Chapitre 6 (3/4)
Mon esprit était encore tourmenté à cause de ces nouvelles émotions qui s’ancraient en moi. J’eus l’impression qu’elles s’exprimaient plus naturellement. Dès que je fermais les yeux, je replongeais dans l’âme d’Heidi. Mon corps se souvenait de toutes les sensations qu’il avait connues. Chaque baiser, chaque caresse était inscrite sur ma peau. Le visage de Karl me hantait encore.
Si je tendais l'oreille, j’étais quasiment certain d’entendre les fioles m’appeler. Elles étaient devenues une drogue, dont je souhaitais me délecter à nouveau. Cette sensation fit remonter un souvenir en moi, avec mon père. C’était un soir d’automne. Je visionnais un documentaire sur la Troisième Guerre mondiale. Il avait toqué à ma porte d'un bruit sec et m’avait demandé de sa voix grave s'il pouvait entrer. Son visage était fermé. Il était venu s'installer à mes côtés, avant de m’annoncer :
— J’ai entendu dire que tout parent digne de ce nom doit passer par cette étape avec son enfant, alors…
— Mais Papa, t’es pas un père no…
— On va parler de sexe, d'alcool et de drogue.
— Rmal…
Ma bouche s’était ouverte sous le choc.
— Qu… Quoi ? Mais, Papa, j’ai que treize ans…
— Oui, eh bien, tu es assez grand maintenant. Ça va être rapide, ne t’en fais pas. À vrai dire, tu as le droit de faire ce que tu veux concernant tous ces sujets. Tu es libre.
J’avais cligné des yeux.
— L’alcool et la drogue n’ont aucun effet sur nous. C’est comme si tu avalais de l’air. Ton corps ne l’absorbe pas, n’en tient pas compte. Tu ne pourras jamais être bourré, ou bien faire une overdose.
— Oh.
— Nous ressemblons à des humains, mais notre corps est tout sauf humain. Notre système ne fonctionne pas de la même manière et ne vieillit pas. Concernant le sexe… Pendant mes études, j’ai moi-même profité des plaisirs de la chair et je…
Sans accorder la moindre importance à ses mots, j’avais plaqué mes mains sur mes oreilles. Je ne voulais pas entendre les confidences gênantes de mon père. Ce dernier enleva une de mes mains et poursuivit :
— Je ne t’interdis rien à ce sujet. Tu n’as pas besoin de te protéger : nous ne tombons pas malades, et par conséquent, nous ne pouvons pas transmettre de maladies. Quant à la fécondation, tu n’as pas ce pouvoir. Le Grand Conseil choisit ses élus. Si tu veux mon avis, je te conseille d’éviter de batifoler avec les humains.
Après cette discussion, j’avais passé plusieurs jours à me demander si les humains tenaient ce genre de conversation.
Une espèce de nostalgie m’envahit. Je me rendais compte que j’en savais si peu sur mon père. Son comportement distant et mystérieux avait créé un fossé entre nous. Maintenant que mes émotions grandissaient en moi, j’eus cette curiosité d’en savoir davantage sur lui.
Est-ce que je parviendrai un jour à avoir des réponses à son sujet ?
Un toc rapide me tira brusquement de mes pensées.
— Salut Cyl, lançai-je en ouvrant la porte.
— Comment t’as su ?
— Y’a pas dix mille personnes qui se pressent devant ma porte chaque jour. Et puis, ta manière de toquer, c’est comme si tu étais pressé.
Il fit une grimace amusée.
— Tiens, dis-je en lui tendant son sac qu’il saisit d’un coup, comme un gamin pressé d’ouvrir son cadeau.
Un sourire se dessina sur mes lèvres, amusé par son empressement. Je l'imitai et sortis un costume noir, orné de plumes d’un bleu profond. Au fond du sac se trouvait un masque noir, lui aussi décoré de plumes.
— Tu pensais que j'allais oublier ton masque ?
Je lui lançai un regard béat. Le costume représentait un corbeau : les anciens messagers des Maîtres de La Mort. À l’époque, quand toutes les technologies d’aujourd’hui n’existaient pas, ils travaillaient avec nous. Ils nous guidaient vers les âmes à récupérer. Désormais, ils n’étaient utilisés que par les nostalgiques, ou par le Grand Conseil, qui les avait formés pour espionner les Altruistes.
