3. Le Maître des Destins
Dehors, le froid le frappa de plein fouet. L'air nocturne, glacé, s'infiltra sous sa veste. Il était libre, oui. Mais il ne se sentait pas mieux. Il n'avait rien prouvé, il n'avait rien gagné. Du temps perdu, une plainte contre lui, une convocation et une dignité en miettes.
Il commença à marcher au hasard avant de se repérer et prendre la direction de son appartement. Ses pas résonnaient dans la rue déserte. Une affreuse migraine prenait possession de son crâne. Il était pressé de retrouver son domicile et, pour la première fois depuis longtemps, il espérait ne pas y trouver Loraine.
Son appartement était vide.
Il balança ses clés sur la table et fixa son bureau. Ses dessins. Son monde. Ses doigts tremblaient légèrement alors qu'il s'approchait lentement de la planche qu'il effleura du bout des doigts. Son boulot était un enfer, sa vie, une prison sans barreaux. Il tira une chaise, attrapa un crayon, puis leva les yeux vers Adia. Dans un souffle amer, il s’entendit lui chuchoter :
— Pourquoi suis-je encore là et pas toi ?
Son poing se serra autour du crayon avec une envie irrésistible de tout briser. C'est ce qu'il fit. Ce monde, celui qu'il avait créait, qu'il chérissait tant, ne suffisait plus à l'apaiser. Il arracha une feuille, puis une autre. Puis il prit son crayon et le fit danser comme un fou furieux. Les personnages qu’il aimait tant. Il les envoya droit en enfer. Jed, la gargouille, le milan et... Adia !
Il projeta chacun d’eux dans une aventure cauchemardesque, faite de monstres terrifiants et de ténèbres sans fin. Lui, leur créateur, était devenu cruel, leur arrachant tout ce qu’ils avaient de précieux.
Il les condamna.
Parce que le monde réel l'avait façonné, parce qu’il en avait marre que la fiction soit toujours plus belle que sa vie, parce qu’il avait besoin de voir quelque chose brûler.
Lorsqu’il posa enfin son crayon, ses mains tremblaient. Son bureau était un champ de bataille de feuilles froissées, de taches d’encre et de traits furieux. Un sourire satisfait animait son visage juvénile où la beauté avait laissé la place à la noirceur, à la cruauté, à la douleur. Il jeta un dernier regard à ses dessins, l’esprit brumeux, puis se rendit dans sa chambre où il s’effondra sur son lit. Il ferma les yeux, fatigué de tout.
Que ce monde disparaisse, juste un instant.
Le silence s’épaissit. Puis un son. Presque rien. Un grattement ténu, irrégulier, comme si une plume courait sur du papier. Puis un autre. Plus proche. Plus pressant. L’encre coulait quelque part. Il ne la voyait pas mais il l’entendait. Une goutte. Puis une autre. Elles tombaient sans relâche comme si quelqu’un continuait de dessiner à sa place, dans l’ombre de sa conscience.
Sous ses paupières closes, les images s’embrasèrent. Des visages griffonnés, des corps déformés, des cris sans sons. Puis cette voix… Un murmure, faible, tremblant, brisé :
— Thomas... Thomas... mais qu’as-tu fait ?
Son cœur se contracta violemment dans sa poitrine. Cette voix... Il ne l’avait jamais entendue, pourtant, il la connaissait.
— Adia ?
Elle était là, debout au milieu des ténèbres, son corps fragile perdu dans un néant mouvant. Ses vêtements, autrefois simples mais gracieux, n’étaient plus que des lambeaux accrochés à elle comme des reliques d’un passé révolu. Ses cheveux, si lumineux dans ses souvenirs, étaient ternis par la poussière et le désespoir.
Mais ce furent ses yeux qui le frappèrent de plein fouet.
Il ressentit un vertige, un froid soudain, perçant, comme si quelque chose en lui venait de se briser.
Il connaissait ses yeux. Il les avait dessinés tant de fois, peaufinant leurs nuances, capturant chaque reflet, les rendant vivants sous la pointe de son crayon. Jamais il ne les avait imaginés ainsi. Il n'y avait plus de douceur, plus de cette lueur discrète et bienveillante qui les faisait briller comme une promesse.
Juste du vide. Un vide terrible, un vide déchiré par la douleur.
Ils le fixaient, incrédules, pleins de reproche et d’incompréhension. Adia ne pleurait pas. C’était bien pire. Ses yeux ne criaient pas à l’aide, ils demandaient…
Pourquoi ?
Pourquoi tu as brisé notre monde ?
Pourquoi tu nous as abandonnés ?
Tu nous as condamnés à l’oubli...
