5. L'Autre

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5. L’Autre

Jed ouvrit la bouche pour parler mais un bruit sourd le fit sursauter. Un battement profond, un tambour caverneux qui résonnait à travers le monde. Une pression étrange dans l’air se fit ressentir. L’espace autour d’eux venait de se contracter.

Le petit homme blêmit.

— Trop tard, souffla-t-il.

Thomas fut pris d'un frisson d'angoisse. Il pivota lentement et vit une ombre grandir au loin. Un être immense, gigantesque, avançait d’un pas lent mais inéluctable. Le corps tissé de cauchemars, sa peau se mouvait et évoquait une matière en constante mutation, entre ténèbres et éclats fantomatiques.

Ses yeux ? Deux abîmes. Noirs, privés de lumière.

Chacun de ses pas résonnait comme un glas funèbre, une note sinistre qui vibrait dans l’air. Mais ce ne fut pas sa taille ni son apparence monstrueuse qui terrifièrent Thomas. Non. Ce fut son visage. Un visage familier, tordu, déchiré par la haine et le mépris. Un nouveau frisson d’effroi s’empara de lui. Il connaissait cette silhouette. Il connaissait cet être.

L’ombre s’arrêta enfin, les bras ballants. Un instant, elle se nourrit du silence. Puis, d’une voix rauque et déformée, elle s'adressa à lui, un sourire cruel étiré sur ses lèvres :

— Salut Thomas... Tu es là. Enfin !

Le jeune homme sentit son souffle se bloquer. Jed lui lança un regard effaré, puis murmura à l'oreille de Thomas, comme si prononcer son nom pouvait briser quelque chose :

— C'est L'Autre… L’autre Toi !

L’ombre s’arrêta à quelques mètres d’eux. Un silence glacial tomba sur les ruines, Le monde entier retint son souffle. Thomas sentit un poids écraser ses épaules. Il aurait voulu parler, crier, fuir, mais il resta figé. Il était incapable de détacher son regard de son double cauchemardesque.

L’Autre Thomas pencha légèrement la tête. Son sourire s’élargit dans une grimace moqueuse :

— Mon pauvre ! Regarde-toi, susurra-t-il. Tu es si pathétique.

Sa voix, c’était bien la sienne, mais déformée. Puissante, plus profonde, plus cruelle. Un écho perverti de ses pensées les plus sombres. Jed se cacha derrière Thomas. Ses doigts tremblaient contre sa poitrine.

— Dis Thomas. Et si on partait maintenant ?

L'ombre leva lentement une main. L’air autour d’eux se tordit dans un frémissement invisible.

— Partir Jed ? Mais pour aller où ? ricana-t-elle. Il n’y a pas d’issue, pas d’échappatoire.

Puis, son regard d’abîme se posa sur Thomas :

— Tu es venu pour les retrouver, n’est-ce pas ?

Thomas sentit une sueur froide couler dans son dos.

— Où sont-ils ? demanda-t-il, sa voix plus rauque qu’il ne l’aurait voulu.

Son reflet dévoyé lui sourit :

— Oh, mais... ils sont bien là, mon ami. Toujours dans ce monde.

Il écarta lentement les bras, tel un maître de cérémonie prêt à dévoiler son spectacle.

— Mais n’oublie pas… tu les as abandonnés.

Un silence glacial s’abattit sur le paysage. Soudain, tout bascula. Les contours du décor se tordirent, se floutèrent. Le sol craqua sous leurs pieds. D’abord par petites fissures, puis en longues veines noires qui s’étendaient dans toutes les directions. La terre sembla se contracter, comme une bête blessée.

Le ciel se mit à onduler. Les couleurs devenaient incertaines. Des spectres rampèrent le long de ruines. Ils se faufilaient entre les pierres, montant en volutes noires le long des murs éventrés. Puis, les ruines disparurent.

À leur place s’éleva le néant. Une plaine sans horizon, où l’air vibrait d’une énergie obscure. Un néant mouvant où seules leurs silhouettes restaient nettes. Un bourdonnement sourd envahit les sens de Thomas. Un instant, il vacilla, pris d’un vertige soudain, comme happé par un vide invisible.

Son Double n’avait pas bougé. Toujours immobile, il s’imprégnait du chaos environnant. Puis, il changea. Son corps immense se contracta. Les fumées de noirceur qui le composaient furent aspirées de l’intérieur. Il ne rétrécissait pas comme une chose qui rapetisse naturellement. C’était l’espace lui-même qui s’écrasait autour de lui, l’obligeant à se condenser, à prendre forme. Ses membres s’affinèrent, sa silhouette se redessina. Sa posture changea.

Bientôt, l'Autre ne dominait plus l’espace.