— Oh, c’est génial ! s’écria Célestin qui découvrait son costume, un grand sourire aux lèvres.
Une fois vêtues, nous nous observions et hochions la tête d’approbation. Puis, nous descendîmes rejoindre la fête.
La salle qui accueillait cette soirée se trouvait proche de l’accueil, dans les couloirs humains. L’euphorie des élèves nous guidait. Les portes s’ouvraient sur l'éclat des projecteurs qui inondait l’espace. Au sol, nous distinguions les traces des canapés, déplacés pour l’occasion. Des ballons multicolores flottaient au plafond. Des guirlandes scintillantes ornaient les poteaux. Au milieu trônait une scène, sur laquelle plusieurs musiciens accordaient leur instrument.
Sur notre droite, derrière le bar, Brendelia servait les invités. Elle était vêtue d’une somptueuse robe rose, ses cheveux tirés en une queue de cheval parfaite. Ses yeux brillaient sous un maquillage pailleté.
Un panneau indiquait : Buvette gratuite.
— On commence par un verre ? proposa Célestin.
Je hochais la tête. Adossé au comptoir, Melvin discutait activement avec une inconnue apprêtée d’un costume de fée. Ses yeux verts étaient soulignés par un trait d’eye-liner.
— Salut, lançai-je en m’approchant d’eux.
— Euh, ouais, salut, répondit-il, sur un ton las.
Le regard de Melvin glissa brièvement sur moi avant de se tourner de nouveau vers la fée. Sans réfléchir, je me glissai entre eux. La fille, visiblement contrariée, poussa un grognement avant de s’enfoncer dans la foule. Melvin pencha la tête de côté, et la suivit du regard avec une moue déçue. Puis, il m’observa avec un air méprisant. Ses yeux détaillèrent ma tenue. Au bout de quelques secondes, ses traits se détendirent.
— Super ton costume ! Je t’avais pas reconnu, mon pote.
Il leva le poignet et tapa mon poing, un sourire en coin sur le visage.
— T’es censé être quoi, toi ? lui demandais-je en le détaillant.
Melvin portait un chapeau melon… Et c’était tout.
— L’homme invisible.
— Ah… J’aurais jamais deviné…
Il me tendit une bière avec enthousiasme. Célestin attendait son martini. L’alcool était autorisé durant la soirée. Ce n'était pas étonnant, puisque nous étions dans une école de riches.
Au loin, une silhouette familière se frayait un chemin parmi la foule. Mirabella et son costume de cuir noir attiraient tous les regards. Des oreilles de chat sur la tête, un fouet en main, elle s’approchait de nous, un sourire carnassier aux lèvres.
— T’es déguisée en capote ? plaisantais-je.
— C’est pas une capote ! Je suis Catwoman.
— Cat quoi ?
— C’est une héroïne.
— Oh.
— Je suis un chat sexy. Miaou.
Elle secoua son fouet dans un geste théâtral. Le costume mettait en valeur sa silhouette : taille fine, hanches généreuses, un décolleté plongeant qui ne laissait personne indifférent. C'était, en effet, assez sexy.
— Et le fouet, c’est pour quoi ? demanda Célestin, intrigué.
— Pour attirer ma future proie.
— Plutôt pour la punir, ricana-t-il, son verre de martini en main. Si tu voulais vraiment l’attraper, un lasso aurait été plus approprié !
— Il y avait bien un déguisement avec un lasso, mais il était moche.
Melvin fixa Mirabella et leva les yeux au ciel.
— Bella a décidé d’être vulgaire, ce soir, commenta-t-il avec un sourire moqueur.
— Qui t’a demandé ton avis ? Et je t’ai déjà dit de pas m’appeler Bella !
— Hum. Amuse-toi bien à chasser des humains, hypocrite, répondit-il, un sourire en coin, avant de nous laisser, bousculant légèrement Mirabella au passage.
— Je vais finir par le tuer avant la fin de l’année, ce type, grogna-t-elle dans un soupir de frustration.
