9. Le Gardien du Styx
Le vent s’était renforcé dès les premières pentes. D’abord un soupir acéré glissant entre les roches brisées, il était devenu un hurlement, une tempête à l’état pur, immense et noire. Elle avalait la lumière.
Et Mildrey était là-dedans, prisonnière de ce vortex d’ombres qui rongeait l’horizon...
Jed s’immobilisa, les yeux écarquillés face à ce chaos vivant. Ses cheveux dansaient comme des algues dans un courant invisible. Skrela, lui, plissa les paupières. Il ne regardait pas la tempête. Il l’analysait comme s’il jaugeait un adversaire. Thomas avait senti son cœur accélérer.
— Mais comment on va faire pour la délivrer ?
Puis il l’entendit. Une voix. Un murmure, presque emporté par les rafales, mais qu’il reconnut aussitôt.
— Thomaaas…
Il se figea. Ce n’était pas Mildrey. C’était… autre chose. Quelque chose qui l’attendait depuis longtemps. Skrela posa sa main puissante sur son épaule :
— On ne pourra pas y entrer tous ensemble.
Jed secoua la tête avec nervosité. Il montrait la tempête, puis lui, puis ses mains, puis la tempête encore, paniqué. Thomas comprit :
— Je dois y aller seul.
Skrela acquiesça doucement, dans un geste aussi léger qu’une promesse :
— Nous t’attendrons ici. Sois prudent.
Le jeune dessinateur avança. Il franchit la première frontière de vent comme on traverse une illusion prête à se briser. Et tout s’effaça. Tout se qu’il connaissait s’effondra derrière lui comme un rêve qui s’efface. Plus de Jed. Plus de Skrela. Juste lui.
Et la tempête.
Le vent n’était pas qu’un souffle. Il était trahison. À peine avait-il posé un pied qu’il ne sentit plus le sol. Il n’y avait plus de sol, il n’y avait plus rien.
Un vide absolu. Un monde désossé de matière. Et lui, suspendu entre chute et flottement.
Les murmures revinrent. D’abord diffus, puis clairs, précis. Ils s’enroulaient dans l’air, mais surtout… dans sa tête.
« Tu n’es pas à ta place ici... tout cela n’est qu’une illusion... rendors-toi... Créateur, oublie-la... »
Il avait reconnu ces voix. C’était les siennes. Celles de ses doutes, celles de ses peurs et de ses regrets. Tout ce qu’il s’était caché des années durant. Il ferma les yeux, se concentra puis pensa à Mildrey.
Immédiatement, une image se forma dans son esprit. Une forme battait faiblement des ailes, piégée dans l’œil du cyclone. L’ombre d’un milan royal. Son plumage doré était terne, ses ailes brisées par le vent.
Elle était là.
Mais elle n’en pouvait plus de voler, épuisée par son combat. Si Thomas n’agissait pas maintenant, elle serait avalée, à tout jamais. Il se propulsa en avant, glissant dans l’air comme si la tempête elle-même le portait. Plus il approchait, plus les murmures se faisaient puissants. Ils tentaient de le détourner, de le faire hésiter.
« Tu n’es pas à ta place ici... ce monde n’est pas le tien... n’insiste pas...
Thomas serra les poings. Puis il hurla :
— Mildrey !
L’oiseau tourna la tête vers lui. Ses yeux d’ambre étaient remplis de désespoir. Thomas tendit la main vers elle. Mais au moment où il allait la toucher, il sentit un mur invisible les séparer. Une force l’empêchait de l’atteindre.
— Non !
Il frappa dans le vide. Rien. Les murmures se firent ricanements. Le vent changea de timbre. Il n’était plus colère. Il devenait sarcasme. Il avait pris une voix qu’il connaissait mieux que tout. Son propre ton. Son propre doute.
L’Autre parlait :
— Laisse tomber, tu peux pas la sauver, Thomas. Tu n’es pas assez fort.
Son reflet lui parut pâle, fatigué. Mais il insistait :
— Laisse tomber… Repars, oublie tout ça…
Thomas sentit un vertige le prendre. La tempête semblait plus forte maintenant. Plus oppressante.
— Non, je te laisserai pas...
Thomas leva les yeux vers Mildrey. Elle se débattait faiblement. Mais elle n’abandonnait pas. Il prit une grande inspiration et il fit ce qu’il savait faire le mieux.
