Chapitre 1 (1/3)
Nous portons tous un masque. Qu’il soit bon ou mauvais. Qu’il soit né d’une intention profonde ou façonné à notre insu par les influences de ceux qui nous entourent. Cette protection nous permet de nous cacher aux yeux du monde, de nous protéger.
J'ignore encore quel est le mien, s’il m’est propre ou créé de toutes pièces par mon père, à travers les âges. Les fêlures de mon âme, ouvertes par un apprentissage sévère ou par une solitude profonde, jouaient probablement un rôle sur la vibration de mon être.
Mon regard se perdait sur le plafond blanc et sans vie de ma chambre, avec pour seule compagnie, le bruit d’un ballon de basket que je faisais rebondir entre mes mains moites. Bientôt, mes pas fouleraient les couloirs de l’université, m’obligeant à m’ouvrir aux autres, pour la première fois de ma vie.
Dans cette petite ville isolée au cœur des montagnes, je n'avais aucune connaissance, ni de lieu ni de personne, sauf son nom, aussi court qu'ennuyeux : Plaine. Jamais mes pieds n’avaient parcouru ses rues, comme si le danger se cachait dans l’ombre, prêt à me toucher du bout des doigts et m’entraîner avec lui. Du moins, j’eus toujours le sentiment que mon père le croyait.
« Ne t’aventure jamais seul, Mattheus », résonnaient ses paroles dans mon esprit.
Si vous me demandiez mon avis, je vous dirais que c’est absurde. Après tout, j’étais un Altruiste, un être immortel. Nous étions faits d’os et de sang, comme les humains, à la différence que nous n’étions pas affectés par les effets du temps, ou bien par la maladie. Donc je m’interrogeais sans arrêt sur ce choix d’isolement.
— Prépare tes affaires, Mattheus. C’est bientôt l’heure.
La voix de mon père brisa le silence, m’obligeant à arrêter mon geste. À l’instar d’un jukebox, je me mettais en marche simplement en glissant une pièce dans la machine.
J’attrapais ma valise, et je terminais de la remplir de mes maigres possessions. Mon père, adepte du détachement, me rappelait sans cesse : « N’attache aucune valeur aux choses, Mattheus. ». Comme si l’idée de m’amouracher d’un pull m’avait déjà traversé l’esprit ! C’était ainsi, entre nous. Un échange de leçons plus que de sentiments.
— Allez, dépêche-toi !
Accompagné par le son des roulettes sur le parquet, je rejoignis mon père dans l’entrée, posant un regard sérieux sur ses yeux d’un bleu translucide.
— Je suis prêt.
Sa tête fit un mouvement à peine perceptible, avant qu’il ne déverrouille la porte et sorte dans la lueur matinale de notre allée. Je traînais ma valise comme un poids mort, le suivis jusqu’au coffre de sa Velvia*, avant de la jeter comme un corps à la mer.
La vitre du véhicule me renvoyait le visage de mon père : la même stature, des cheveux de jais, une peau aussi blanche que la neige. Nous n’étions pas liés par le sang, pourtant, nous portions les marques d’une même essence. Cette ressemblance ne s’arrêtait pas aux portes du physique, mais s’étendait comme un cancer, au plus profond de moi.
Les Altruistes étaient confiés à des Gardiens, choisis par le Grand Conseil lui-même. La responsabilité leur incombait de nous enseigner la loi, la discipline et tout un panel de connaissances barbantes. Finalement, nous étions les outils qui régissaient le monde, n’est-ce pas ?
Mon père s’arrêta à mes côtés, aussi expressif qu’un ancien Garde Royal**. Sa respiration était contrôlée, comme tout ce qui le constituait. C’était son credo, probablement appris dans un livre qu’on pourrait appeler « Les lois du Grand Conseil pour les nuls ».
« Ne t’attache pas aux êtres, Mattheus. »
— Avant de prendre la route, je voulais t’offrir quelque chose.
D’une main ferme, il plongea dans sa sacoche en cuir vegan et en sortit un livre massif, dépourvu de titre, familier à mes yeux.
— C’est…
— Oui, me coupa-t-il. Il t’accompagnera, t’aidera dans ton développement. Observe, pratique, comme je te l’ai enseigné.
D’abord hésitant, je finis par m’en saisir rapidement, comme si j’avais peur qu’il change d’avis. Le poids du volume égalait les secrets qu’il recelait. Du bout du doigt, je caressais la couverture rigide, comme pour saluer une vieille amie.
Puis, je pris place dans l’habitacle, au côté de mon père déjà installé. Nous aurions pu nous téléporter, mais l’université, partagée avec les humains, interdisait ce privilège à ceux qui, comme moi, ne maîtrisaient pas encore l’art de l’invisibilité.
Une fois qu’il eut entré l’adresse sur son Platphone***, qui était directement connecté à sa Velvia, celle-ci se mit en marche dans un silence religieux.
Le voyage se fit dans le calme, me permettant de contempler le paysage, à travers le regard d’un nouveau-né. Bien sûr, mon père m’avait déjà emmené avec lui, parcourir quelques coins de ce monde, me laissant tout de même des connaissances de la vie extérieure. Et, j’avais pu enrichir mon savoir à travers les documentaires que j’avais visionnés. Mais, cette fois-ci, c’était différent. Enfin, je pourrai m’émanciper de mon passé, pour peut-être découvrir qui je suis.
Deux tours étincelantes surgirent des hauteurs. Elles dominaient l’horizon comme des monolithes de lumière. Avec tout ce que j’avais appris, j’aurais presque cru trouver une ville en ruines, mais il n’en était rien. Je sentis mes sourcils faire un mouvement vers le haut, rompant ma neutralité habituelle.
