Chapitre 3 (1/3)

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Je suivis le mouvement de son doigt. La ruelle était étroite, sombre. Elle semblait perdue dans l’oubli. Le chemin débouchait sur une cour abandonnée, où des lettres de néon rouge, suspendues par deux câbles effilochés, vacillaient faiblement. L’éclat blafard des ampoules clignotantes peinait à éclairer le chemin, ne laissant qu’une pâle lueur pour nous guider. Le nom du bar brillait : Le Repère.

Nos traits se déformèrent d’une même déception.

— J’imagine…

Si je n’avais pas été autant brimé par ma neutralité, j’aurais pu ressentir de l’inconfort dans cette ruelle. Le genre d’endroit qui hanterait vos nuits les plus sombres. Des poubelles pleines, oubliées contre le mur, exhalaient une odeur putride qui se mêlait à l’air vicié.

— Putain, ça pue ! pesta Mirabella qui se couvrait le nez avec son coude.

Des rats s’aventuraient entre nos pieds, dévalant les pavés. Depuis l’interdiction de consommer de la chair animale, après la troisième guerre mondiale en 2058, ces créatures proliféraient dans les rues. J’avais vu un documentaire sur la question. Bien que des mesures fussent prises pour limiter leur nombre — en castrant les mâles, par exemple — leur présence était devenue un fléau pour les humains.

Arrivés devant la porte, je pris soin de tirer la poignée avec la manche de mon pull. Ce n’était pas que j’étais maniaque ou hypocondriaque, mais il y avait un minimum de propreté à avoir.

L’odeur qui s’échappait de l’intérieur me frappa aussitôt. Un mélange suffocant de vomi, d’alcool et de sueur.

Pourquoi avoir choisi ce bar, de toutes les possibilités ? N’étions-nous pas supposés être dans une école de riches ? Était-ce là notre malédiction, en tant qu’Altruiste, de finir dans une décharge ambulante ?

— Non mais sérieux, c’est quoi cet endroit ? rouspéta Mirabella dans mon dos.

L’intérieur du bar était tel que je l’avais imaginé : délabré. La tapisserie rose pâle était en lambeaux, déchirée par le passage du temps. Le parquet, vieux et craqué, gémissait sous nos pas. Les banquettes en cuir rouge, déformées et déchirées, se dressaient en trois rangées. Certaines portaient l’empreinte laissée par les corps des malheureux qui les avaient occupées. Au fond, deux tableaux pendaient, suspendus par un fil fragile.

Derrière le comptoir, un barman aux épaules voutées semblait porter sur lui les années d’une vie infiniment prolongée, qui aurait déjà dû s’échapper. Sa barbe, grise et graisseuse, effleurait presque le sol. Il essuyait des verres avec lenteur.

Le temps lui-même avait oublié cet endroit. Le monde extérieur continuait de vivre, d’évoluer. Alors qu’ici, tout était figé.

Au fond de la pièce, j’aperçus des camarades de classe. Mirabella me saisit par le bras pour me guider vers eux.

— Salut vous deux ! Installez-vous, fit le brun qui avait proposé la sortie, nous indiquant la banquette vide.

Je jetai un rapide coup d’œil à la place qu’il nous désignait. Une grimace incontrôlable déforma mes traits. Le fauteuil semblait avoir connu des jours meilleurs. Et franchement, il ne m’inspirait pas confiance. Le genre d’assise qui pouvait donner le sida à n’importe qui.

Je soupirai et m’asseyai avec résignation, ne souhaitant pas paraître impoli.

— Moi, c’est Timéo, annonça le fameux garçon en étirant les bras. Je suis une muse*. Et, voici Alasieus, Vilenia, Melvin et Gray. Et vous, vous vous appelez comment ?

Je me retrouvais assis à côté de Melvin, au fond de la banquette. Ses boucles blondes, aussi légères que des fils d’or, tombaient devant des yeux bleu clair, presque surnaturels. Il semblait perdu dans ses pensées. Mais, un léger sourire se dessina sur ses lèvres alors qu’il écoutait Mirabella se présenter. Je me perdais dans la contemplation de ses traits.

— Matt, murmura Mirabella en me donnant un discret coup de coude.

Quand je relevai les yeux, je constatai que tout le monde était suspendu à mes lèvres. Y compris Melvin, qui avait probablement remarqué mon regard insistant. Je me raclai la gorge et me présentai brièvement. En vérité, je ne savais pas quoi raconter à mon sujet. Ma vie se résumait en peu de choses : mon père, mes documentaires et mes « aventures » avec les âmes.

Melvin se redressa brusquement. Ses muscles se tendaient sous sa chemise. Une étrange assurance se dégageait de lui. Quelque chose que j’enviais, sans trop savoir pourquoi. Peut-être cette confiance naturelle en lui. Là où moi, j’étais perdu.

À son poignet, je remarquai une montre ancienne. Faites de chiffres romains et d’un cadran bleu nuit. Ce genre de bijou n’était pas courant à notre époque. Ces artefacts avaient même presque disparu. Aujourd’hui, l’air était au « tout connecté ».

— Jolie montre, lui fis-je remarquer.

Melvin, distrait, prit soudainement conscience que je lui parlais. Il suivit mon regard et observa sa montre. Un éclat fugace traversa ses pupilles.

— Oh.

Son sourire en coin trahissait un éclat de fierté.

— C’est un cadeau de ma mère. C’est une montre des années deux mille.

Un souffle de curiosité s’éveilla en moi. Mes doigts frémirent à l’idée de toucher l’objet, de sentir sous ma peau l’empreinte des âges qu’il portait en lui. Mais, à la dernière seconde, je suspendis mon geste. Était-ce vraiment approprié de toucher les gens ainsi ? Dans le doute, je laissai retomber ma main.

