’arrestation pour violences volontaires sur une personne en situation de handicap.
Tout cela était absurde. Il n'était qu'un homme qui marchait dans la rue, qui s’était approché trop près d'un regard mauvais. C’était injuste.
Mais il avait bu et il n’y avait rien d'autre à dire.
Le fourgon de police roulait à une vitesse monotone. L’odeur de sueur et de frites froides mêlée de l'habitacle lui donnèrent envie de vomir. Il fixa le sol, la mâchoire crispée, les poignets ankylosés par les menottes. La rage montait en lui, mais il n'avait aucun moyen de la faire sortir.
Quand les portes du véhicule s’ouvrirent, le froid de la nuit s’y engouffra violemment. Conduit par un policier, Thomas remonta un couloir blafard. Puis des bruits de clés se firent entendre suivis d'ordres brefs. On lui retira ses affaires, son téléphone, sa ceinture et ses lacets avant de le faire entrer, dans une pièce minuscule, une cellule sans âme où les murs étaient aussi ternes que la lumière blafarde du néon au plafond.
— T’es ici pour la nuit, t’auras le temps de réfléchir à ce que t’as fait.
Le policier referma la porte derrière lui. Thomas ramassa la vieille couverture qui gisait au sol pour la poser sur ses épaules puis, il se laissa tomber sur le banc de béton où il s'assit en tailleur, déjà meurtri par le froid de la pièce. L’alcool, la fatigue, l’absurde de la situation.
Sa tête tournait. Il repensa à Jed, à Skrela, Mildrey puis à Adia. Ils étaient si loin. Son monde était si loin. Maintenant, il n’était plus qu’un type en cellule, arrêté pour une infraction qu’il n’avait jamais voulu commettre. Son souffle s’accéléra.
Il ne voulait pas être là. Il ne voulait plus être là.
Il prit sa tête dans ses mains alors qu'une larme coulait le long de sa joue. La nuit serait longue. Interminable. Thomas, recroquevillé sur le banc de sa cellule, les yeux fermés dans un demi-sommeil, n'avait plus envie de penser, plus envie de se justifier. Tout était allé trop vite et sa colère était toujours présente, sourde et latente.
Le néon au plafond grésillait par intermittence. Il projetait une lueur pâle qui accentuait la crasse des murs. Au loin, il put entendre des éclats de voix, des bruits de pas, puis le cliquetis métallique des clés que l'on faisait tourner distraitement. Et puis... plus rien.
Le silence.
Un vide épais, oppressant, qui semblait vouloir l'aspirer encore plus loin dans le gouffre. Alors que la lumière vacillait comme un souffle à bout de force, Thomas glissa lentement dans un sommeil brumeux.
Le béton sous lui disparut, la froideur aussi. Une lumière douce, dorée, comme un lever de soleil oublié, l’enveloppa. Et là, dans le flou d’un ailleurs suspendu, elle apparut.
Adia.
Elle s’approcha lentement. Ses pieds nus effleuraient une surface qu’il ne voyait pas. Son regard était tendre, ses yeux pleins de tristesse. Elle s’agenouilla devant lui, puis sans un mot, elle posa sa main sur son visage.
— Thomas… Thomas…
Il leva les yeux vers elle. Sa voix murmurait, plus douce que le murmure d’une brise :
— Tu n’as jamais été seul, Thomas… pas même dans tes silences, pas même quand tu t’es perdu.
Il voulut parler, s’excuser, lui dire qu’il avait mal, qu’il avait peur, mais sa gorge était nouée. Alors elle lui sourit :
— Il y aura des jours meilleurs. Tu le sais au fond de toi. Tu es né pour créer la lumière dans les ténèbres.
Puis elle baisa doucement son front. Une chaleur immense l’envahit, comme un feu paisible. Ce fut un bruit sec d'une clé tournant dans la serrure qui le sortit de son sommeil.
Il était à nouveau seul, mais le froid avait reculé. Un peu.
Un policier ouvrit la porte et lui fit signe de se lever :
— Allez, suis-moi.
Thomas obéit sans un mot. Il fut dirigé dans un couloir glacé, où les néons fatigués clignotaient par instants. Il marchait comme un automate, le corps vidé, l'esprit en vrac. Ils arrivèrent finalement dans un bureau exigu où un officier en uniforme, se trouvait afféré au milieu de dizaines de dossiers.
L’air las, l'homme leva les yeux vers lui et soupira :
— Asseyez -vous.
Thomas s'exécuta. Il voulait juste que tout ça se termine. L'officier feuilleta quelques documents, avant de décroiser les bras et se pencher sur son clavier.
— Nom, prénom et date de naissance ? Vous connaissez la musique ?
Après avoir décliné son identité, le jeune homme commença à répondre aux questions du policier :
— Bon... votre version des faits ?
Sa voix était neutre. Sans animosité, ni empathie. Thomas se redressa légèrement :
- J'ai voulu me défendre, Monsieur. L'homme m'a abordé et j’ai pas répondu. Mais il a insisté avant de m'agripper. Il tenait un tesson de bouteille à la main. J'ai cru qu'il allait m'attaquer. Alors, je l’ai frappé.
L'officier hocha la tête, l'air pensif :
— Sauf que personne n'a trouvé de tesson.
Thomas expira lentement.
— Et lui, il a dit quoi ? demanda-t-il, les mâchoires serrées.
Le policier consulta une note :
— Il dit que vous l'avez agressé gratuitement, qu'il a juste demandé une cigarette.
"Oui, c'était vrai… le pauvre gars voulait qu'une simple cigarette."
La pensée lui traversa l’esprit. Fatigué, il se massa les tempes. Il commençait à se dégoûter.
« Tu n’as jamais été seul, Thomas… »
La voix d’Adia revint comme un encouragement. L'officier l'observa un moment, puis posa son stylo.
— Bon, écoutez, jeune homme. Vous n'avez pas de casier et personne n'a envie de s'embourber dans une procédure inutile. Vous serez convoqué devant le tribunal correctionnel pour ces violences volontaires.
Il marque une pause puis prit un ton presque paternel :
— Je vous conseille de prendre un avocat et de déférer à la convocation. D'ici là, vous êtes libre. Allez, signez ici et disparaissez.
Libre, vraiment ?
Thomas ne répondit rien. Il émergea les papiers qu'on lui tendit et récupéra ses affaires.
— Heu… Monsieur... ?
L'officier leva la tête. Thomas demanda, sincère :
— Comment il va... le gars ?
Le policier eut un léger sourire :
— Il va bien, ce n'était pas si grave.
— Ok…
Thomas tourna la tête puis sortit du bureau, honteux.
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