Il tendit la main mais pas vers Mildrey, cette fois. Vers la tempête elle-même. Vers son propre monde. Puis il se mit à écrire. Il ne pouvait pas combattre cette tempête. Il ne pouvait pas la fuir. Mais il pouvait la comprendre. Il prit une feuille dans la main, un simple morceau de papier blanc et posa son crayon dessus.
Et malgré le vent qui la tordait dans tous les sens, il se mit à écrire, encore et encore. Il écrivait la vérité, celle qu’il avait refusée de voir, celle qu’il avait refusée d’accepter.
— Je suis libre ! J’ai toujours été libre… Tu n’es pas une tempête, tu es un souvenir de l’éveil. Tu n’es pas un mur mais un seuil, un passage… une voie vers notre avenir, vers notre destin...
Les mots brillaient sur la page avant de se disperser dans l’air comme des éclats de lumière.
Soudain, les vents changèrent. Les murmures cessèrent, l’air se calma. Et la barrière entre lui et Mildrey disparut.
Thomas attrapa l’oiseau au moment où ses forces l’abandonnaient. Il sentit son cœur battre à tout rompre, un rythme effréné contre sa paume. Alors la lumière apparut. D’abord une lueur timide, comme un feu follet dans la brume. Puis elle s’intensifia. Elle enveloppa leurs deux corps dans un halo mouvant. Ni blanche, ni dorée, elle était faite d’éclats changeants.
Chaque battement d’aile de Mildrey réveillait une couleur oubliée.
C’était une lumière qui ne venait pas d’un ciel, mais d’un souvenir. Un souvenir de joie, d’enfance, de vérité. Elle caressait la peau sans la brûler, portait l’odeur du matin, et le silence des renaissances. Un courant d’air chaud suivit, doux et porteur, qui les souleva tous deux, non comme une bourrasque, mais comme une promesse. Et il les déposa, lentement, tendrement, sur la terre ferme.
Tout devint silence.
Une dernière brise effleura son visage, comme un adieu. Puis, plus rien. Plus que la chaleur fragile de l’oiseau et un fragment de lumière qu’il avait ramené des ténèbres.
Thomas s’écroula. Il reprenait péniblement son souffle, les yeux mi-clos. Jed se précipita, glissant sur ses genoux dans la poussière pour le rejoindre. Skrela vint vers lui, plus lent, plus digne. La main du colosse se posa sur son épaule. Un poids rassurant :
— Tu es allé au bout, Thomas. Bravo !
Dans les bras du Créateur, Mildrey tremblait encore. Mais elle était vivante. Elle redressa doucement la tête, son regard croisant celui de son libérateur, puis, elle battit doucement des ailes. Elles n’étaient plus brisées. Elles vibraient encore de ce souffle ancien, de ce feu sacré.
Elle volerait librement à nouveau.
Thomas ferma les yeux un instant. Il avait réussi. Une épreuve de plus derrière lui, mais il savait que le chemin n’était pas terminé. Quelque chose, plus loin, plus profond, attendait encore.
Il se redressa lentement. Son regard se porta vers l’horizon. Là-bas, le ciel s’était figé. Un monde suspendu entre rêve et souvenir. Et dans ce silence mystique, une silhouette gigantesque se dessinait. Pas comme une menace… mais comme un jugement.
Un Serpent géant. Immobile. Majestueux. Insondable.
Et avec lui, Adia. Elle flottait dans un écrin de lumière, enfermée dans un cocon de verre suspendu au cœur du néant.
Le vent avait cessé.
Mildrey prit son envol. Elle plana à nouveau dans les airs, décrivant de grands cercles au-dessus d’eux. Elle leur indiquait calmement la route. Mais le répit ne dura pas. Un ricanement brisa le silence. Un son faible, mais porteur de quelque chose d’inquiétant.
Puis, une apparition se fit dans l’horizon vibrant. Au départ, ce n’étaient que des lignes, des formes indistinctes puis un croquis vague, esquissé à même l’air. Mais les traits s’illuminèrent avant de prendre du relief. C’était un mouvement, discret.
Soudain, le monstre se matérialisa sous leurs yeux, une créature serpentine, au corps immense. Ses écailles étaient d’une encre mouvante, sa gueule béante armée de crocs acérés. Ses yeux étaient vides mais son souffle réel. La vapeur opaque qui s’échappait de sa gueule se répandait dans l’air comme une brume toxique. Sous son poids titanesque, le sol se fissurait, laissant une trace de son passage.
