Chapitre 1 (3/3)
Au lendemain d’une nuit agitée, où le sommeil s’était fait capricieux, je me préparai pour mon premier jour. Pour me donner du courage, je serrai contre moi le livre noir que m’avait offert mon père. Ce n’était pas un simple ouvrage. C’était Le Livre. Mon futur outil de travail. Son odeur, celle des vieux manuscrits empreints de secrets, m’apaisa instantanément.
Je laissai mes doigts effleurer ses pages encore vierges, savourant leur douceur sous ma peau. Bien que l’ouvrage fut vide... À ma grande surprise, la page suivante s’ouvrit sur une dizaine de noms. Que faisaient-ils là ?
Antoine Santin, Sophie Laurent, Aleksei Belinski, Karim Sellami, Nathalia De Valcour, Jaya Mahal, Ludwig Miremont, Sébestii Néracel, Gabriel Ardelina, Aimée Ilunga.
« Il t’accompagnera, t’aidera dans ton développement. Observe, pratique, comme je te l’ai enseigné. » résonnaient les paroles de mon père.
Je connaissais les règles : il existait deux types d’écritures pour inscrire les morts. Une normale et une en italique. Les morts temporaires étaient toujours en italique. Or, ces noms ne l’étaient pas. Leur date de mort était encore lointaine, bien trop pour qu’ils apparaissent si tôt. D’ordinaire, les noms fixes ne surgissaient que deux à trois semaines avant leur collecte. En revanche, les morts temporaires apparaissaient de manière chaotique, parfois des mois, des semaines, voire des secondes avant leur échéance. Mais à ce stade de ma formation, je n’étais pas censé en avoir.
Ce mystère devrait attendre. L’heure avançait et je ne pouvais pas me permettre d’être en retard. Je rangeai précipitamment Le Livre dans le tiroir de ma table de chevet, enfilai ma veste et sortis en hâte. Le froid mordant du début de novembre ne m’affectait que peu, mais il fallait préserver les apparences. Après tout, nous partagions cette université avec les humains, et leur monde se pliait aux caprices du climat. D’après les documentaires sur le monde humain, le changement climatique avait évolué de manière drastique lors des deux derniers millénaires.
Dans ma précipitation, je bousculai quelqu’un. Une jeune femme aux cheveux blonds cendrés. Une humaine. Ses affaires s’éparpillèrent sur le sol, essentiellement des livres. Je lui lançai un regard furtif avant de poursuivre mon chemin. Un craquement me fit baisser les yeux. Je piétinai par inadvertance l'un de ses ouvrages. Mais, après tout, ce n’étaient que des objets sans attache.
— T’excuse surtout pas, connard ! hurla-t-elle dans mon dos.
Je levai un sourcil, surpris par son emportement. Pourquoi s’énervait-elle ainsi ? Mon père m’avait toujours enseigné à ne pas m’attacher aux choses matérielles. Peut-être n’avait-elle pas reçu la même éducation. Peut-être que son père à elle ne voyait aucun mal à ce qu’elle chérisse ses livres… Étrange fonctionnement, tout de même.
Je pressai le pas, reléguant cette rencontre sans importance à l’oubli. Pour rejoindre mes cours, je devais traverser la cour intérieure de l’université. Les Altruistes — le nom que nous avait donné le Grand Conseil — avaient leur propre aile, située à gauche du bâtiment principal.
Lorsque je franchis les imposantes portes automatiques, un jardin s’offrit à moi. Une étendue d’herbe parfaitement taillée entourait une fontaine majestueuse. Des papillons de synthèse voletaient dans les airs, miroitant sous la lumière artificielle.
« La jeunesse est la clé du pouvoir. »
La voix surgit derrière moi, émanant d’une reproduction 3D de la femme que j’avais déjà aperçue sur les écrans en entrant dans la ville. Sur les murs alentour s’affichaient les images des produits d’immortalité. Leur éclat publicitaire tranchait avec l’ombre des lieux.
