10. Fiction
Thomas tenait toujours Adia dans ses bras. Autour d’eux, le monde s’était tu. Le sol ne tremblait plus. Le ciel ne saignait plus. La brume s’était retirée, comme une mer ayant terminé son office. Un calme irréel baignait le paysage, suspendu dans une clarté nouvelle.
Il la regarda. Son visage était apaisé, lavé de toute peur. Ses yeux, ouverts maintenant, le fixaient avec cette lumière douce qu’il n’avait jamais oubliée :
— Je savais que tu viendrais, murmura-t-elle.
Thomas sourit. C’était un sourire érodé par tout ce qu’il avait traversé, mais sincère.
— J’ai mis le temps, répondit-il simplement.
Un bruit de cailloux dévalant la pente leur fit tourner la tête. Jed surgit, le sourire aux lèvres, l’air triomphant avant de trébucher sur une pierre. Il dérapa dans un nuage de poussière et termina sa course dans les bras de Thomas et Adia, dans un fracas de coudes et de genoux emmêlés.
Un court silence suivit. Puis le petit homme leva la tête et s’exclama, les yeux écarquillés :
— Eh ben dites donc, c’est pas très stable le sol par ici !
Un blanc absolu. Thomas le fixa. Adia cligna des yeux. Skrela haussa un sourcil.
— Tu… tu viens de parler ? articula Thomas.
Jed se releva et dépoussiéra sa tunique d’un geste sec :
— Ben oui, quoi ? Vous pensiez que j’étais muet ? J’étais concentré, voilà tout. C’est pas interdit de rester discret quand les choses deviennent sérieuses.
Un rire franc échappa à Adia. Thomas le suivit, secoué, incapable de s’arrêter. Hilare, Jed ouvrit les bras et se jeta sur eux avec maladresse. Puis ce fut à Skrela de s’approcher. Le géant de pierre s’accroupit face à eux. Sa main massive caressa délicatement le visage d’Adia puis se posa sur l’épaule de Thomas. Un contact ferme, mais tendre. Il fit entendre sa voix caverneuse :
— Tu ne seras plus jamais le même, mon ami.
Thomas hocha la tête, sans un mot. Dans ses bras, Adia reprenait des couleurs. Ses doigts frémissaient légèrement, comme si elle retrouvait le souvenir du monde. Au-dessus d’eux, Mildrey tournoyait dans l’air. Une boucle lente, presque cérémonielle, comme une bénédiction silencieuse.
Durant quelques minutes, le petit groupe s’était réfugié dans une bulle de douceur, mais l’instant fut fendu par une tension à peine visible. Quelque chose, là-bas, au bord du réel.
Une silhouette. Immobile.
Ils n’étaient pas seuls.
Il se tenait à l’écart, dans la pénombre d’un repli du monde. Bras croisés. Même stature. Même regard. Même âme, mais différente.
L’Autre.
Thomas se leva. Il laissa Adia aux soins de Jed avant de s’approcha de son double. Lentement. Le silence entre eux était dense, chargé de tout ce qui n’avait jamais été dit.
— Tu as perdu, dit Thomas.
L’Autre esquissa un sourire triste :
— Non. J’ai été absorbé. C’est pire.
Il fit quelques pas. Ses traits étaient ceux d’un adolescent resté figé dans l’instant du traumatisme. Il portait en lui la colère, la honte et l’humiliation comme des cicatrices qu’il n’avait jamais osé montrer.
— Je t’ai protégé, tu sais. Pour toi, j’ai encaissé. Toutes ces humiliations, ces rejets, cette solitude. Tout ce que tu n’osais pas voir, c’est moi qui l’ai porté. Pendant que toi, tu te réfugiais dans tes mondes de papier, tes bulles... tes dessins en couleurs.
Thomas resta muet. Il écoutait. Il ne fuyait plus. Il était une part de lui, une mémoire, un bouclier qui a tenu dans la douleur quand tout vacillait. L’autre avait tout autant de mérite que lui.
Il poursuivit :
— Tu as écrit. Tu les as regardés, ces monstres. Tu les as dessinés. Tu les as laissés t’approcher. Tu as eu le courage de les affronter pendant que moi, je t’observais dans l’ombre.
Il tendit la main. Thomas n’hésita pas. Puis la saisit :
— Tu as vaincu, Thomas. Tu n’as plus besoin de moi.
Un tremblement discret parcourut ses traits, comme si cette simple phrase avait fissuré les murs qu’il portait en lui depuis toujours. Il recula d’un pas. Son visage sembla s’adoucir, presque imperceptiblement.
Puis il ferma les yeux.
Un souffle s’échappa de sa bouche. Non pas un soupir mais un soulagement, comme si enfin, quelqu’un avait compris.
Puis il commença à se dissoudre, lentement, pas en poussière, ni en cendres, mais en fragments de lumière. Chaque particule brillait comme une pensée oubliée, une peur lâchée, un souvenir lavé.
Il ne s’éteignait pas, il se transformait et Thomas comprit que ce n’était pas une disparition mais un passage. La part de lui qu’il avait reniée, rejetée, haïe, avait enfin trouvé sa place dans la paix.
L’air se fit doux, comme l’intérieur d’une étoffe. Une voix familière s’éleva.
— Thomas...
Il se retourna, et Oran était là, dans son éternel manteau de constellations, un sourire tranquille sur les lèvres.
— Tu as compris maintenant. Ce monde, ce chaos… ce n’était pas une prison…
— C’était un miroir, c’est ça ?
— Oui Thomas, un reflet de la vie que tu aurais dû mener. Et maintenant, tu dois choisir. Tu peux rester ici, éternellement, Créateur de rêves sans limite, dans un monde arc-en-ciel, où les orages ne sont que des soupirs de l’âme et la pluie, la mémoire douce des jours passés... Ou bien…
Il s’interrompit et plongea ses yeux d’acier dans le regard du jeune homme.
— Ou bien… ? demanda Thomas.
— Tu retournes dans le vrai monde, le tien, là où la vie bat encore, où les choix sont difficiles à prendre, où un dessin peut changer un destin.
Thomas regarda ses amis. Jed, Skrela, Mildrey… puis ses yeux se portèrent sur sa jeune héroïne. Il lui sourit et se dirigea vers elle :
— Ne m’en veux pas, Adia. Mais, je dois rentrer.
Elle sourit en retour :
— Tu fais le bon choix, Thomas.
Il la serra dans ses bras avant que les autres ne les rejoignent dans une étreinte profonde et amicale. Puis il se tourna vers Oran. Celui-ci s’approcha et posa deux doigts sur son front.
— Va, mon enfant, et n’oublie jamais : tu n’as pas besoin de te perdre pour te retrouver.
Une lumière blanche l'enveloppa.
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