8. L'Âme du passage
Le silence était retombé dans la salle, épais, presque sacré. Des chaînes gisaient au sol comme les restes d’un cauchemar défait. La Forteresse, auparavant vivante, animée par une respiration sourde et malfaisante, s’était figée. Plus un souffle. Plus un murmure. Elle-même avait reconnu la fin d’un combat.
Skrela était libre.
Thomas, les genoux fléchis, les paumes posées sur ses cuisses, peinait à retrouver son souffle. Chaque battement de son cœur semblait frapper ses tempes. Il avait l’impression d’avoir couru cent vies pour arriver là.
Jed, encore haletant, s’était laissé glisser le long d’un pilier. Il n’y avait plus d’angoisse dans ses yeux, seulement un étonnement muet, profond, comme s’il n’arrivait pas à croire qu’ils étaient encore en vie.
Skrela replia ses ailes en silence dans son dos puis il s’avança vers Thomas. Ses pas résonnaient doucement dans la salle mais son regard, lui, était lourd de sens. Il s’arrêta devant le jeune homme. Ce dernier sentit son regard peser sur lui. Il aurait voulu détourner les yeux, mais il ne le fit pas. Il ne le pouvait pas. Il devait l'affronter.
Maintenant.
Il redressa lentement la tête et brava les yeux d’obsidienne du géant de pierre. Un silence. Puis il parla, la gorge nouée.
— Skrela... Je suis désolé.
Sa voix se brisa légèrement sur les derniers mots. Il se sentit idiot. Faible. Mais il disait la vérité. Il baissa les yeux, chercha les mots :
— Tout ça, cette prison, ce gardien, cette douleur... J'en suis responsable, je l’ai dessiné. Je l’ai voulu.
Il ferma les yeux un instant, puis il reprit, la voix toujours chargée de sincérité :
— J’étais en colère, Skrela. Contre moi-même, contre tous. J’ai laissé cette colère prendre le contrôle. Et je vous ai tous entraînés avec moi dans ma chute. Je t’ai enfermé, toi, qui n’a jamais été qu’un pilier dans ce monde. Je t’ai trahi.
Il releva la tête, les yeux embués de larmes, le souffle tremblant.
— Je ne sais pas si je mérite ton pardon.
Les traits de pierre de l’homme-gargouille ne reflétaient aucune émotion. Il le fixa longuement avant de parler. Sa voix grave semblait venir du cœur de la montagne :
— Tu nous as blessés, c'est vrai. Mais tu es revenu. Tu t'es élevé face aux monstres que tu as créés et peu en sont capables. Alors oui, Thomas, je te pardonne. Mais n’oublie pas, mon ami. Ici, dans Fiction, tout ce que tu crées sans l'assumer continue d’exister. Privé de nom, privé de rôle, ça devient une souffrance.
Il avait étendu sa main pour la poser sur l’épaule de son ami. Un souffle courut dans la forteresse, comme une plainte. Un frisson qui traversa le jeune homme. Il ne pleura pas, mais quelque chose céda en lui. Une digue intérieure. Il inspira profondément, et laissa un soupir s’échapper lentement.
Il venait d'abandonner une douleur.
Jed s’était relevé, silencieux. Un large sourire éclairait son visage. Il leva son pouce dans un geste enfantin, mais sincère. Thomas lui répondit d’un sourire. Puis Skrela parla à nouveau :
— Que devons-nous faire maintenant ?
Thomas serra les poings. Cette fois, il ne fuirait pas. Son regard s’enflamma doucement :
— Nous devons retrouver Mildrey.
Skrela tourna lentement la tête vers l’ouverture béante d’où filtrait timidement une lumière pâle et tremblante. Un silence étrange s’était installé. Plus aucun grondement, plus aucune plainte. La Forteresse, naguère vivante, tourmentée, s’était figée tel un colosse apaisé.
— Ne la faisons pas attendre, souffla-t-il.
Thomas hocha la tête. Jed, à ses côtés, levait les yeux vers lui avec admiration. Ses traits étaient tirés par la fatigue, mais une étincelle nouvelle brillait dans son regard.
Tous les trois prirent le couloir en sens inverse. Là où les murs ondulaient autrefois comme une chair vivante, il n’y avait désormais qu’une pierre immobile et sèche. Le sol ne tremblait plus. Les chaînes pendaient inertes, comme des lianes mortes. À chaque pas, le silence les enveloppait avec la tendresse d’une cathédrale après l’orage.
Ils franchirent le seuil.
La lumière les heurta d’abord, vive, presque insolente. Le ciel, auparavant figé, avait changé de visage. Une tempête grondait à l’horizon. Un vent furieux faisait danser les herbes folles comme des flammèches. Des nuages noirs tourbillonnaient dans un ballet chaotique.
L’intérieur se taisait. L’extérieur hurlait.
Skrela huma l’air. Un fin sourire fendit son visage de pierre :
— Eh bien, on dirait que le monde de Fiction nous attend. Avec ses colères, ses bourrasques et ses prochaines épreuves.
