6. Le Chemin Perdu
Le vent hurlait comme une bête blessée. Il traînait avec lui des murmures indistincts, des échos de voix brisées qui se mêlaient à la brume rampante. Thomas et Jed étaient restés immobiles, figés sur place. L’ombre de l’Autre avait disparu. Toutefois, sa présence imprégnait encore l’air. Une menace suspendue, prête à s’abattre sur eux au moindre faux pas.
Devant, leur faisant face, l’horizon déformé dessinait les contours de la Forteresse. Un véritable un titan endormi. Une masse sombre percée de tours difformes. Les murs qui la formaient se dressaient aussi noirs que la nuit. Elle respirait lentement, tel un monstre assoupi. Le silence y régnait en maître. Une citadelle sans lumière, sans chaleur.
Une prison.
— Skrela est là-dedans.
Thomas avait serré les poings. Le petit homme tremblait à ses côtés. Ses yeux fixaient la route devant eux. Il ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Thomas sentit une frustration sourde monter en lui. Il posa une main amicale sur l'épaule de son compagnon silencieux :
— Il faut y aller, Jed.
Ce dernier tourna la tête vers lui. Il hocha lentement la tête, mais son regard restait troublé. Ils avancèrent sur le chemin qui s’offrait à eux. Le sol sous leurs pieds n’était pas stable. Il se modifiait à chaque pas, passant d’une terre sèche et craquelée à une surface dure et métallique. Puis, il redevenait un sol de pierre recouvert d’une brume glaciale.
Rien n’était fixe.
Autour d'eux, le monde lui-même hésitait sur ce qu’il devait être. Thomas luttait contre une sensation étrange. Ce décor mouvant lui était familier. Il se souvenait l'avoir imaginé, autrefois. Il savait où il se trouvait.
— On est sur le Chemin Perdu.
Ce lieu, il l’avait créé dans une de ses histoires inachevées. Il voyait ses voyageurs s’égarer dans des illusions sans fin. Ils restaient là, incapables de retrouver leur route. Et maintenant, c’était son tour de le fouler.
Au bout d’un moment, Jed s’arrêta brusquement. Il retint Thomas par la manche et l’index tendu, il désigna quelque chose devant eux. Le jeune homme sortit de ses pensées et regarda droit devant. Son cœur manqua un battement.
Il y avait quelqu’un sur la route.
À quelques mètres, un corps vêtu d’un long manteau sombre. Le visage dissimulé sous une capuche, l’inconnu ne bougeait pas. Il se tenait juste là, au centre du chemin. Il les attendait. Un nouveau frisson parcourut Thomas. Le vent s’était renforcé. La silhouette encapuchonnée se tenait là, droite et impassible, juste au milieu du chemin et bloquait leur avancée vers la Forteresse.
Ses yeux, profonds et luisants, brillaient d’un éclat spectral. Thomas y voyait deux lanternes figées dans le vide. Il dégagea lentement la main de sa poche. Son cœur battait plus vite, un mélange de tension et d’instinct de survie. Quelque chose clochait. L’ombre s’adressa à Thomas :
— Tu ne devrais pas être ici.
— Qui es-tu ? demanda-t-il d'un ton qu'il voulut ferme.
Elle fit un pas en avant :
— Je te le répète, Thomas. Tu ne devrais pas être ici.
Sa voix était étrange, déformée, mais douce, et... familière.
Une onde glaciale frissonna dans l’air. Thomas sentit Jed tressaillir à ses côtés :
— Nous devons passer, insista-t-il. Écarte-toi.
L’entité pencha légèrement la tête. Un sourire invisible se devina dans l’obscurité sous sa capuche :
— Passer ? souffla-t-elle, moqueuse. Pour aller où ?
Thomas connaissait bien cette voix. Il la reconnut comme étant la sienne, mais plus lente, plus sournoise. L’illusion tendit une main pâle et osseuse vers eux :
— Tu as l’air fatigué, mon ami.
Un courant d’air s’enroula autour de Thomas, chargé d’un murmure insidieux. De légers tremblements le saisirent, sa vision devint floue.
"Repose-toi. Tu es déjà arrivé au bout de ton chemin."
L’espace autour d’eux se déforma. Le Chemin Perdu se fit plus flou, plus distordu. Le sol devint plus mou. Ils eurent l’impression de s’y enfoncer lentement, comme dans un rêve.
« Crois-tu vraiment qu’ils veulent être sauvés ? »
Sa voix s’immisçait dans l’esprit de Thomas. Elle avait gagné en intensité, en force, en menace.
« Tu les as déjà abandonnés une fois. Pourquoi leur imposer ça une deuxième fois ? »
D'autres ombres s’épaissirent autour des deux compagnons. Ils furent bientôt encerclés dans un cercle mouvant de ténèbres. L’illusion voulait les endormir, les piéger dans ce néant et les empêcher d'avancer.
