Chapitre 4 (2/4)

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— Pour commencer, nous allons développer l’art de l’invisibilité. Puisqu’il s’agit de l’un de nos dons communs, je pourrais vous aider plus facilement. Levez-vous !

Sa voix était ferme et assurée. D’un nouveau mouvement du poignet, elle déplaça les meubles et forma un cercle au milieu de la pièce.

— Formez un rond. Nous allons faire des exercices de respiration, pour se recentrer sur nous-mêmes. Inspirez profondément — elle fit une vague avec sa main, remplissant ses poumons d’air — puis expirez, finit-elle dans un souffle.

Tout le monde s’exécuta.

— Maintenant, nous allons nous passer ces vibrations, en faisant des mouvements circulaires.

Son corps se désarticula comme une poupée, bougeant ses membres avec douceur, créant des vagues. Plusieurs personnes autour de moi commencèrent à l’imiter. De mon côté, j’étais encore statique, et les observais faire, avec un léger sentiment de malaise. Je jetais un regard du côté de Mirabella, qui semblait dans la même attente que moi. Célestin, quant à lui, paraissait prendre ces exercices très au sérieux : il gesticulait avec la grâce d’un danseur classique. Je pinçais mes lèvres pour me retenir de rire.

La professeure lança un regard à toutes les personnes qui n’avaient pas encore commencé les mouvements et nous encouragea à le faire. Avec résiliation, je finis par l’imiter. Seulement, je n’avais pas la fluidité de Célestin et donnais l’impression d’avoir les membres gelés.

— Pour devenir invisible, il vous faudra faire un sacrifice corporel, annonça Madame Brindillovan, continuant de gesticuler.

Un sacrifice corporel ? Que voulait-elle dire par là ?

— Cela signifie, reprit-elle comme si elle venait de lire dans mes pensées, que vous devrez renoncer à votre forme physique. Vous devrez ressentir au fond de vous une vraie volonté de disparaître.

Mon souffle se coinça dans ma gorge, comme si elle venait de me mettre un coup de poing dans l’estomac. Être invisible, c’était comme une seconde nature pour moi. Mon père aurait presque pu me donner ce second prénom, tant il me collait à la peau. Cela aurait dû sonner comme une évidence. Mais, à ma plus grande surprise, ce ne fut pas le cas.

Une petite voix résonnait dans un coin de mon cerveau, s’éveillant doucement, puis prenait de plus en plus de place. Un désir, une envie d’exister. Tant bien que mal, j’essayais de la réprimer, de la faire taire. En vain.

« Ne doute jamais, Mattheus. »

Pourtant, il était important pour moi de réussir à disparaître. Je n’avais jamais été une personne très délicate, ou bien discrète. Si je voulais devenir un Maître de La Mort, il était primordial que je puisse le faire en toute invisibilité.

En réfléchissant à cela, je repensais à une de nos sorties « âmes » avec mon père. Ou, comme il les appelait, « exercice de reniflement ».

« Ressens-les, renifle-les », répétaient ses paroles dans ma tête. « N’est-ce pas étrange de renifler des humains ? » avais-je répondu. « Les Âmes, Mattheus, les Âmes. »

Deux Âmes humaines, apparemment destinées à quitter leur enveloppe charnelle dans un accident de voiture, allaient bientôt devoir être récupérées. Leur produit d’immortalité ne les protégeait ni des accidents, ni des meurtres, et, honnêtement, de beaucoup d’autres choses aussi.

Le centre commercial était blindé, à tel point que ça en devenait presque un sport. C’était la première fois que je me retrouvais dans cette marée humaine, moi qui n’étais habitué qu’à la solitude de la mort. Des robots, ressemblant à des humains, déambulaient parmi les boutiques pour servir les clients, et certains semblaient même se déplacer sur des roulettes.

Au loin, je repérais les deux futurs cadavres. Leurs âmes brillaient autour d’eux comme des sphères lumineuses et se mouvaient en vagues. Je me souviens encore de l’odeur. C’était la première fois que je sentais la mort. C’était étrange, mais néanmoins, c’était comme retrouver une vieille amie après des années.

— Respire, Mattheus. Ressens leurs âmes qui s’apprêtent à quitter leurs corps. Sens cette énergie qui faiblit. Tu sens cette odeur de soufre ?

Mon père faisait des gestes bizarres et m’encourageait à l’imiter. Mais, j’étais là, immobile, les yeux grands ouverts, fixant mon père comme s’il était complètement demeuré. Dépité, il baissa les bras.

— L’Âme sait déjà que le corps va mourir ?

— L’Âme sait toujours à l’avance, Mattheus. Tout est écrit. Ça ne change presque jamais.

Presque ?

— Oui, presque. Le seul moment où le destin peut changer, c’est quand nous, Maîtres de la Mort, restons trop longtemps à proximité des humains. Ou bien… dans les cas de meurtres non prémédités. Sinon, tout est scellé.

— Et pourquoi le corps ne sait pas qu’il va mourir ?

— Parce qu’il n’est qu’une location. L’Âme programme sa vie bien avant. Elle évolue, elle voyage à travers ses vies successives. Et sais-tu ce qui les rend parfaites, ces vies ? Le fait de tout expérimenter. Nous sommes là pour les aider à franchir la porte, à les guider vers leur nouvelle existence. Mais si on échoue… Si on fait mal notre travail, l'Âme devient défectueuse. Et elle ne pourra plus être insérée dans un nouveau corps.

Insérée dans un nouveau corps ?

