Chapitre 5 (9/9)
Le retour à la réalité me fit l’effet d’un choc électrique. Un cri s’étrangla dans ma gorge, étouffé par ma main. Mes yeux étaient grands ouverts. Mon souffle se figea, comme un poids insoutenable, et une douleur intense me coupa la respiration. Je dus soutenir mes poumons de mes bras pour les apaiser. Une larme solitaire roula sur ma joue sans que je puisse la retenir. D’un geste rapide, je l’effaçai. Ma gorge était serrée, un nœud d’angoisse m’empêchait de faire le moindre son. Le tumulte des émotions battait encore en moi, une marée indomptable. Je fermai les yeux pour retrouver un semblant de paix.
Inspire. Expire. Inspire… Expire…
Je soufflai, et essayai de me recentrer. Puis, lentement, mes yeux s’ouvrirent. L’âme d’Heidi flottait encore en moi, comme une ombre persistante. Je vis son âme bleue sur l’écran de mon Platphone, se mouvoir dans un tourbillon silencieux. Sans plus attendre, je me précipitai, réinstallai mon œil contre la fiole, et expulsai ma première âme. À l’instant où elle s’échappa, je repris mon souffle, plus léger, plus libre.
Comment qualifier cette vague d’émotions ? Comment le gérer ? Je m’étais perdu, éreinté, dans cette expérience brutale. Mon énergie était au plus bas, et un sentiment de vide me rongeait.
Les autres n’avaient pas encore terminé, à l’exception de Vilenia. Son visage était marqué par la douleur. Ses yeux noyés de larmes qu’elle n’essayait même pas de cacher. Ses sanglots résonnaient, lourds et inarticulés. Dans cet instant de fragilité, une envie étrange naquit en moi. Je voulais la prendre dans mes bras, pleurer avec elle, partager cette souffrance pour la libérer. Mais je restai là, sans un mouvement, absorbant chaque éclat de cette émotion en elle.
La voix de mon père résonna dans mon esprit, dure et sans appel : « Ne montre pas tes émotions, Mattheus. » Ces mots s’imprimèrent en moi, et je baissai la tête pour retrouver la froideur qu’il m’avait enseignée, le masque impassible.
Mirabella, elle, était toujours dans son état de concentration intense, les yeux perçants d’un éclat jaune. Le professeur, perdu dans ses recherches, ne nous prêta aucune attention. Ce silence me donna un peu de répit, un moment pour rassembler mes pensées.
Mais elles étaient bousculées, entrecroisées, dans ma tête. Comment vivre avec ces vagues de sentiments ? Comment faire face à cette houle d’émotions, la porter chaque jour sans se briser ? Comment endurer cette douleur, cette joie, ces souffrances, et toujours garder son intégrité ? Comment aider une âme dévastée sans se perdre dans les débris ?
Progressivement, toute la classe revint parmi les vivants. Plus aucun visage ne trahissait d’émotion, seulement des apparences froides. Mirabella frottait nerveusement ses mains. Tandis que Melvin restait implacable, comme une statue d’onyx. Seule Vilenia continuait de pleurer, inconsolable.
Monsieur Rhânlam se leva alors, sifflotant doucement, et se dirigea parmi nous avec un sourire malicieux.
— Douloureux, n’est-ce pas ? Fit-il gaiement.
Aucun de nous ne répondit. Le silence était lourd, pesant.
— Le premier voyage est toujours le plus difficile, dit-il. C’est la première fois que vous ressentez des émotions aussi intenses. Dans les âmes, tout est amplifié. Et, puisque ce n’est pas dans votre nature de vivre ces sensations, cela devient encore plus complexe. Mais ne vous inquiétez pas, les prochaines fois, ce sera plus simple.
Il nous expliqua ensuite que les âmes qu’il nous confiait étaient parmi les plus difficiles, les plus brisées, nous répétait les paroles de ce début de cours.
— Mais ne craignez rien, nous dit-il, nous avancerons ensemble dans ce voyage. Les prochaines seront plus faciles à gérer. Je vous accompagnerai dans vos visionnages, et peu à peu, vous arriverez à supporter tous ces sentiments.
Puis, il libéra la classe. Je restai là, comme pétrifié, ne trouvant pas la force de bouger. Mirabella me saisit alors par le bras, avec une urgence silencieuse.
— Viens, murmura-t-elle, me tirant doucement.