Jed tenta d’ouvrir la bouche. Il désigna le ciel, la tempête, puis son propre cou, comme pour protester contre l’idée d’y retourner. Aucun mot ne sortit, bien sûr. Skrela l’observa avec une lenteur calculée, puis lâcha, grave mais moqueur :
— Mais, dis-donc toi... Tu peux plus parler !
Puis il éclata d'un rire caverneux :
— Ton silence va nous faire des vacances.
Un éclat passa dans les yeux de Thomas. Il sourit pour la première fois depuis longtemps.
— Ne le provoque pas, dit-il doucement. Il est capable de nous faire une tirade silencieuse jusqu’à la prochaine pleine lune.
Jed leva les bras au ciel dans une grimace exagérée, les yeux au bord du rire. Skrela ouvrit lentement ses ailes. Un souffle puissant fit voler la poussière autour de la gargouille. Il n’avait pas l’aisance aérienne d’un milan royal, ni la légèreté d’un rêve, mais il était puissant, solide, presque indestructible.
Une forteresse volante.
Skrela plia les genoux, puis bondit vers les airs.
— Où est-elle ? demanda Thomas. Tu peux la voir ?
La gargouille désigna l’horizon d’un doigt tendu, là où le ciel se déchirait dans un tumulte d’ombres et de lumière.
— Oui, je la vois. Là-bas, au cœur de la tempête…
— Allons-y !
Le voyage reprit sous un ciel en furie. Trois silhouettes minuscules face à l’immensité de l'univers de Fiction. Mais ensemble, un peu plus forts. Un peu plus vrais. Il avaient pris la direction de la seconde épreuve :
la libération de Mildrey.
Skrela jeta un dernier regard vers la silhouette massive de son ancienne prison. Un bref instant, il la contempla en silence, puis reprit sa marche. Ses pas, lourds et assurés, résonnaient sur la terre craquelée. Devant lui, Thomas ouvrait la voie, suivi de Jed, toujours muet, mais dont le regard scrutait les alentours avec une vigilance inquiète.
L’horizon était sinistre.
Plus loin, là où la tempête attendait, un ciel tourmenté tourbillonnait, comme une mer déchaînée inversée. Thomas serra les poings.
Mildrey était là-dedans.
Ils marchèrent un moment en silence. Le sol sous leurs pieds, encore tremblant quelques instants plus tôt, s’était stabilisé. Il s’étendait maintenant comme un tapis d’ardoise craquelé, parsemé de hautes herbes grises qui frémissaient sous un vent discret. Le ciel, toujours chargé de nuages, laissait parfois filtrer un rai de lumière, timide, hésitant, comme une main tendue à travers les cendres.
Skrela marchait un peu en retrait. Il scrutait l’horizon, ses ailes repliées battant par instants l’air, comme si elles cherchaient à se souvenir du vol. Jed, lui, semblait apaisé. Il sifflotait. C’était sa manière de parler, un son presque inaudible mais perceptible dans l’éclat de ses yeux.
Thomas gardait la tête basse. Il pensait à ce qui les attendait, mais aussi à ce qu’il venait de vivre. Le pardon de Skrela, le cri du Protecteur, la lumière qui avait jailli dans l’ombre. Il n’était pas encore tout à fait certain de ce qu’il ressentait. Du soulagement, certes, mais aussi une forme étrange de mélancolie.
Ici, chaque victoire se payait en fragments d’âme.
Il releva les yeux. L’air se fit plus lourd. Skrela s’arrêta net. Devant eux, la terre s’interrompait. Devant eux, une crevasse béante éventrait le sol, large et profonde, impossible à contourner. Une faille déchirant le monde en deux.
Un pont effondré.
Thomas serra les mâchoires. Jed s’approcha prudemment du bord. Il jeta un regard à la profondeur vertigineuse sous eux. Il avala sa salive. Le vide semblait sans fond. Silencieux, Skrela s’avança à son tour.
— Une illusion ? demanda Thomas.
Skrela tendit une main griffue vers le vide. Mais dès que ses doigts frôlèrent l’air au-dessus de la faille, une force invisible les repoussa, comme un mur intangible. La gargouille gronda :
— Non. C’est réel.
Un silence tomba entre eux. Le pont n’existait plus. Jed s’agita soudainement, tirant la manche de Thomas. Il pointa quelque chose du doigt. Sur l’autre rive, un étrange cercle de pierre, taillé comme un cadran ancien, était incrusté dans la roche. Des symboles gravés en spirale brillaient d’une lueur pâle.
— C’est un mécanisme ? devina Thomas.
— Un passage que tu dois recréer, répondit la gargouille. Le jeune homme sentit une tension lui nouer le ventre. Il avait déjà façonné une créature pour la sauver. Mais, une structure ? Un pont entier ? Cela demandait plus qu’un simple dessin.
Il s’agenouilla, sortit une feuille de sa poche qu’il posa sur le sol, et commença à dessiner. Il donna des lignes au vide, traça des arches puissantes, taillées dans la pierre, sculptées par le temps et le vent. Puis,il créa des piliers, marqués par des gravures anciennes et des motifs oubliés. Enfin, il ajouta une lueur au sommet des runes, comme si la magie ancienne du lieu s’éveillait sous sa main.