— Elle est stylée, commentai-je simplement.

Il sourit, comme si mes mots avaient suffi à ranimer un souvenir précieux.

— Je l’ai repéré dans une vitrine quand j’avais six ans. J’ai toujours adoré les objets anciens. J’ai aussi une montre à gousset dans ma chambre. Je te la montrerai, un jour.

— Pourquoi pas, répondis-je, intrigué. Tu as d’autres objets de ce genre ?

— Oui. Des livres aux pages dorées. Des plumes et de l’encre, pour écrire sur des parchemins. J’en ai aussi, d’ailleurs. Et puis, j’ai une boussole. Elle ne fonctionne plus très bien, mais bon.

— Tes Gardiens te laissaient collectionner tout ça ? M’étonnai-je.

Un éclat d’amusement passa dans son regard.

— Bien sûr. Pourquoi, pas toi ?

— Je… Euh… Non, on ne peut pas dire ça, non.

— Pourquoi ?

— Mon père m’a toujours dit qu’il ne fallait pas s’attacher aux objets…

— Plutôt sévère, fit-il avec une moue. Qui étaient tes Gardiens ?

— J’en ai connu qu’un. Maurelius.

Un frisson d’étonnement sembla traverser Melvin. Son souffle se suspendit, et je vis sa bouche s’entrouvrir légèrement avant qu’il ne reprenne contenance. Un éclat nouveau, presque solennel, dansa dans ses prunelles. Il jeta un regard furtif vers Timéo, absorbé dans une conversation animée avec Vilenia et Gray.

— Les légendes voyagent toujours par trois… murmura-t-il, comme récitant une vérité ancienne.

— Hein ?

— C’est ce qu’on raconte, non ?

Un silence s’étira entre nous, et vibra d’une tension indicible. Son regard pesait sur moi comme s’il cherchait à lire une prophétie inscrite dans mes traits. Puis, ses traits finirent par se détendre, s’effaçant dans un éclat de rire. Son sourire s’agrandit. D’un geste en même temps brusque et complice, il me donna une tape sur l’épaule, me secouant légèrement comme on le ferait d’un compagnon de route. J’étais perdu. Je l’entendrai presque me dire avec enthousiasme « sacré Matt ! ».

— Alors, dis-moi ! Comment c’était, ton enfance avec lui ? Était-il un bon professeur ? Est-ce qu’il t’a raconté des histoires sur son passé ? Avait-il des habitudes particulières ?

Je plissai les yeux, un sourire en coin.

— T’es bien curieux.

— Que veux-tu, ton histoire m’intrigue !

— Si tu le dis.

Jamais encore, on ne m’avait posé tant de questions. Mais, en vérité, ce n’était pas bien sorcier. Melvin, le regard vif et curieux, attendait patiemment que je brise enfin le silence. Il arqua un sourcil, un rictus amusé au coin des lèvres.

— Alors ? lança-t-il, son ton aussi léger que pressant.

— Disons que c’était… routinier. Je saurais pas trop quoi te dire de plus.

— Et sa vie en tant que Maître de la Mort ? Il a dû en voir, des choses…

— Tu le connaissais ?

— Pas personnellement. Mais mes parents, eux, oui. D’où ma curiosité.

Je fronçai les sourcils.

— Vraiment ? Pourtant, il ne m’en a jamais parlé.

Melvin pinça les lèvres et, l’espace d’un instant, son regard s’égara vers Mirabella, qui discutait nonchalamment avec Gray. Puis, dans un mouvement fluide, il passa son bras derrière moi sur la banquette et se pencha légèrement. Un sourire joueur étira ses traits.

— Et la demoiselle à côté de toi… Mirabel, c’est ça ?

Mirabella.

— C’est quoi son truc ?

Je le fixai, perplexe.

— Son truc ?

Il humecta distraitement sa lèvre inférieure, comme s’il cherchait ses mots.

— Tu sais… ce qu’elle aime, ce qui la fait vibrer.

— Je ne la connais que depuis ce matin, donc… aucune idée.

— Je vois.

Il se cala de nouveau contre la banquette, l’air pensif, un léger pli au front. Il y avait chez lui une énergie brute, une chaleur inattendue pour un Maître de la Mort. Ce n’était pas le même genre de connexion que celle que j’avais perçue avec Mirabella, mais c’était tout aussi intense. Une sensation familière, presque instinctive. Avais-je une bonne intuition ?

— Ça te dérange pas de pas connaître ton père ? demanda soudainement Melvin.

— Non.

Je haussai les épaules. La vérité, c’est que je n’y avais jamais vraiment réfléchi. Le passé était ce qu’il était, et je n’avais aucun pouvoir pour le réécrire.

— Et toi ? ripostai-je après une courte pause. Tes parents ?

Il marqua un temps, puis se pencha à nouveau vers moi. Son sourire revenait, plus léger cette fois.

— Rien de bien extraordinaire.

— Ah oui ?

— Ouais. Disons que je menais ma barque sans trop de vagues. J’avais la liberté d’aller et venir, de collectionner mes objets anciens, de traîner avec mes potes, comme Timéo ici présent. C’était top.

— Je vois.

— Matt, ça te dit qu’on aille reprendre à boire ? intervint Mirabella, coupant court à notre échange.

— Ouais.

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* Muses (n.f.) : Êtres inspirants qui se tiennent près des humains pour éveiller leur créativité. Grâce à leur influence, de nombreux individus ont connu le succès, particulièrement dans l'élaboration de discours, poèmes, romans et autres œuvres artistiques.

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