Mon corps, comme figé dans un état de léthargie, résista un moment, mais elle me poussa encore. Melvin jeta un regard en direction de notre interaction, mais aucun mot ne franchit ses lèvres.
Je me sentais vide. Comme si, en retirant son âme, j’avais également ôté la mienne. Heidi… Sa vie, son histoire… J’avais ce besoin presque viscéral de savoir ce qu’il était advenu d’elle. Avait-elle pu fuir avec Karl ? Avaient-ils trouvé la paix, le bonheur ? Était-elle parvenue à se reconstruire après tout ce qu’elle avait enduré ?
Mes pensées se bousculaient comme un tourbillon. Le flux d’émotions continuait de m’envahir, encore et encore.
Et, alors, une réflexion monta en moi. Qu’est-ce qui était préférable ? Ressentir des émotions si fortes, si exaltantes, mais aussi capables de nous briser, ou vivre dans une froideur absolue, ne rien ressentir, ne rien risquer ?
La vie n’était-elle pas faite pour ça ? Pour ressentir ? Pour se sentir vivant ?
Je n’avais jamais remis en question ma propre neutralité. C’était moi. C’était mon essence. Mais, était-ce vraiment moi ? Ou bien était-ce ce qu’ils m’avaient imposé ? Mon père, le Grand Conseil. M’avaient-ils privé de ce choix, de cette liberté de vivre, de ressentir ?
Mes pensées s’emmêlaient, se perdaient dans des questions sans fin, des doutes brûlants.
Une main se posa alors sur mon épaule, me faisant sursauter.
— Wow, ça va, mec ? demanda Célestin, sa voix détendant l’atmosphère.
Je clignai des yeux, confus. Comment avais-je bien pu arriver dans la cour ?
— O… Ouais, balbutiai-je, en retrouvant un semblant de conscience.
Je jetai un regard furtif vers Mirabella. Elle était silencieuse, le regard ailleurs, perdu dans le vide.
— Alors, comment était ton cours de Cupidon ? demandai-je, détournant l’attention.
— Enrichissant, répondit-il. Le professeur nous a montré comment il influençait les humains. C’était étrange. Nouveau. J’ai ressenti… des choses. Et vous ?
— Nous… on a vu la vie d’une âme défiler devant nos yeux. C’était… déroutant…
— Ah ouais ? Pourquoi ?
— Parce que ça met une grosse claque dans la gueule, cette vague d’émotion… C’était douloureux.
— Oh, je vois…
Célestin posa sa main sur mon épaule, un geste empreint de bienveillance, mais ma tête était ailleurs, perdue dans des pensées tumultueuses.
— Tu ressens des trucs toi, dans la vie de tous les jours ? Lui demandais-je, la voix calme, mais teintée d’une curiosité sincère.
— Bah ouais, je suis Cupidon, j’ai le droit de ressentir des trucs. On vit toutes les palettes d’émotions, sauf... Oui, on ressent des trucs. Je crois que vous êtes les seuls à être aussi neutres. Avec La Vie, peut-être.
— Je vois.
Un sourire traversa mes lèvres. Pourquoi est-ce que je culpabilisais d’avoir aimé ressentir tout ça ? Après tout, pourquoi en faire tout un drame ? Une poussée d’adrénaline avait envahi mon corps après le cours. Maintenant, je me sentais minable, comme si toute la joie m’avait quitté d’un coup, et laissait place à un vide insupportable.
Malgré la douleur des émotions qui m’avait submergé, j’en voulais encore plus. Voir une âme, ressentir à nouveau. Depuis toujours, je m’étais senti comme une coquille vide. Désormais, c’était comme un coup de poignard. La vérité me frappait brutalement. Ma vie avait été terriblement morne jusqu’alors.
— Et toi, Mira, ça va ? demanda Célestin, l’inquiétude dans ses yeux.
Elle sursauta comme si elle venait à peine de remarquer notre présence. Son expression était floue, difficile à saisir. Lorsqu'elle planta ses yeux dans les miens, j’eus l’impression de voir une lueur dans son regard, un éclat que je n’avais jamais vu auparavant.
— Je... Oui... Faire... Partir, balbutia-t-elle en pointant vaguement la porte du hall, avant de nous planter là, sans un mot de plus.
Je l’observai partir, silencieux. Était-elle aussi bouleversée que moi, ou y avait-il autre chose derrière son départ précipité ?
