Chapitre 6 (2/4)
Quand j’entrai dans le hall du campus, je croisai Mirabella accompagnée de ses parents. Lorsque son regard se posa sur moi, je perçus une lueur de panique dans ses yeux.
— Bonjour, lançai-je en les rejoignant.
Sa mère se redressa et posa une main protectrice sur l’épaule de sa fille. Ses cheveux étaient tirés en un chignon strict. Son père, qui se trouvait à quelques millimètres, était du même acabit. Mon amie me lança un sourire timide. Elle semblait se ratatiner à leurs côtés.
— Bonjour, me lança sa mère, d’une voix grave.
— Je vous présente Mattheus, un ami.
— Ami ? répéta sa mère. Elle lui lança un regard rempli de sous-entendus.
Leurs yeux me scrutèrent. Comme si j’étais un animal étrange. Je déglutis. Je me sentais pris au piège.
— Oui, répondit Mirabella.
Puis, sa mère se rapprocha de moi, m’entoura, m’observa de haut en bas. Je l’imaginais presque à soulever mes bras, pour vérifier si je n’avais pas de puces, ou un truc dans le même goût.
— Quel est le nom que t’a transmis ton Gardien, Mattheus ? me questionna-t-elle, la voix presque accusatrice.
— Occis.
Un frisson hérissa les poils de ses bras. Son visage pâlit. Elle se redressa et remit son pull en place. Comme si elle était soudainement mal à l’aise.
— Le fils de Maurelius ? Oh, Grand Conseil…
— Oui, répondis-je, déstabilisé.
— Enchanté, Mattheus, fils de Maurelius.
Le père de Mirabella s’avança d’un pas déterminé vers moi et me tendit sa main. Je finis par l’attraper après une brève hésitation.
— C’est un honneur de rencontrer le fils du grand Maurelius.
— Quel homme ! Quelle splendeur ! S’écria sa mère.
Un son confus s’échappa de ma gorge, sans que je puisse le contrôler. Je jetai un regard vers Mirabella, qui haussa les épaules, aussi perdue que moi. C’était la première fois que j’entendais autant d’éloges sur mon père.
— Alors, Mattheus, dis-moi. Qu’est-ce que ça fait de vivre avec une légende telle que lui ? questionna le père de Mirabella.
— Papa… grommela cette dernière, également mal à l’aise.
— Eh bien quoi ? N’ai-je pas le droit de m’intéresser à ton ami ?
Son père se tourna vers moi avec une énergie débordante, les yeux aussi ouverts qu’un déluré.
— Que dit-on déjà ? Les légendes voyagent toujours par trois. N’est-ce pas, Mattheus ?
— Quoi ?
Ses mots vibraient en moi, en un écho lointain. Seulement, j’étais dans un brouillard tel que je n’arrivais pas à saisir où j’avais déjà entendu cette phrase. Alors, je me contentai de fixer son père, avec l’impression de loucher.
— Eh bien, il a sauvé le Grand Conseil ! me lança-t-il, comme si c’était l’évidence même. En 2086, quand tout a changé, il a su apporter son soutien infaillible, remettant l’ordre que tout le monde attendait. Déjà avant ça, il avait tant fait pour le Grand Conseil.
Il balaya l’air avec sa main, comme pour chasser une mouche.
— Enfin, je ne veux pas t’embêter avec ces histoires ennuyantes. Tu sais qu’il attendait depuis longtemps de pouvoir former sa relève.
Son regard pétillait d’un amour paternel. J’eus un léger mouvement de recul. Ces révélations étaient surprenantes. Mon père, sauver le Grand Conseil ? Cette idée était absurde. Celui qui n’avait cessé de les critiquer, toute mon enfance ? Impossible. Vraiment ? J’étais perdu.
La bouche de Mirabella était ouverte, tandis que son regard se perdait dans le vide. Avait-elle aussi envie de se tirer une balle, ou ce n’était que moi ?
— Bon, on va malheureusement devoir vous laisser, annonça la mère de Mirabella, mettant fin à notre supplice. Le service reprend dans… — elle observa sa montre — vingt minutes.
Son visage pivota vers moi, un air fou sur les lèvres. Sourire n’était visiblement pas la qualité principale des Maîtres de La Mort…
— C’était un honneur de te rencontrer, Mattheus. Passe le bonjour à ton père. Dis-lui que… Les clefs sont dans le tiroir.
Je fronçais les sourcils.
— Hum… Oui, d’accord, je lui transmettrai le message.
Je hochais mécaniquement la tête.
Le père de Mirabella s’approcha une nouvelle fois de moi et m’attrapa la main avec force. Sa mère, quant à elle, m’attira contre elle et me serra dans ses bras. Je gardais les mains en l’air, paralysé. Je lançai un rapide coup d’œil à Mirabella, et remarquai sa grimace de dégoût.