C’était une supplique silencieuse, bien plus puissante qu’un cri. Elle ne le jugeait pas. Elle ne le haïssait pas. Elle n'était pas comme lui et c’était là toute l’horreur. Si elle l’avait détesté, si elle l’avait maudit, il aurait pu encaisser, se défendre, mais ce regard... ce regard l’aimait encore malgré ses actes.
C’était insoutenable.
Un étau se referma sur sa poitrine. Il voulut détourner les yeux, mais il ne put, comme forcé de voir l’ampleur de sa trahison. Rongé par la haine, par la colère, il avait détruit ce qu’il avait de plus précieux. Maintenant, Adia et les siens allaient en payer le prix.
Derrière elle, une ombre se tordit, puis se mit à grandir. Une masse informe, grouillante, sinistre. Une entité sans nom, sans visage, mais dont la présence irradiait une terreur sourde et implacable.
Adia tressaillit. Sa voix n'était plus qu'un souffle :
— Thomas ! Nous avons besoin de toi... Tu nous as condamnés...
Il voulut avancer, mais ses jambes ne bougèrent pas. Son regard se porta au-delà d’elle, là où une silhouette menaçait dans l’obscurité. Un être gigantesque, hideux. Ses yeux s’ouvraient comme deux abîmes noirs, privés de vie, privés d’âme. Sa peau, tissée de cauchemars, paraissait mouvante et tourmentée. Chaque pas qu’il faisait résonnait comme un glas funèbre.
Pourtant, quelque chose de familier se dégageait de cette silhouette cauchemardesque. Le jeune garçon fut pris d'un frisson. Alors qu’il scrutait les contours flous de la créature, ses gestes, sa présence écrasante, il y vit dans sa posture, dans sa façon d’avancer, quelque chose qu’il connaissait particulièrement bien.
Puis la vérité le frappa, brutale, implacable. Ce n’était pas seulement une ombre.
C’était lui.
Une version déformée, amplifiée par ses propres doutes, sa rage, sa noirceur. L’ombre portait ses blessures, ses rancœurs, ses colères refoulées. Son regard abyssal reflétait tout ce qu’il voulait nier, tout ce qu’il avait projeté dans son monde sans s’en rendre compte.
Tout ce qu'il détestait.
Thomas venait de créer son propre cauchemar. Il tenta de crier. Rien. Le monstre tendit une main démesurée dans leur direction. Ses doigts griffus, tordus, avides, se refermèrent lentement sur Adia tandis qu'elle reculait, terrifiée.
— Non... Thomas !
Elle tendit les bras vers lui, mais l’obscurité l’engloutit comme une vague dévorant un rivage fragile. Elle disparut, avalée par les ténèbres.
Thomas se redressa dans un sursaut brutal. Sa gorge était sèche, ses poumons en feu. La sueur collait à sa peau, glacée, poisseuse. Son cœur battait à un rythme effréné, cognant contre sa poitrine. Il inspira profondément, mais l’air de la chambre lui sembla lourd, irrespirable.
Un cauchemar, ce n'était qu'un cauchemar.
Il se leva d’un bond, traversa la pièce à grandes enjambées et se rendit dans la salle de bain. Il alluma d’un geste brusque, et son reflet lui sauta au visage. Il s’arrêta net. Ses yeux, cernés, semblaient plus sombres que d’habitude, marqués par la fatigue ou quelque chose d’autre... Une lueur trouble, indéfinissable. Ses traits étaient tirés.
Il traînait encore le poids du cauchemar sur lui.
Il ouvrit le robinet, laissant l’eau froide couler quelques instants avant d’y plonger les mains. Lorsqu’il les porta à son visage, un frisson le parcourut. Il avait encore la sensation de cette ombre, de cette créature qui arborait son visage déformé par la haine. Il releva les yeux vers le miroir, cherchant à s’accrocher à la réalité, à quelque chose de tangible, à quelque chose de beau.
Mais l’image devant lui ne le rassura pas. Un doute, insidieux, s’insinua dans son esprit.
Et si ce cauchemar n’en était pas vraiment un ?
Il chercha un repère, une ancre dans la réalité. Son bureau. Lorsqu'il se rendit dans le salon, il trouva son espace de travail, ce sanctuaire de papier et d’encre, tel un champ de ruines. Des feuilles froissées gisaient sur le sol, éparpillées comme les vestiges d’une tempête. Des dessins déchirés, lacérés par une main furieuse, la sienne.
Il se pencha, les ramassa un à un, tremblant. Les visages esquissés, les traits familiers, Jed. Skrela. Mildrey. Adia... Ils n'étaient que des silhouettes brisées, abîmées par sa propre colère. Sa respiration se fit erratique :
— Mon Dieu... Mais qu’est-ce que j’ai fait ?