Il faisait désormais la même taille qu’eux. Mais ce n’était pas rassurant. C’était pire. Maintenant, Thomas pouvait voir chaque détail, non seulement les contours d’une créature informe, mais un visage.

Son visage.

Ses propres traits, déformés, durcis, ravagés par quelque chose d’indicible. Le double de Thomas sourit :

— C'est mieux ainsi, non ?

Il s'approcha de lui lentement, son sourire figé dans une expression de pur amusement, son regard illuminé d’une lueur malsaine :

— Ce monde t’appartient, n'est-ce pas ? Tu l’as créé mais tu l'as aussi détruit. A moins que...

— Que… ?

— Voilà ! Je te propose un défi !

— Un défi ?

— Oui. C'est très simple. En voici les règles.

Un vent violent se leva, le sol se déchira sous leurs pieds. L’image de leurs amis prisonniers apparut un instant dans les airs, figée dans un voile spectral. Jed, paralysé par la peur, agrippa le bras de Thomas. Quatre visions s’arrachèrent des ténèbres. Elles flottèrent dans l’air comme des miroirs sinistres.

On y voyait Jed. Libre comme le vent mais incapable cependant de dire un seul mot. Lui, le petit homme rieur et loquace, celui qui savait toujours trouver une réplique pour alléger l’atmosphère, se retrouvait dans un monde de silence, muet comme une tombe. Quand il vit cette vision, ses lèvres s’entrouvrirent pour dire quelque chose, n’importe quoi.

Aucun son ne vint.

La seconde vision montrait Skrela. Il était statique, telle la gargouille qu'il était. Il arborait une posture défensive, son corps fondu dans une pierre noire. Les murs de la forteresse obscure qui l’entourait baignaient d’un éclat spectral.

La troisième apparition montrait Mildrey battue par un vent hurlant. Elle se battait, prisonnière d’une tempête infinie, ses ailes tordues par des bourrasques invisibles. Autour d'elle, Thomas entendait des murmures glisser dans l’air, inaudibles mais oppressants.

A la vue de la quatrième, le cœur de Thomas manqua un battement. Adia, là, seule et enchaînée, recroquevillée au pied d’un dragon immense, une bête née du feu et de la rage.

Thomas vit ses yeux ardents reflétaient les flammes qu’il couvait en son sein. Soudain, il eut du mal à respirer. Il voulut protester mais l'Autre lui coupa la parole. Sa voix se voulait douce et mielleuse mais elle vibrait d’une fausse bienveillance. Elle suintait la cruauté :

— Quatre épreuves pour les retrouver, Thomas. Jed est libre. Il sera ton seul allié. Mais comme tu peux le voir, il ne pourra te parler. Tu devras les libérer chacun leur tour : Skrela, prisonnière dans cette forteresse, Mildrey captive de cette tempête et ta chère Adia, captive du Dragon, une créature née de ta propre colère.

Puis, il fit un pas en arrière. Un sourire glacial étira ses lèvres :

— Tu n’auras qu’une seule chance. Échoue et ils disparaîtront... à jamais.

Le silence retomba, épais, suffocant. Thomas luttait contre ses pensées. Il avala sa salive mais sa gorge était nouée. Chaque mot de son ombre était un poids supplémentaire sur ses épaules. Il aurait voulu reculer, s’éloigner de cette chose qui portait son visage. Mais il était pris au piège, enfermé dans une mécanique qu’il avait lui-même déclenchée.

Son double noir le scrutait toujours. Son regard brûlait d’un amusement cruel. Puis, il leva lentement un bras. Un courant d’air s’engouffra violemment dans l’espace autour d’eux. Il fit voler des volutes d’ombre et de poussière.

Dans un murmure, il prononça la dernière sentence :

— Le temps est un luxe que tu n’as plus, Thomas. Voyons si tu peux les sauver.

D’un geste, il pointa du doigt l’horizon. Au loin, un éclat spectral perçait l’obscurité. Une tour. Elevée, froide, figée dans l’obscurité comme un vestige du passé :

— Ta première épreuve. Si tu échoues, Skrela mourra, les autres suivront. Un par un.

Jed serra les poings, toujours incapable d’émettre le moindre son. Thomas, le souffle court, n’osait plus détourner les yeux de son double. L’Autre avait légèrement penché la tête. Ses cheveux sombres avaient glissé sur son visage déformé.

Dans une expression indéchiffrable, il esquissa un sourire méprisant :

— Je te souhaite bonne chance, Créateur. Tu en auras bien besoin !

Puis il disparut. D’un seul coup. Son corps s’était désintégré dans une fumée grise.

Le silence retomba violemment, comme une chape de plomb. Seul le lointain hurlement du vent persistait. Un murmure menaçant qui portait encore l’écho de sa voix. Thomas tremblait de peur et de colère.

Le rideau venait de tomber. Le premier acte pouvait commencer.

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