4. Entre l’Encre et le Tracé

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Un bruit sourd.

Un écho répercuté à l’infini. Thomas ouvrit les yeux. Tout était flou. Les contours du monde tremblaient. Ils vibraient comme si la réalité elle-même hésitait à se stabiliser. Une étrange sensation parcourut son corps, une légèreté inhabituelle, comme s’il était à la fois là et ailleurs, pris au piège entre deux dimensions.

Il se redressa lentement, la respiration saccadée. Ce sol, ce paysage… Ce n’était pas Paris. Ce n’était rien de ce qu’il connaissait.

Ou plutôt...

Autour de lui, les couleurs étaient plus vives, les formes légèrement exagérées, les ombres tracées avec une netteté presque irréelle. Il cligna des yeux, une, deux fois, cherchant un repère dans ce décor qui lui paraissait à la fois familier et impossible.

Puis il vit sa main. Il s’arrêta net. Ce n’était plus sa main. Enfin, ce n’était plus tout à fait celle qu’il connaissait.

Sa peau, autrefois marquée de légères imperfections, était désormais lisse, presque trop parfaite. Les contours de ses doigts n’étaient pas naturels, mais légèrement esquissés, comme tracés à l’encre.

Son souffle se bloqua dans sa gorge. Il leva les bras, observa ses manches, son pantalon, son torse. Tout son être était redessiné, son corps absorbé dans l’univers qu’il avait lui-même créé. Il porta une main tremblante à son visage et sentit ses traits différents. Plus nets, plus marqués, comme ceux de ses propres personnages.

Un vertige le prit soudain, une nausée violente lui nouant l’estomac.

— Non, c’est pas possible…

Il se tourna sur lui-même, à la recherche d’un miroir, d’un reflet, quelque chose qui pourrait confirmer cette folie. Mais il n’eut pas besoin de le faire longtemps. Une surface d’eau calme se trouvait à quelques pas.

Il hésita puis, le cœur battant, il s’agenouilla au bord de l’étendue argentée. Ce qu’il vit le glaça jusqu’à l’âme. Un homme, à la fois lui et un autre lui renvoyait son regard. Ses yeux, autrefois fatigués par le réel, avaient désormais l’intensité et la clarté de ses propres dessins. Ses traits étaient plus expressifs, plus marqués, comme esquissés d’un coup de crayon trop précis pour être naturel. Thomas posa une main sur son visage. Le reflet fit de même.

Il n’était plus un observateur, il était devenu un personnage de sa propre BD, encré dedans, à l’intérieur de ses dessins, au point d’en ressentir les traits dans sa chair.

Il recula brusquement, manquant de perdre l’équilibre et basculer dans l’eau. Son cœur cognait si fort qu’il crut un instant qu’il allait exploser. Ce reflet, ce visage redessiné. Il le toucha avant d’en suivre les contours du bout des doigts.

Tout était bien plus net, bien plus expressif qu’avant. Quelqu’un avait affiné chaque détail pour le rendre plus lisible, plus percutant.

Il inspira profondément, cherchant un repère, un signe que tout cela n’était qu’un rêve. Mais le sol sous ses pieds ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait. Les textures, les couleurs, l’air même portaient quelque chose d’irréel, d’exagéré.

Mais ce monde lui était familier. Chaque courbe, chaque ombre, il les avait lui-même tracées. Il se releva lentement, toujours étourdi par ce qu’il avait vu. Ses vêtements aussi portaient la marque du dessin, avec des plis marqués d’un trait d’encre trop précis.

La panique monta en lui. Il jeta un regard autour de lui. Un silence étrange régnait, comme si tout l’univers retenait son souffle.

Était-il seul ici ?

Pour réponse, ce fut un bruit qui attira son attention. Un froissement, léger, à peine audible. Il tourna la tête et scruta les ombres des arbres stylisés qui se découpaient nettement contre le ciel. Quelqu’un était là. Il avança prudemment. Son souffle restait court, son ventre noué. À chaque pas, l’impression de marcher dans une illusion devenait plus forte. Il enjamba une racine trop régulière pour être naturelle, puis s'accroupit derrière un buisson.

Il le vit.

Un homme ou plutôt, une silhouette qui se détachait entre les troncs. Petite, voûtée, secouée de légers tremblements. Thomas s’arrêta de respirer :

— Jed… ?

L’homme leva la tête. Ses traits correspondaient en tout point à ceux qu’il avait dessinés mille fois.