Il recula, vacilla, prit appui contre le mur comme si le sol venait de basculer sous ses pieds. Un vertige, une nausée soudaine.
— Qu’est-ce que j’ai fait, répéta-t-il.
Son esprit lui répondit aussitôt, froid et implacable.
« Une horreur ! »
Un frisson de panique le traversa alors qu'il réalisait que son propre monde lui réclamait des comptes. Il passa une main tremblante sur son visage, mais aucun geste ne pouvait effacer l’évidence. Il avait détruit son refuge, trahi les seuls êtres qui lui avaient offert un sens, une vie. Il était arrivé au point de non-retour.
Accablé par sa faiblesse, il s'assit lourdement sur son canapé. Thomas sursauta lorsqu’il entendit frapper à la porte. Il jeta un rapide coup d'œil à son téléphone. 3h47.
Qui cela pouvait-il être à cette heure ?
Le cœur battant, il se leva lentement. Son rêve était encore vif dans son esprit. Adia, le monstre, l’appel au secours... C’était encore là, ancré en lui comme une marque indélébile. Il hésita, passa une main nerveuse dans ses cheveux. Rien de tout cela n’était normal.
Trois coups lents retentirent à nouveau.
Il prit une grande inspiration et ouvrit la porte. Un homme se tenait là. Drapé dans une cape noire, un large chapeau masquant une partie de son visage. L’inconnu entra sans attendre d’invitation. Au passage, son épaule poussa Thomas qui ne put que reculer d’un pas.
— Hey ! Vous êtes qui ? Qu’est-ce que vous voulez ?
L’homme ôta lentement son chapeau et planta sur lui un regard d’acier :
— Tu n’aurais jamais dû lever ce crayon comme tu l’as fait, Thomas. On m’appelle Oran. Je suis le Maître des Destins.
Un silence envahit l'appartement. Seul le bruit du frigo qui ronronnait brisait la tension de la pièce. Thomas secoua la tête, incrédule, un rire ironique dans la voix :
— Qu… Quoi ?
L’homme était grand, sa silhouette élégante. Il portait un manteau sombre aux reflets de soie. Une longue queue de cheval domptait sa chevelure argentée. Son regard pénétrant, malgré tout bienveillant, restait insondable. Sa voix était posée, calme. Il n'avait pas nullement besoin de hausser le ton pour se faire comprendre.
Il se pencha pour ramasser les dessins déchirés et jetés au sol. Il secoua la tête de dépit et les reposa sur la table. Puis il regarda le jeune garçon avant de s’avancer vers lui. Ses bottes résonnaient sur le carrelage du salon :
— Tu as joué avec le fil du destin, Thomas. Tu as brisé des vies, modifié des chemins... En faisant cela, tu as changé le tien.
Thomas déglutit :
— C'est un rêve, c’est ça ? Je suis en train de rêver ?
Oran lui sourit froidement :
— Non, une conséquence.
Il fit un geste vague et les feuilles éparpillées sur le bureau s’envolèrent comme sous l’effet d’un vent invisible. Elles dansèrent un instant dans la pièce avant de s’agglutiner autour de lui, tourbillonnant comme un essaim. Puis elles se figèrent. Sur chaque feuille, les dessins avaient changé. Adia, Jed, la gargouille étaient piégés, blessés, terrifiés. Thomas vit sa jeune héroïne levait la main vers lui, les larmes aux yeux, comme pour l'implorer. Il se souvint de son cauchemar :
"Pourquoi tu nous as abandonnés ?"
Il recula, le souffle court. Ce n’était pas possible. Le Maître des Destins s’approcha encore, puis il s'adressa au jeune homme d'une voix implacable :
— Je suis désolé Thomas, je n'ai pas d'autre choix.
— Quel choix, lui demanda-t-il, anxieux.
— Le seul moyen de réparer ce que tu as fait, c’est d'aller toi-même à Fiction.
— à Fiction ?
Thomas n'eut pas le temps d'ajouter un mot de plus. L’homme en noir leva la main et, dans un bruissement étrange, une spirale d’encre mouvante se matérialisa derrière lui. Comme irréelle, elle se mit à tournoyer, créant un gouffre.
Un gouffre vers autre chose.
— Va.
Thomas secoua violemment la tête :
— Non ! C’est pas réel ! Vous êtes une hallucination !
L'homme le fixa, impassible. Puis, d’un simple geste de la main, il souffla une bourrasque invisible. Aspiré par la spirale, le jeune garçon essaya en vain de s'accrocher à quelque chose mais les seuls objets qu'il put attraper furent un crayon noir et des feuilles de papier.
Il tomba sans fin, emporté par l’encre mouvante. Toute lumière s’éteignit, jusqu'à celle de son propre nom.
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