Célestin scruta l’endroit où Mirabella venait de disparaître. Le silence s’épaissit, et je sentis que même lui, d’ordinaire si enjoué, semblait perdu dans ses pensées.
Pris d’un besoin de me confier, je l’entraînais à l’écart. Il fallait que je vide mon cœur. J’avais l’intuition que lui, mieux que quiconque, saurait comprendre mes dilemmes.
— Tu devrais pas t’en vouloir d’aimer ça. Moi, je trouve ça génial que tu veuilles te sentir vivant. Faut bien qu’on profite un peu avant de prendre nos fonctions !
— C’est juste que c’est pas dans ma constitution… C’est... Contre-nature… Je suis pas censé vouloir ça. On n’a pas le droit…
— T’es pas obligé de le dire.
Il me lança un clin d'œil.
— Relax, Matt. T’as pas à t’en faire. Tu crois pas qu’il y a pire dans la vie ? Quoi de plus normal que d’avoir envie de se sentir bien ? Personne n’a le droit de nous imposer ça. Merde, c’est à nous de décider ce qu’on veut, non ? Alors profite !
— Merci...
Un large sourire s’étira sur mes lèvres, un sourire sincère, car pour la première fois, je me sentais compris, sans jugement. Mais je remarquai aussi une certaine rancœur cachée chez Célestin, comme une brèche qu’il n’osait pas ouvrir. Je n’insistais pas, respectant ses secrets. S’il en avait besoin, je serais présent pour lui, autant qu’il pouvait l’être pour moi.
Avant d’arrivée ici, je n’aurais jamais parié que je serais ami avec un Cupidon. Je nous pensais diamétralement différents. Pourtant, notre amitié née de rien, était devenue tout ce que j’avais de plus cher.
Mes pensées dérivèrent alors vers Mirabella. Je me demandais ce qui la perturbait tant et pourquoi elle semblait aussi bouleversée. En réalité, j’aurais aimé en discuter avec elle aussi. Après tout, nous étions faits du même bois. Peut-être qu’elle aurait une perspective différente, quelque chose que je n'avais pas vu. Son amitié était également devenue importante.
— Est-ce que ça va aller ? me demanda Célestin, son regard rempli de sollicitude.
— Oui, je crois. J’ai juste besoin de faire le vide.
— OK. Si tu as besoin de moi, tu sais où me trouver. Chambre 311. N’oublie pas, chambre 311 !
— Merci... Est-ce que je peux te poser une question... bizarre ?
— Vas-y, je t’écoute.
— Est-ce que tu m’aimes bien ? demandai-je, un brin d’hésitation dans ma voix.
Célestin haussa les sourcils, visiblement surpris par la question.
— Je veux dire... je suis un être sans émotion, comme... mort à l’intérieur. Je suis probablement nul en amitié. Et toi... T’es plein de vie, toujours joyeux. T’as l’air de bien savoir t’y prendre. Alors... pourquoi moi ? Pourquoi m’avoir choisi comme ami parmi tant d’autres ?
Célestin sourit à pleines dents.
— Y’a quelque chose en toi. Je sais pas, mais je me sens à l’aise avec toi. C’est ça l’amitié, non ? Se sentir bien ensemble ?
— Probablement.
— Alors arrête de te poser des questions. T’as pas à te remettre en cause.
— Et Mira ? C’est pareil, après tout. On est deux futurs Maîtres de La Mort…
— Ouais, c’est pareil. Je vous apprécie tous les deux, et je pourrais pas t’expliquer pourquoi. Certaines choses ne se expliquent pas dans la vie. Ne t’inquiète pas, d’accord ? Et si tu veux, je peux t’apprendre à ressentir tout ça. Mais il faudra que tu m’appelles "Ô Grand Maître".
Je ris, et laissai échapper cette pression qui m’oppressait depuis un moment. Mes muscles, tendus par l'angoisse, se relâchèrent enfin.
— Bon, encore une fois, tu peux venir me voir à toute heure. Je sais que ça doit pas être facile d’accepter toutes ces émotions... Alors surtout, n’hésite pas.
— Oui, Papa, ironisai-je, sentant la lourdeur s'éloigner.
Mais il y avait encore une question, une seule qui persistait dans mon esprit : Est-ce que moi aussi, je connaîtrai l’amour ? Un amour aussi fort que celui d’Heidi et Karl ? Ou tout simplement... Pourrais-je ressentir quoi que ce soit ?
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