Ses épaules s'affaissèrent. Ses bras tombèrent, lourds, inertes. Le Chemin Perdu le happait lentement, miette après miette, comme un songe trop réel qui engloutit l’esprit. Le sol spongieux semblait s’accrocher à ses pieds. Chaque pas devenait un renoncement, chaque souffle un oubli.
Autour de lui, l’ombre resserrait son emprise. Elle tenait son esprit, ses doutes, ses fautes.
« Ils t’ont déjà oublié, tu n’es plus rien, ni ici ni ailleurs. Tu es un pont brisé entre deux mondes… »
La voix murmurait, douce comme un poison.
Thomas ferma les yeux. Un instant. Un instant de trop. Puis… quelque chose le toucha.
Un éclat. Infime. Un son. Une clochette. Non. Une note de musique. Comme un air d’autrefois, mal joué, hésitant.
Thomas ouvrit les yeux.
Jed était là, devant lui, le regard figé et les bras tendus. Dans sa main tremblante, une petite boîte à musique cabossée, recouverte de rayures et de poussière. Le couvercle était fendu. L’objet semblait venu d’un autre temps, arraché à un grenier oublié. Malgré son état, le mécanisme grinçait encore, fragile, obstiné.
Une mélodie s’en échappait, lente et désaccordée, mais reconnaissable. Elle titubait comme une enfant perdue dans le brouillard. Quelques notes cassées. D’autres trop aiguës. Mais l’ensemble portait quelque chose de plus fort que la justesse.
Thomas reconnut la mélodie. Une berceuse. Un air qu’il avait jadis composé dans un carnet de croquis, entre deux nuits blanches, et qu’il n’avait jamais vraiment terminé.
Et surtout… Jed pleurait. Ses larmes n’étaient pas visibles mais, même muet, son regard criait de douleur. Thomas recula d’un pas. Puis d’un autre. L’ombre gronda :
— Tu ne peux rien pour eux !
Mais c’est une autre voix, plus douce, plus lointaine, qui traversa la brume.
« Tu n’as jamais été seul, Thomas… pas même dans tes silences, pas même quand tu t’es perdu. »
Adia. Ou un souvenir d’elle. Elle apparut brièvement dans la brume. Un battement de cils. Une silhouette faite de lumière pâle. Elle ne parlait pas. Elle souriait. Puis, il sentit sur sa joue le frôlement d’un vent tiède. Comme une caresse.
Et Thomas comprit.
Il n’était pas perdu. Pas tant qu’il se battrait. Pas tant que Jed, silencieux mais fidèle, risquait tout pour le rappeler à lui. Pas tant qu’Adia existerait quelque part, dans une mémoire, un rêve ou même un espoir.
Alors il fit un pas en avant, puis un autre.
L’ombre tenta de s’agripper à lui, de l’engluer de nouveau.
Mais Thomas serra les poings :
— Non, je ne suis pas arrivé au bout de mon chemin. Je ne m’arrêterai pas, pas cette fois.
Il ferma les yeux un instant. Il sentit le monde trembler autour de lui, vaciller, devenir inconsistant. Les mots de l’illusion s’insinuaient dans sa tête, l’attiraient vers un repos sans fin. Mais son esprit était maintenant tourné vers Adia, vers Jed, vers Skrela emprisonné de son propre matériau et Mildrey, victime du vent. Il était venu pour eux. Réparer ce qu’il avait détruit. Et la chose qui lui barrait la route ne l'en empêcherait pas.
Elle n’était qu’un mensonge, une illusion. Et soudain, un cri brut, déchiré. Thomas hurla :
— Dégage de mon chemin !
Un éclat de lumière jaillit de son corps, comme une onde de choc. L’illusion recula brusquement. Son manteau se déchira sous la force de cette lumière nouvelle. Ses yeux s’élargirent, remplis de rage et de stupeur :
— Tu avais cédé ! Tu les avais abandonnés !
Elle tenta de s’accrocher à lui, mais la lumière l’engloutit. Son corps se mit à vaciller. Puis, dans un dernier râle, la chimère disparut en milliers de particules sombres.
Le Chemin Perdu se stabilisa, les ombres se dissipèrent.
Jed se trouva enfin libre de bouger. Il s’écroula sur ses genoux, haletant. Il posa une main tremblante sur le sol pour s’assurer qu’il était toujours bien là, puis, lentement, il releva la tête vers Thomas. Il y vit dans ses yeux, une lueur nouvelle qui venait de naître.
Il avait retrouvé la confiance.
Ils avaient réussi. Un premier obstacle était tombé. Mais devant eux, la Forteresse les attendait. Ils poursuivirent leur progression. Les contours du Chemin Perdu devinrent flous, et alors qu’ils s’éloignaient, ils s’effacèrent.
Comme un cauchemar que l’on n’écrirait plus jamais.
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