Puis, sans même saluer leur fille, ils s’évaporèrent dans un nuage de fumée sombre.
— C’était quoi, ça ? lançai-je à Mirabella, encore sous le choc.
— J’en ai aucune foutue idée…
Son regard se perdit à l’endroit d’où avaient disparu ses parents. Pour chasser ses pensées, elle secoua la tête. Je me tournai vers elle.
— Ils sont toujours comme ça ?
— Non… Je les ai jamais vus aussi… Enthousiastes.
Nous étions côte à côte, le regard rivé au même endroit.
— Trop bizarre… lâcha Mirabella d’une voix cassée.
Ses yeux descendirent le long de mon bras, et elle me demanda ce que je tenais dans les mains. Je lui racontais rapidement ma matinée avec Célestin. Ensuite, elle voulut connaître l’adresse du magasin. En un clin d’œil, je la lui transférais sur son Platphone.
— Tu vas prendre quoi ?
Elle haussait les épaules, le regard perdu dans le vide. Ses yeux fixaient un point imaginaire, comme coincé dans un autre monde.
— Tu veux que je t’accompagne ?
— C’est gentil, mais non. J’ai besoin d’être seule avant la soirée.
— Je comprends.
Mon regard se lia au sien. Au fond d’elle, je sentais qu’elle était bouleversée. J’avais voulu lui demander ce qu’elle avait pensé de notre cours de la veille, mais ce n’était pas le bon moment.
Un soupir s’échappa d’entre ses lèvres. Mon instinct m'incitait à la rassurer. Seulement, j'ignorais comment faire. Mon père ne m’avait jamais appris. Quel comportement adopter, dans ce genre de situation ?
D’un geste timide, je posai une main sur son épaule. Ses yeux glissèrent le long de mon bras, puis elle posa son regard océan dans le mien.
— Quand ils sont là, me confia-t-elle, j’ai l’impression qu’ils me privent de mon identité. J’ai l’impression que je dois être parfaite, un vrai modèle pour le Grand Conseil. J… J’étouffe, je te jure, j’ai cette sensation que mes poumons sont privés d’air. C’est comme… Je sais pas… Comme si je ne devais pas être moi.
— Ça a toujours été comme ça ?
— Plus ou moins.
Elle poussa un nouveau soupir. Puis, elle observa son Platphone.
— Je devrais y aller.
Je hochais la tête.
— Si tu as besoin de parler, je suis là.
— Je sais.
Elle marqua une petite pause avant de reprendre :
— Désolée, je dois te paraître froide.
— Pas plus que d’habitude.
— Non mais je veux dire… J’ai pas les idées claires.
Avec délicatesse, je serrais ma main sur son épaule, avant de relâcher mon bras.
— Je comprends.
Elle se mordilla la lèvre, hésitante.
— Non, tu comprends pas… Pendant des années, ils m’ont fait sentir que j’étais une moins que rien, une erreur. J’ai toujours eu l’impression qu’ils étaient déçus de moi. Que j’étais rien d’autre qu’une merde. Comme si je les décevais tellement que je méritais pas d’avoir ma vie… Et les voir avec toi, là…
Sa voix se brisa. Elle ferma les yeux, puis se pinça le nez pour contenir un flot de larmes. Je ne savais toujours pas comment agir pour la réconforter, alors je restai là, à côté d’elle, les bras lâches.
— Je les déteste, conclut-elle, la voix presque sanglotante.
Cette fois, mon instinct prit le dessus. Je m’avançai vers elle et la pris dans mes bras. D’abord, elle se tendit, le corps rigide. Elle craignait de se laisser aller, comme à son habitude. Puis, je sentis ses muscles se détendre et elle me rendit mon étreinte. Sa tête se posa lourdement sur mon épaule.
C’était étrange, de tenir quelqu'un dans ses bras de cette manière. Il y avait quelque chose de réconfortant, de chaleureux. Un partage, deux âmes qui s’emmêlent.
— Si seulement je pouvais comprendre… murmura-t-elle.
Elle se racla la gorge et se défit lentement de mon étreinte. Ses yeux se posèrent sur les miens.
— Merci, Matt.
— C’est normal. Tu es mon amie.
Un sourire se dessina sur ses lèvres, plus grand, cette fois-ci. Après avoir pris une grande inspiration et m’avoir salué, elle partit en direction du centre.
Je la regardai s’éloigner, sa démarche fluide, presque dansante, comme si chaque pas était une chorégraphie qui lui était propre. Son parfum flottait derrière elle et enveloppait tout sur son passage, capturant l’air dans une empreinte envoûtante. À la regarder ainsi, personne n’aurait deviné qu’elle était destinée à servir La Mort.
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