7. La Forteresse

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La forteresse s'éleva devant eux. Aucune lumière, aucune torche n’éclairait les murailles cyclopéennes. Thomas n'y voyait aucune porte, aucun passage. Et pourtant...

Skrela était à l’intérieur.

Le jeune homme s’approcha lentement, le souffle court. Jed, encore sonné par leur combat contre l’illusion, jetait des regards inquiets autour de lui. Il ouvrit la bouche pour parler, mais se rappela qu’il ne le pouvait pas. Il se contenta de tirer le bas de la veste de Thomas pour lui désigner les remparts massifs.

Ils étaient lisses, sans aspérités, trop hauts pour être escaladés. Totalement imprenables.

— Il doit bien y avoir un passage, murmura Thomas.

Le petit homme pointa soudain un détail du doigt. Juste quelques mètres au-dessus d'eux, entre deux blocs de pierre immenses, une fissure verticale. Elle s’étendait, à peine plus large qu’un homme.

- Une brèche !

Thomas s’avança avec prudence. Il posa une main sur la pierre. Elle était glacée. Du marbre figé dans le temps. Puis, elle trembla légèrement sous ses doigts. Un bruit sourd résonna à l’intérieur. Un battement de cœur cognait derrière les murs. Il échangea un regard avec Jed. Ils n’avaient pas d’autre choix.

— On y va !

Ils escaladèrent la paroi glissante jusqu'à la brèche avant de s'y engouffrer L'intérieur n’était pas un simple château. C’était un labyrinthe vivant. Les murs se déformaient par moments, comme une créature qui respirait en douceur. Le sol était inégal. Des marches sculptées à même la pierre montaient en spirale et menait vers un couloir obscur.

Ils avancèrent lentement jusqu’à ce qu’ils entendent un gémissement lointain, mais bien réel. Thomas accéléra le pas. Jed hésita un instant avant de le suivre.

Tous deux débouchèrent sur une immense salle. Elle donnait l’impression d’une prison de pierre noire où des chaînes descendaient du plafond comme des lianes de métal.

Au centre, Skrela.

Figé, pris dans la pierre telle une statue inachevée. Seule sa tête et ses yeux brillaient encore, luisant d’une lumière dorée. La gargouille ne bougeait pas. Elle était piégée dans un autre monde.

— Skrela ! lança Thomas en s’élançant vers elle.

Avant qu'il ne l’atteignît, un bruit sourd retentit. Une porte se referma derrière eux, puis un grondement. Les chaînes se mirent à trembler.

Quelque chose se réveillait qu’ils n’avaient pas vu venir.

Le bruit de métal grinça dans l’immense salle. Les chaînes suspendues s’agitèrent, prises d’une vie propre. Elles s’entrechoquaient dans un bruit funèbre. Puis, un grondement rauque s’éleva des ombres, profond et sourd. Un gémissement, semblable à une plainte lointaine.

La Forteresse gémissait.

Jed agrippa le bras de Thomas. Ses doigts le serrèrent avec une force inhabituelle. Thomas, lui, fixait Skrela qui ne bougeait pas, son corps pris dans la pierre vivante. Il ne voyait que ses yeux brûler d’une lueur intense.

Il voulut faire un mouvement dans sa direction quand une ombre se détacha du mur. D’abord indistincte, elle s’étira, puis se modela, avant de prendre forme. Elle descendit lentement du plafond pour emprunter les chaînes qui crissaient sous son poids.

Une silhouette tordue, massive, assemblage d’os et de chair calcinée, un golem de souffrance.

Son visage n’existait pas. À la place, une fente verticale, béante, d’où s’échappait une lumière rougeâtre. Celle-ci pulsait comme une plaie ouverte. Ses mains démesurées se terminaient en griffes métalliques qui raclaient les dalles de pierre. Des étincelles en jaillissaient.

— Créateur !

Sa voix était un souffle de cendres, un écho déchiré, semblable au dernier soupir d’un monde agonisant. Thomas sentit son estomac se nouer. Il avait dessiné cette créature. Il savait de quoi elle était capable puisqu'il l’avait créée.

Un dessin griffonné dans une nuit d'ivresse et de colère. Une chose née du mépris et de la rage qu’il avait imaginée comme le bourreau d’un monde sans espoir. Un être né de son esprit et qui, maintenant, se dressait devant lui.

— Pourquoi Créateur ? Pourquoi les as-tu abandonnés ?

Les chaînes se tendirent violemment, comme si la créature luttait pour ne pas s’effondrer. Elle tremblait, son regard rivé sur Thomas. Ses griffes se crispaient sur le sol, creusant des sillons profonds dans la pierre.

— Et moi... ? Tu m'as dessiné dans ce monde avant de le détruire. Tu ne m’as même pas donné de nom !

La dernière phrase fut dite dans un cri strident qui projeta une onde de choc dans toute la salle. Jed fut projeté en arrière. Il heurta une colonne de pierre. Thomas lutta pour rester debout. Ses oreilles bourdonnèrent.

Puis, les chaînes se brisèrent d’un coup sec. La créature se redressa dans un craquement sinistre. Son corps était encore instable, comme pris entre deux états.

Le réel et l’irréel.

Il s’avança d’un pas lourd. Sa présence écrasait l’air, comme une tempête prête à éclater. La lumière dans son crâne fendu brûlait plus fort :

— Tu as voulu me faire disparaître avant même ma naissance. À mon tour de t'effacer, Créateur !