Il leva la tête dans un sifflement sourd et ondula dans leur direction.
— Le Serpent du Styx, murmura Skrela, les yeux plissés.
Jed blêmit, clouant son regard sur la bête. Mildrey poussa un cri perçant, tourna dans le ciel, cherchant un point d’attaque. Thomas, lui, sentit son sang se glacer.
Il reconnaissait cette chose.
Cette chose… Il y avait pensé un soir où l’alcool et la violence avaient pris possession de son âme, où la folie avait détrôné sa raison. Mais il n’avait jamais dessiné cet être trop sombre.
Un écho s’éleva, porté par le vent. Celui de son double.
— Tu l’avais oublié, n’est-ce pas Thomas ?
— Non, je n’ai rien oublié.
Thomas serra les dents. Il savait que L’Autre Thomas avait fouillé dans ses souvenirs pour donner la vie à un concept infernal. Et il ne pouvait pas le modifier car il n’était pas de lui.
Et maintenant, il était là, affamé de haine et de peur et il devait le vaincre. Vite.
La bête se déploya, immense, sinueuse. Elle remplissait l’espace comme une idée qu’on ne peut plus chasser. Chaque ondulation de son corps traçait des stigmates dans le sol. Le vent recommença à hurler, mais cette fois, ce n’était pas une tempête. C’était une mémoire ancienne qui se réveillait.
Thomas sentit sa gorge se serrer. Il recula d’un pas :
— On ne peut pas le vaincre, dit-il, plus pour lui-même que pour les autres.
Skrela ne répondit pas. Jed pointait un doigt tremblant vers le ciel. Thomas suivit son regard. Là-haut, dans l’ombre d’un nuage figé, une lumière battait. Faible. Fragile. Mais persistante.
Adia.
Elle flottait, suspendue à une arche invisible. Son corps était prisonnier d’un cocon de verre translucide. Ses cheveux ondulaient comme des algues dans un courant lent. Ses yeux étaient fermés mais elle ne dormait pas.
Elle espérait encore.
Le serpent du Styx s’éleva d’un seul mouvement et forma une falaise d’ombre. Sa gueule s’ouvrit, libérant un râle profond, une vibration sourde, lourde de siècles d’attente.
Thomas sentit quelque chose céder en lui. Pas la peur, il n’avait plus peur, mais un vertige… Celui de se retrouver face à une création qui n’était pas sienne, mais née de lui malgré tout.
Un rêve volé.
La voix de l’Autre vint le troubler, comme s’il avait lu ses pensées :
"Tu ne peux pas le détruire, tu ne l’as même pas inventée."
Il fit un pas en avant. Le monstre ne bougea pas. Il l’observait. Immobile. Ses yeux-miroirs reflétaient mille visages de l’enfant qu’il avait été, puis de l’adolescent perdu, de l’homme tombé.
Thomas inspira. Il ne brandit pas son crayon cette fois. Il ne cria pas. Il le regarda. Et ce fut suffisant. Parce qu’il reconnut la bête non comme une ennemie, mais comme une part oubliée de lui. Une faille, une douleur, un abandon. Elle n’était pas venue pour le détruire. Elle était venue pour être vue.
Il s’agenouilla, pas en soumission mais en acceptation :
— Tu es ce que j’ai toujours fui, ce que j’ai laissé croître dans les coins sombres de mon cœur. Tu es ce que je ne voulais pas écrire.
Un battement sourd. Le souffle brûlant de la créature se fit plus doux, son cou s’abaissa. Et dans ses yeux, il n’y avait plus de haine. Juste des reflets changeants.
La brume se dispersa.
Le cocon d’Adia se fendit dans un éclat de lumière. Le cristal se brisa en silence, et elle tomba, doucement, portée par l’air jusqu’à ce que Thomas la rattrape dans ses bras.
Elle était chaude. Vivante. Sa main se referma sur la sienne, comme si rien d’autre n’avait jamais compté. Il releva les yeux. La Bête avait disparu. Seule, une trace fendait le sol, une ligne noire, profonde, comme une cicatrice refermée.
Jed pleurait. Skrela souriait à peine, Mildrey posée sur son épaule massive. Thomas tenait Adia dans ses bras. Il avait compris. Il n’avait pas vaincu le Gardien du Styx.
Il l’avait acceptée.
Annotations
Versions