La campagne avait disparu depuis longtemps, dévorée par l’expansion humaine, mais jamais encore, je n’avais contemplé des bâtiments d’une telle grandeur. Des hologrammes animés parcouraient leurs parois de verre. Une femme aux cheveux de nuit sans étoiles s’agitait, croisant les bras, tout sourire, aux côtés d’un homme dégarni, abordant la même expression.
Sans m’en apercevoir, j’émis un son d’ébahissement, car mon père avait tourné son regard vers le mien.
— Sais-tu qui est cette femme ? me demanda-t-il d’une voix grave, celle qu’il prenait quand il tentait de m’apprendre une nouvelle leçon.
Je tournais mes yeux vers lui, presque irrité de supporter encore l’un de ses cours sans fin.
— Non.
Ses yeux se perdirent au-delà des vitres teintées, comme perdus dans le passé.
— Te rappelles-tu de cette femme dont je t’ai un jour parlé, celle qui a trouvé le remède contre la mortalité ?
— Ekatya ? me risquais-je, sans réelle conviction.
— C’est exact.
Sa tête se tourna une nouvelle fois vers moi, ses iris portant un message lourd de sens.
— L’immortalité partielle se vend aux humains depuis 2086, ce qui a engendré la suppression d’un millier de Maîtres de La Mort, créant un déséquilibre dans notre monde. Cette femme est à la tête du Grand Conseil. C’est aussi elle qui a basculé ce monde dans un régime totalitaire, supprimant le libre arbitre de chaque individu sur cette planète. Ce visage est celui de… de notre perte.
Mon père est un membre du Grand Conseil. Sa vie est donc de répondre aux ordres, donnés par cette femme, Ekatya. Depuis toujours, je l’entends critiquer cet ordre, comme s’il n’appréciait pas son rôle. Pourtant, il continuait de le suivre à la lettre, m’inculquant ces soi-disant valeurs de vertu. Cela avait toujours été un mystère pour moi.
Le moteur s’éteignit dans un soupir discret. À l’extérieur, je remarquai une pancarte « Université des Lys », m’indiquant que nous étions arrivés à destination. Mon père sortit sans ajouter un mot de plus, retrouvant son masque de neutralité.
En sortant de la Velvia, une sensation d’émerveillement m’envahit. La vue qui s’offrait à moi était d’une beauté à couper le souffle. La ville, parée de mille feux, s’étendait à l'infini. Les lumières scintillaient dans la nuit.
— Tu es précieux, Mattheus, me dit-il en posant ma valise à mes pieds. Ne l’oublie jamais.
La fraîcheur de ce début de soirée fit danser les quelques mèches de cheveux qui me tombaient devant les yeux.
— As-tu bien saisi ce que j’attends de toi ? me demanda mon père, retrouvant cette même voix grave et sérieuse que tout à l’heure.
— Oui.
— Te sens-tu prêt à affronter ce qui t'attend ?
— Oui, répétai-je simplement.
— Bien. Sois prudent, Mattheus. Sois digne de ton vieux père.
Dans ses yeux, d’ordinaire implacables, brillait une lueur étrange, insondable. Comme une étoile filante qu’on tenterait de saisir dans l’obscurité.
— Quand la Lune rencontrera le Soleil, l’heure sera venue pour moi de rendre mon dernier souffle… Et à toi de prendre ma place. Tu as encore tant à apprendre, Mattheus…
Nos regards se croisèrent une dernière fois — c’était là notre manière de dire au revoir, sans mots, sans fioritures. Il n’y en avait pas besoin.
Les derniers échos de ses paroles résonnaient dans mon esprit, emplis de mystère et d'une étrange appréhension. Il semblait me dissimuler quelque chose, mais quoi ? N’était-ce pas lui qui m’avait tout enseigné, tout préparé pour mon futur rôle ? À quoi bon ces heures passées à m’entraîner, à observer, si ce n’était pour m’armer de savoir pour l’avenir ?
Je lui jetai un dernier regard, avant de m’engager sur un sentier de pierre et de gravillons qui serpentait vers les portes du bâtiment aux pierres d’ocre. Un vaste champ d’herbe entourait l’université, donnant au lieu une dimension intemporelle, suspendue entre les âges. Les lumières de la cité se reflétaient sur les hautes fenêtres, illuminant la nuit comme si le soleil refusait de céder sa place. Les Lys, fièrement plantés en tout lieu, chantaient la grandeur de l’université.
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* Il s'agit de l'un des modèles de voiture sans chauffeur les plus stylés. Son look, un mix entre une voiture de course et un vaisseau spatial, avec sa finition rouge et noire, en met plein la vue. Si t’as le budget, les Velvia et Pixi sont parmi les plus classes (et les plus chères). Mais en ville, on voit surtout des Pik-Pik ou des Tikki, plus petites et super pratiques pour se faufiler partout.
** Depuis 1660, les gardes royaux protégeaient le palais de Buckingham et la famille royale, devenant les célèbres Gardes grenadiers et Gardes à cheval. Leur rituel emblématique, le changement de la garde, instauré en 1837, a disparu en 2052 après la guerre mondiale. Je ne les ai vus qu’en documentaire, mais je vous jure qu’ils ressemblent à mon père !
*** C'est le téléphone le plus en vogue de notre époque. Un appareil ultra mince, presque transparent, qui peut se connecter à notre cerveau. Nous pouvons également l'utiliser de manière classique, comme dans les années de sa création, avec le contact de nos doigts.
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