Dès qu'il eut fini, l’air vibra. Skrela leva les yeux. Le vide frissonna lentement. Des pierres commencèrent à apparaître, d’abord sous forme d’éclats de lumière, comme des fragments de mémoire reconstituée. Puis, des blocs massifs se matérialisèrent, s’imbriquant les uns dans les autres, formant une passerelle sinistre, élégante et fragile à la fois.
Le Pont n’était pas parfait. Mais il était là.
Jed posa un pied dessus. La pierre tint bon. Il sourit, se tourna vers Thomas et l’invita de la main à le rejoindre. Skrela fit également un pas en avant :
— Tu es plus puissant que tu ne le crois.
Thomas exhala un souffle qu’il ne savait même pas retenir. Il avait réussi mais, il trouva cela un peu trop facile. Thomas eut un mauvais pressentiment.
Quelque chose n’allait pas.
Soudain, le pont trembla. Les runes gravées sur la structure s’assombrirent. L’air se fit plus lourd. Le jeune Créateur vit quelque chose bouger sous le pont. Quelque chose qu’il n’avait pas dessiné. Un murmure s’éleva, un murmure de trop. Le jeune homme blêmit :
— Il y a autre chose !
Skrela dégaina ses griffes alors que Jed, terrorisé, agrippait son bras. Mais il était trop tard. Une chose immense émergeait du pont et cette chose ne voulait pas les laisser passer. Le vent hurlait au-dessus de la crevasse, le pont continuait de tremblait et des fissures couraient le long de ses arches nouvellement créées.
Un colosse rugit. Il était né de la pierre et du vide, né d’un oubli. Ses bras, larges comme des piliers de cathédrale, se levaient lentement au-dessus de leurs têtes, tandis qu’il cherchait Thomas des yeux. On pouvait y lire une haine pure, froide, silencieuse.
Celle d’un être effacé.
Le garçon recula mais son dos heurta l’arche du pont. Skrela se dressa devant lui, ses ailes déployées, les griffes prêtes. Il savait qu’ils ne pourraient pas le vaincre par la force mais il voulut gagner du temps.
Ce géant n’était pas une bête. Il n’était qu’une idée, qu’une mémoire.
Jed, toujours muet, se pencha vers les runes. Ses yeux fixaient les symboles, puis il se redressa brusquement. Il frappa la pierre du pied, tira la manche de Thomas, montra les gravures. Thomas se souvint alors de toutes ces pages abandonnées dans son carnet. Des idées griffonnées, des esquisses abandonnées sans nom.
Le pont était... vivant. Et si cette chose n’était que l’une d’elles ?
Le colosse s’élança. Le sol vibra. Mais cette fois, Thomas ne fuit pas. Il s’agenouilla, sortit une nouvelle feuille, puis posa sa main contre la pierre. Il la sentit vibrer, chaude et frémissante. Son crayon s’anima. Il écrivit. Mais ce n'était ni un poème, ni un dessin, seulement une vérité.
Skrela affrontait déjà la créature. Il tournoyait autour de ses attaques, tentant de la détourner. Jed lançait des pierres, des cailloux, tout ce qu’il trouvait pour ralentir son avancée.
Et Thomas écrivait. Des mots simples, des phrases pures, des lignes d’intention. Le colosse ralentit avant de chanceler. Sa silhouette devint instable, comme prise dans un souffle. Il fit entendre une voix d’outre-tombe :
— Qui m'a défini ainsi ?
Thomas leva la tête. Ses mains tremblaient, mais il continua :
— Moi ! C’est moi qui t’ai effacé ! j’ai laissé ma colère te déformer. Tu n’étais pas un ennemi. Tu était un allié, tu gardais ce lieu, tu en étais la clef. Tu étais l’Âme du Passage et aujourd’hui, je te rends ton rôle.
Le géant tenta de frapper mais il était trop tard. La rune centrale du pont s’était illuminée. Un symbole ancien, oublié de tous qui se grava sous les doigts de Thomas.
Une spirale parfaite. Le Cœur de Fiction.
La créature hurla une dernière fois. Les compagnons ne comprirent pas s'il s'agissait d'un cri de douleur ou de libération. Puis, elle se fractura. Son corps de roche se morcela, se désintégra, pierre après pierre, gravure après gravure, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que quelques grains de poussière que le vent éparpilla doucement.
Skrela se retourna, haletant. Jed tomba assis sur le sol, vidé, mais soulagé. Thomas se redressa, le souffle court. Le pont était intact, la route enfin libre. Skrela posa sa main griffue sur son épaule :
— Tu ne l’as pas effacé, tu as compris. C’est ça, Thomas, le vrai pouvoir du Créateur.
Il ne répondit pas, mais il sourit, soulagé. Pendant ce temps, Jed levait deux pouces vers le ciel mais cette fois, ils tremblaient.
Ensemble, ils reprirent la route. Là-bas, dans le tourbillon noir de la tempête, un oiseau royal les attendait.
Mildrey
Annotations
Versions