— Vos costumes sont au top ! S’écria Vilenia qui s’approchait de nous avec un grand sourire.
Elle portait un chapeau de paille et une salopette, une tenue simple, mais pleine de charme. Célestin et elle se firent une rapide accolade.
— Et toi, tu es censé être... ?
— Une paysanne !
Célestin étouffa un rire amusé.
— C’est réussi.
Vilenia lui donna un coup sur l’épaule. La musique commença à vibrer entre les murs. Les convives se précipitèrent sur la piste de danse et se déhanchèrent au rythme des premières notes.
— Vous avez vu Melvin ? Je devais lui parler de… d’un truc, fit-elle en scrutant la foule.
— Essaie le vide-ordure, je suis sûre qu’il se trouve pas loin, noyé dans les déchets, répliqua Mirabella, qui accentuait ses mots en se bouchant le nez.
Vilenia haussait les sourcils, surprise.
— Elle rigole, expliqua Célestin qui jouait les médiateurs. Il est parti vers l’accueil, mais on sait pas où il est allé après.
— Merci. Je vais aller le chercher. Je reviens tout de suite.
— On danse ? proposa Célestin, se mouvant avec élégce.
— Avec plaisir, répondit Mirabella qui attrapa sa main avec enthousiasme.
— Matt ?
— Sans façon.
— Allez, viens, t’as pas le choix.
Sans attendre une quelconque réponse, Célestin m’entraîna avec eux. Mes deux amis se déhanchaient avec grâce, parfaitement à l’aise et en rythme avec la musique. C’était inné. Moi, je me sentais comme un poisson hors de l’eau. J’essayai tout de même de me fondre dans la masse et commençai à danser timidement.
Ce n'était clairement pas mon truc. Je fis quelques pas maladroits, trébuchai sur un lacet, et manquai de me retrouver à terre.
— Eh, doucement ! fit une voix.
— Encore un qui est bourré ! s’écria un autre.
L’ambiance détendue me mettait pourtant mal à l’aise. Autour de moi, tout le monde s’amusait, riait. Mirabella avait même trouvé un partenaire de danse, un homme brun et barbu. Célestin dansait au milieu d’un groupe et enchaînait les chorégraphies en riant. Il captivait son public, l’hypnotisait. Tous les yeux étaient braqués sur lui, pétillants d’amour.
C’en était trop pour moi. Je cherchai une banquette libre et m’y installai pour trouver un peu de répit. Je bus ma bière d’un trait et sortis mon badge. Je l’observai sous toutes ses coutures pour me trouver une occupation.
— Toi non plus, c’est pas ton truc, la danse ? fit une voix féminine en s'affalant à côté de moi sur le canapé.
— Non.
Quand je relevai les yeux, je vis une jeune femme, dont les cheveux étaient d’un joli blond clair cendré qui tombaient en vagues sur ses épaules. Son visage était camouflé par un masque de renard. Sa bouche pulpeuse se dessina en un sourire timide. Ses yeux bleu azur se posèrent sur les miens, animés de curiosité.
— C’est vraiment pas mon truc, ce genre de soirée. Me mêler à la foule, danser… soupira-t-elle sur un air de confidence.
— Moi non plus, grognai-je en détournant les yeux.
Je n’avais aucune envie de discuter avec une humaine. Pour me donner une porte de sortie, je cherchai mes amis des yeux : en vain.
— J’ai pourtant essayé, essayé, mais ça me plaît jamais. Je suis toujours mal à l’aise en dansant devant autant de monde. J’ai toujours l’impression qu’on me fixe, qu’on se moque de moi.
— T’as qu’à danser les yeux fermés, comme ça tu verras pas les regards des autres.
La renarde laissa échapper un rire subtil.
— Pas mal comme conseil, ouais. Je devrais essayer, mais je suis pas sûre que ça règle mon problème principal : mon manque total de coordination.
— Si t’as besoin d’aide, c’est pas à moi qu’il faut demander.
Elle esquissa un sourire taquin.
— OK, je me le note : ne surtout pas demander au mec grognon comment apprendre à danser.
Je me tournai vers elle d’un geste vif et plongeai mon regard dans le sien, sur un air de défi.
Elle va me lâcher, oui ?
Annotations