— Les Maîtres de la Vie insèrent uniquement des âmes blanches, propres, « vides », dans des corps tout neufs. C'est comme une nouvelle feuille blanche. Nos rôles, à nous tous, ont un impact direct sur la chaîne du destin.

Je l’écoutais avec attention. À tel point que je ne réalisai même pas que nous étions déjà tout près des deux futurs accidentés. Mon père continuait de marcher comme si de rien n’était. Tandis que moi, je me retrouvais à marcher sur la pointe des pieds, comme sur des œufs. Je n'avais aucune idée de pourquoi je faisais ça.

— Agis simplement, fils.

Le bruit de mes fesses frappant le banc fit lever la tête du couple juste devant nous. Leurs regards ressemblaient à des lasers, me scrutant avec une intensité qui me fit instantanément regretter de ne pas être invisible. Ils se levèrent et s’éloignèrent, et continuaient de m’observer avec suspicion.

— Essaie de te comporter comme un vrai gamin.

— Je suis un vrai gamin.

— Non, tu es plus que ça, Mattheus. Suis-les et sois discret. Je te surveille de loin.

Je ne me fis pas prier. En quelques secondes, je retrouvai le couple. Je me cachai derrière un faux palmier et les observai, fasciné. La lueur luisait faiblement et semblait vouloir se détacher de leur corps. Ce n’était pas la même chose avec les autres humains présents ici.

Mes jambes ont commencé à bouger, comme guidées par une force invisible… Comme un zombie, j’avançais dangereusement dans leur direction, et, en un clin d’œil, je me retrouvais face à eux.

— Tu es perdu, mon petit ? demanda la jeune femme aux cheveux d’or, son regard rempli de confusion.

Ma bouche restait fermée, et mes yeux, ouverts à s’en décrocher, devaient sûrement me donner l’air d’un idiot total.

— Tu étais avec ton papa tout à l’heure, où est-il ?

— Je vous suivais, répondis-je soudainement, faisant reculer la blonde.

— Quoi ?

— C’est mon papa qui m’a dit de vous suivre. Il va venir vous chercher.

— Qu’est-ce que tu racontes, petit ? intervint l’homme chauve, l’air méfiant.

— Vous allez mo…

À cet instant, mon père m’attrapa violemment par le bras. Il plaqua sa main sur ma bouche avec la délicatesse d’un étouffeur, et, d’un regard, me fit comprendre de me taire immédiatement. D’un geste sec, il me poussa dans son dos.

— Veuillez m’excuser, mon fils est atteint d’une maladie cognitive rare. Il n’a pas toute sa tête et ne réalise pas ce qu’il dit.

Il me traîna hors de la foule. Le reste de l'après-midi se passa sans autre incident.

Je poussai un soupir en repensant à ma vie aux côtés de mon père. Le fait d’être ici était différent. Lors de notre soirée de présentation, je m’étais senti à ma place, entouré de personnes qui vivaient la même chose que moi. Qui pensait, peut-être, la même chose que moi.

— Essayez de faire disparaître une petite partie de vous-même, pour commencer, suggéra Madame Brindillovan. Sa voix douce me ramenait à l’instant présent. Votre main, par exemple. Cela demandera moins d’énergie, et vous pourrez plus facilement y arriver. Regardez…

Elle leva sa main droite vers le ciel et, en quelques instants, la rendit translucide, nous indiquant qu’elle avait réussi.

Je fis comme elle, et ramenai ma main devant mon visage. Je tentais de reproduire ce qu’elle venait de nous montrer. Les sourcils de Mirabella étaient froncés, son regard ne quittait pas sa main. Célestin, lui, était tout rouge, comme s’il avait cessé de respirer.

Tout le monde s’était perdu dans la concentration, pourtant j’étais là, à ne pas savoir quoi faire. Je reportai mon attention vers ma main et essayai de retrouver une contenance.

Pour m’y aider, je fermais les yeux, et visualisais le flux d’énergie se regrouper dans mon bras, pour remonter jusqu’à ma main. Mais, quand j’ouvris de nouveau les yeux, rien ne semblait avoir évolué.

— Ce n’est pas facile de disparaître, nous fit Madame Brindillovan, un léger sourire aux lèvres. Ne vous inquiétez pas, nous avons encore le temps. N’hésitez pas à vous exercer de temps en temps. Chaque tentative vous rapproche du but.

Une fois qu’elle eut terminé ses explications, elle nous libéra. J’eus l’impression de voir l’ongle de mon pouce devenir translucide, mais je n’en étais pas sûr.

Célestin vint me voir en poussant un soupir.

— Il m’a épuisé, ce cours, me lança-t-il, les paupières à demi closes.

— Tu dois apprendre quoi d’autre ? lui demandais-je, curieux de connaître les dons des Cupidons.

— La téléportation, la télépathie et l’influence.

— Ça consiste en quoi, exactement ?

— Je dois pouvoir lire les sentiments amoureux des humains, comprendre où est le blocage et le supprimer à sa source. Ensuite, je dois créer un fil invisible entre les deux humains choisis par le Grand Conseil, pour qu’il puisse tomber amoureux.

Je fronçais les sourcils.

— Attends, c’est le Grand Conseil qui décide de ça ?

— Ouais. T’as pas encore compris qu’ils contrôlent tout ? me lança-t-il d’une voix blasée.

— Je pensais que les humains étaient au moins libres de leurs choix.

— Non, plus depuis 2086.

— 2086 ? Comment ça se fait ?

Célestin haussa les épaules.

— J’y connais rien en politique humaine. Je sais juste qu’avant, notre rôle était plus celui d’un guide que celui d’un maître.

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