Un brouhaha incessant emplissait l’espace. Les humains, reconnaissables à leurs uniformes rouges, bleus et noirs, se regroupaient dans l’aile droite qui leur était réservée. Nous, en revanche, n’avions aucune contrainte vestimentaire.
Sortant le badge que m’avait remis Brendelia, je le passai devant le scanner. Les portes s’ouvrirent sur un sas, puis une seconde barrière vitrée, teintée cette fois-ci. Un balayage rapide analysa mon corps, m’autorisant l’accès à l’enceinte de l’établissement.
Là, tout changeait. À l’opposé du reste de la ville, les lieux semblaient d’un autre temps. L’obscurité pesait, filtrée à travers d’innombrables fenêtres qui peinaient à laisser entrer la lumière. Des tableaux s’alignaient sur les murs, portraits d’inconnus aux regards perçants.
Dans un coin à ma gauche, deux membres de la R.D. étaient statiques. J’avais déjà entendu parler d’eux, bien sûr, la Régularisation Des Âmes. Mais c’était la première fois que je les voyais en personne, en chair et en os, avec leur présence imposante.
La R.D.Â, c’était la police du Grand Conseil. Les bras armés de la loi. Ceux qui veillaient à ce que personne ne dépasse les bornes, qui traquaient les fraudes, les défectueux, les gêneurs. Ils obéissaient aveuglément, sans compromis. Leur présence me rendait mal à l’aise. Je détournai le regard comme si j’étais coupable d’un crime.
Une femme, installée derrière un bureau étriqué, triait des feuilles avec une précision mécanique. Ses cheveux bruns étaient noués en un chignon serré, ses lunettes rondes glissaient sur son nez. Derrière elle était inscrit « Université du Grand Conseil ». Des élèves se pressaient dans les couloirs.
— Bonjour, Mattheus, lança-t-elle en me regardant droit dans les yeux.
Je tressaillis légèrement. Comment connaissait-elle mon nom ?
— Rendez-vous dans la grande salle, indiqua-t-elle en pointant un couloir à droite. Par ici, puis tout de suite à gauche.
— Merci.
Le chemin était simple à trouver : il suffisait de suivre le tumulte des élèves surexcités. La grande salle était un euphémisme. Ses arches de pierre rappelaient celles des cathédrales d’antan.
Je pris place à côté d’une fille aux cheveux blonds polaires, nattés avec soin et parsemés de petites fleurs. Son style vestimentaire évoquait une pierre tombale recouverte de bouquets colorés.
Elle tourna son visage vers moi, un sourire naturel sur les lèvres. Un sourire sans artifice, juste un mouvement de bouche fluide. Pourtant, je n’avais jamais réussi ce simple geste. En matière d’émotions, mon père ne laissait transparaître qu’un éternel froncement de sourcils, comme si rien n'avait jamais pu l’atteindre. Comment en aurais-je été autrement ?
À treize ans, j'avais tenté de me préparer, m'exerçant devant le miroir. Mon sourire, toutefois, n’était qu’un masque dénué de vie. À l’image d’un fou, peut-être. « Pourquoi souris-tu comme un imbécile ? » m’avait demandé mon père, son ton tranchant comme une lame. « Pour faire comme les humains », avais-je répondu, dans ma naïveté. Jamais je n'oublierai le regard qu’il m’avait lancé ce jour-là. Bien que je n'eusse pas su déchiffrer ces expressions rares qui se dessinaient sur son visage, une gêne profonde m'avait envahi. « Tu vaux mieux que ça », m’avait-il dit en me tournant le dos, comme pour marquer un point silencieux.
Comme j'avais pu paraître ridicule ! Depuis ce jour, j'avais abandonné toute tentative d'imitation.
Je plongeai mon regard dans le sien. Sans en comprendre la raison, un sentiment d'affection inattendu naquit en moi.
— Salut, lançai-je simplement.
— Salut, répondit-elle, son sourire ancré sur son visage comme une lumière immuable, éclatant dans l’ombre.
Je m'efforçai d'imiter ce rayon, mais mes lèvres tremblaient sous le poids de l'effort.
— Un problème ? demanda-t-elle.