Le corps chétif, le visage trop expressif pour rester sérieux plus de quelques secondes, l’allure fragile mais jamais brisée, Jed ouvrit la bouche, puis la referma, ses yeux s’écarquillant d’incrédulité :

— Th… Thomas ?

Sa voix trembla, comme s’il peinait à croire ce qu’il voyait. Thomas sentit un frisson le parcourir. Il connaissait cette voix. Pas comme un souvenir vague, mais comme une voix qu’il avait entendue toute sa vie sans jamais l’écouter réellement.

Jed fit un pas en avant, puis un autre, avant de s’arrêter brusquement, le regard figé sur Thomas. Puis, contre toute attente, il éclata de rire. Un rire nerveux, un peu incrédule, mais terriblement familier :

— Alors ça y est… ? dit-il en secouant la tête. T’as enfin décidé de nous rejoindre pour de bon ?

Thomas ouvrit la bouche, mais aucun mot ne vint. Parce qu’en cet instant précis, il ne savait pas s’il devait rire avec lui… ou hurler de terreur. Il passa une main sur son visage, cherchant encore à comprendre ce qui lui arrivait. Son propre reflet, ce monde aux contours irréels, Jed, debout devant lui, bien vivant…

Tout cela défiait la logique.

Jed, lui, continuait de le fixer. Un sourire nerveux flottait encore sur ses lèvres. Mais derrière cette apparente légèreté, Thomas distinguait une tension, une lueur d’inquiétude dans son regard. Le petit homme chétif croisa les bras :

— Qu’est-ce que tu fais là ? T’es pas censé être… ailleurs ?

Thomas ouvrit la bouche pour répondre, mais se ravisa. Comment expliquer quelque chose que lui-même ne comprenait pas ?

Il détourna le regard, cherchant un repère dans ce décor qui oscillait entre le familier et l’incompréhensible. L’air était plus net qu’il ne devrait l’être, chaque feuille, chaque ombre semblait avoir été dessinée avec une intention précise. Tout respirait son propre trait de crayon.

Il reporta son attention sur le petit homme. Il ne savait pas quoi dire. Alors il posa la seule question qu’il redoutait le plus :

— Jed… Où sont les autres ?

Son sourire s’effaça aussitôt. Il baissa la tête et planta ses mains dans ses poches avant de répondre dans un soupir :

— Skrela et Mildrey ont disparu y’a un moment.

Thomas sentit son estomac se nouer.

— Disparu ?

Il hocha doucement la tête. Un instant, son regard se perdit dans le vide :

— On a été séparés quand… quand tout a changé. Quand l’ombre est arrivée.

Thomas fronça les sourcils.

— L’ombre ?

Jed esquissa un rire amer.

— Tu veux vraiment qu’on parle de ça maintenant ?

Il leva les yeux vers lui, et Thomas fut frappé par l’intensité soudaine de son regard.

— T’as oublié, mec ? Tu nous as abandonnés !

Un poids tomba sur les épaules de Thomas qui l'écrasa. Il déglutit avec difficulté. La gorge serrée, il osa demander :

— Et Adia ?

Le petit homme releva brusquement la tête. Un silence. Plus lourd que tout le reste. Puis, d’une voix plus basse, presque hésitante, il répondit enfin :

—Adia...? Je sais pas. Personne ne sait.

Le monde sembla vaciller autour de Thomas. Ses doigts se crispèrent, un frisson glacé remontant le long de son dos. Il revit l’éclat doré de ses yeux, la mèche folle sur son front, ce jour où il l’avait dessiné pour la première fois :

— Comment ça, personne ne sait ?

— Elle a disparu avant un peu avant tout ça. Avant l’ombre. Avant que tout parte en vrille.

Thomas se sentit déstabilisé, pris au piège entre la panique et une angoisse sourde. Adia, son personnage le plus précieux. La première qu’il avait dessinée avec une attention presque obsessionnelle, celle qu’il voulait parfaite sans jamais la rendre inatteignable.

Et maintenant, elle n’était plus là.

Il sentit une pression sur son bras. Jed s’était approché, son expression plus grave qu’il ne l’avait jamais vue. Son regard était sincère. Pas moqueur, ni cynique. Une véritable supplique.

— Tu dois découvrir où elle est, Thomas.

Pour la première fois depuis son arrivée dans ce monde, Thomas comprit que cette aventure n’avait rien d’un simple rêve. Il avait une mission, un but :

Il devait la retrouver. Avant que le monde, ou lui-même, ne s’effondre.

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