Le gardien chargea, son corps tordu par les tourments. Ses griffes de métal étaient prêtes à s’abattre sur Thomas. Jed hurla sans un son, son cri muet résonnant dans l’air, mais il était trop loin, impuissant. Thomas leva instinctivement les bras pour se protéger, s’attendant à l’impact.

Mais rien ne vint.

Il ouvrit les yeux. La créature s’était arrêtée à quelques centimètres de lui. Son corps tremblait, comme une marionnette dont les fils avaient été brusquement coupés. La grande fente lumineuse qui lui servait de visage palpitait comme un cœur malade.

Thomas comprit alors.

Ce monstre ne pouvait pas l’achever, pas de cette manière. Il était lié à lui, il était une de ses créations. Il attendait quelque chose.

— Tu veux exister ? chuchota Thomas.

Le gardien eut un spasme. Ses griffes frémirent, avant de se rétracter.

— Tu m’as créé puis oublié.

Sa voix vibrait, emplie d’amertume et de douleur. Thomas posa une main sur son propre cœur :

— Je reconnais t'avoir donné la vie. Mais tu dois savoir que c'était une nuit où j'avais voulu détruire mon propre monde. J'ai voulu détruire Fiction. J’ai créé un monstre sans nom, sans but, juste pour refléter mon propre désespoir.

Le gardien le regarda intensément. Il ressentit la sincérité dans la voix de Thomas :

— Créateur, tout ce que j'attends de toi, c’est un nom. Après, tu pourras me détruire, si tu le souhaites. Parce que vivre, sans identité, c’est n’exister qu’à moitié.

Thomas tira le crayon de sa poche puis déplia une feuille de papier qu'il avait saisi avant d'être aspiré dans son Univers. Il ferma les yeux. Son corps s’illumina légèrement, comme si une force en lui venait de s’éveiller.

Le gardien le fixait. Il haletait, incertain, tiraillé entre rage et imploration, entre un instinct de destructeur et l’espoir d’exister. Une lumière scintilla dans son crâne.

— Je ne t’ai jamais terminé. Laisse-moi faire... s'il te plaît.

Le gardien se figea. Un long silence s’installa dans la salle tandis que Thomas baissait lentement les yeux vers sa feuille. Il devait faire vite. Il inspira profondément puis son crayon commença à courir sur le papier. Il redonna des contours à la créature. Là où il n’était qu’un assemblage chaotique, il traça une silhouette plus stable. Là où son visage n’était qu’un gouffre, il lui dessina une expression, un regard. Là où ses chaînes l’entravaient, il lui donna une armure. Il grava les dernières courbes. Des marques naquirent. Des runes oubliées, des cicatrices anciennes, des lignes de sens.

Chaque trace racontait une histoire que le métal n’avait jamais su dire.

Il hésita. Son corps oscillait entre sa forme instable et sa nouvelle identité. Puis, il serra les poings et son crâne s’illumina une dernière fois. Très lentement, il s’agenouilla, ses griffes effleurèrent le sol, comme un guerrier prêt à recevoir son serment. Son corps se stabilisa, se solidifia. Le Gardien n’était plus un monstre sans nom.

Thomas l'avait recréé :

— Tu as un nom, maintenant. Redem, un écho à la rédemption. Tu deviendras un Protecteur !

Il leva un regard heureux vers lui :

— Merci Créateur.

Alors, il plaça sa main sur son torse, à l’endroit exact où battait la lumière. Un éclat doré en jaillit, s’étendant peu à peu comme une encre lumineuse sur tout son corps. Les symboles gravés dans son armure s’illuminèrent, les chaînes s’évanouirent dans un souffle d’étincelles.

Il s’agenouilla une dernière fois, la tête haute, comme un chevalier saluant son roi. Puis il leva les bras vers la voûte obscure, et son corps s’éleva lentement. Un vent se leva, tourbillonnant autour de lui. Les poussières noires de la Forteresse se détachèrent et vinrent s’enrouler à sa silhouette comme des ailes éphémères.

Dans un ultime éclat, il éclata en fragments de lumière, pas une explosion mais un envol. Un frémissement parcourut les pierres. La Forteresse sembla s’incliner. Le Protecteur n’était plus mais son empreinte vibrait encore dans l’air, comme un serment gravé dans l’ombre.

Il avait craint de disparaître, sans but, sans nom. Mais ici, dans Fiction, rien ne disparaîtrait vraiment. Tout ce qui était créé prenait vie ou changeait, d’une manière ou d’une autre. Même s'il l'avait voulu, Thomas n’aurait pu l’effacer d’un coup de gomme. Alors, il lui donna un sens, il le créa différemment.

Il vivrait avec une véritable identité.

Un craquement sinistre résonna dans la salle. Les chaînes s’effondrèrent, la pierre se fissura. Skrela émergea enfin de sa prison minérale. Ses ailes se déployèrent d’un coup, projetant un vent puissant dans toute la pièce. Ses yeux d’obsidienne croisèrent ceux de Thomas. Il ne parla pas tout de suite mais hocha lentement la tête :

— Tu as réussi, dit-il enfin.

Sa voix puissante résonna comme une vague sur le roc. Au même moment, le Protecteur disparut dans un éclat de lumière. Jed jeta un regard émerveillé à Thomas avant de lever les deux pouces en l’air. Ils avaient gagné. Le premier défi était surmonté.

Le vent souffla de nouveau. Deux épreuves attendaient encore leur heure.

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