— Oh, non, aucun, répondis-je, reprenant un visage neutre.
— D’accord, dit-elle alors, un éclat d’amusement dans ses yeux. Moi, c'est Mirabella.
Dans un mouvement rapide et fluide, elle leva son bras, tendant sa main vers mon torse, telle une offrande silencieuse. Sans y penser, mes doigts se fermèrent autour de la sienne. Un geste instinctif, bien que je ne comprisse pas la signification qu’elle y attribuait. Sa main, douce et délicate comme un pétale, semblait porter la douceur du monde. Le vernis rose qui ornait ses ongles scintillait, parsemé de petites fleurs.
T’as été fleuriste dans une autre vie, non ? Cette question me brûlait les lèvres, mais je me retins de la poser.
— Mattheus.
Un souffle glacé parcourut mon échine, remontant jusque derrière mes yeux, comme une ombre invisible effleurant mon âme. Mirabella arbora une expression de surprise, tout comme moi. Que venait-il de se produire ?
Je retirai lentement ma main de la sienne. Nous n’eûmes pas le temps d’en parler, car soudain, une femme jaillit dans l’allée, dans une démarche assurée. Sa chevelure rouge frisée dansait au rythme de ses pas, comme un feu vibrant sous la brise. Lorsqu’elle atteignit l'estrade et se tourna vers l’audience, elle ouvrit les bras avec la majesté d’une déesse. La familiarité de ses traits m’éclaira soudain : c’était la même femme que j’avais croisée dans le hall. Mais comment avait-elle pu se transformer à ce point en si peu de temps ?
— Bonjour à tous, déclara-t-elle, sa voix mélodieuse se déployant dans la pièce, pénétrant chaque recoin, chaque silence. — Je vous souhaite la bienvenue en ces lieux. Permettez-moi de me présenter, je suis Madame...
Ses doigts dansèrent dans l’air, formant des lettres telles des tiges parsemées d’épines, créant un nom : Brindillovan.
— Je serai votre professeur en Développement Magique, un art dans lequel vous éveillerez et affûterez vos dons innés. Je suis également la maîtresse et conservatrice des lieux. Ou plutôt, la créatrice, si vous y tenez.
Elle marqua une pause. Ses yeux scrutant l’assemblée avec une précision implacable, comme si chaque élève passait sous un rayon X.
— C’est ici, mes chers élèves, que vous allez vous accomplir, que vous allez embrasser la nature profonde qui sommeille en vous, cette essence qui a mûri, invisiblement, au plus profond de votre Âme depuis des siècles. Ensemble, nous apprendrons à libérer votre être intérieur, à le faire grandir, pour qu’il prenne son envol dans ce grand dessein qu’est notre existence. Vous l’aurez compris, grâce à votre Gardien, votre rôle est d’une importance capitale pour la pérennité de ce monde.
Elle laissa résonner ses mots un instant, avant de continuer avec une force tranquille :
— Vous rencontrerez ici les meilleurs maîtres auxquels il m’a été donné d’enseigner. Nous ne nous entourons que de perfection, nous ne formons que la perfection. Oui, vous l’avez saisi : nous attendons beaucoup de vous. Mais rassurez-vous, nous serons là pour vous guider, à chaque étape de votre chemin.
Elle balaya la salle du regard, avant de conclure d’un ton plus léger, mais toujours empreint de cette autorité :
— Assez de paroles. Vous trouverez sur vos Platphones vos emplois du temps, vos spécialités respectives, ainsi que les supports nécessaires pour vos cours à venir.
Les Platphones des élèves résonnèrent. Leurs sonneries perçaient l’air comme un glas annonçant un nouveau commencement. D’un geste rapide, je tirai le mien de ma poche. Je consultai mon emploi du temps. L'après-midi commencerait par « L’Âme et ses secrets ».
Un soupir de soulagement s’échappa de mes lèvres. Enfin, j’y étais : à ma place, dans ce lieu où tout allait changer. C'était ici, dans cet antre de savoir et de pouvoir, que je m'apprêtais à forger mon destin et à devenir un Maître de La Mort.
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