Chapitre 10 (3/4)
* Alice *
— Tu veux un truc, toi ? lui demandai-je.
— Je sais pas.
— Tu vas quand même pas me laisser faire la goinfre toute seule ?
Mattheus ria.
— OK, je vais tenter la tarte au citron.
Après avoir passé commande, ce fut mon tour de poser des questions à Mattheus sur son père. Bizarrement, il semblait mal à l’aise.
— Mon père était strict. J’ai pas grand-chose à dire sur mon adolescence, me répondit-il.
— T’avais pas d’ami, là d’où tu viens ?
— Pas vraiment.
Je penchais la tête sur le côté.
— Je sortais jamais, rajouta-t-il face à mon expression dubitative.
— Jamais jamais ? Même pas pour aller en cours ?
— J’avais cours à domicile, donc… Non.
Le pauvre. Ce n’était pas évident d’être exclu du monde. Surtout dans le contexte actuel où nous sommes sans arrêt connectés les uns aux autres.
Son histoire me renvoyait à ma propre vie, à ma relation avec mon père. Ces derniers temps, je n’avais que très peu de nouvelles. Oui, ça n’avait rien à voir avec la relation qu’entretenait Mattheus avec son père. Mais, quelque part, je devais m’estimer heureuse que mon père se soucie un minimum de moi. Pourtant, j’avais décidé de le ghoster pour le faire réagir.
Je sais ce que vous allez me dire : c’est mal de faire peur aux gens que nous aimons, juste pour attirer leur attention. Mais, quand il s’agissait de vos parents, arriviez-vous vraiment à être objectif ?
— Vous avez gardé contact ? fis-je.
— On ne peut pas dire ça, non.
— Pourquoi ?
— Notre relation a toujours été… Particulière. Ton père te manque ?
Je fis la grimace. C’était ma faute, après tout. J’avais posé la question.
Ses yeux pénétrèrent les miens une nouvelle fois. C’était étrange, cette manière d’observer les autres. Je finis par me demander s’il était vraiment en train d’observer mon esprit.
— J’imagine que oui, dit-il à ma place.
— Oui, il me manque, confirmai-je. Je fais d’ailleurs la morte pour qu’il vienne me voir.
Merde, mais pourquoi je lui dis ça, moi ?
— Je comprends.
Nos desserts furent déposés devant nous sans que nous y prêtions attention. Mattheus n’ajouta rien et se contenta de manger le sien.
— Délicieuse, cette tarte ! S’écria-t-il.
Que c’était agréable de parler sans se sentir jugé ! De se montrer tel que nous sommes sous notre carapace et d’être accepté. C’était agréable de faire confiance à la bonne personne.
— Je te parie que tu n’arriveras pas à la finir entièrement, le provoquais-je.
— Tu veux vraiment jouer avec moi ? se moqua-t-il.
— Oh oui, répondis-je, taquine.
— OK, vendu. On parie quoi ?
— Si tu perds, tu te déguises en poule et tu viens égayer mon cours du mardi matin en amphi, entre dix heures et midi.
— Et si tu perds ?
— On en arrivera pas là.
Pour avoir déjà mangé ce dessert, je savais qu’il était difficilement terminable. Déjà, parce qu’il était énorme. Mais surtout, car le citron devenait écœurant. Alors, même si son palais gustatif était anesthésié, il finirait également par caler.
Au bout de quelques minutes, je le vis se frotter le ventre.
— Mais c’est quoi, ce gâteau ? grogna-t-il.
— T’as un costume ? lançai-je, fière de moi.
— J’ai l’air d’avoir une garde-robe comme ça ?
— Je sais pas c’que tu fais de tes soirées, le taquinais-je.
J’essayais de trouver le trouble dans son regard, mais il restait neutre. Mon défi ne paraissait pas l’affecter plus que ça. Peut-être que le ridicule ne le dérangeait pas. Quelle chance ! Moi, j’aurais tellement de mal à me donner en spectacle de cette façon. Même si je me fichais du regard d’autrui, que je ne me laissais pas faire, j’avais ce blocage, cette peur bleue du jugement. C’était stupide, je le savais. Quoi que l’on fasse, il y serait toujours jugé. Mais, j’avais peur de ne pas être à la hauteur. Ce qui était paradoxal, c’est que j’avais également peur de l’être.
Nous avions le chic pour nous entraver tout seuls, n’est-ce pas ?
— On peut aller en récupérer un ensemble, si tu veux.
Il me fit un léger sourire en essuyant la bouche avec sa serviette. Sans le contrôler, je bloquai quelques secondes sur sa bouche pulpeuse. A-t-elle le goût du citron ?
Alice, ma pauvre, tu dérailles.
Je secouai la tête pour me remettre les idées en place.
Qu’est-ce qui me prenait ?
Nous passions en caisse avant de sortir prendre l’air.
— Je connais une boutique pas loin, lui annonçai-je.
— Ouais, moi aussi. C’est là qu’on a pris nos costumes pour la soirée, me confia-t-il.
— Oh, c’était pas une création de tes dix doigts ?
— Je suis pas aussi habile.
J’entrai l’adresse sur mon Platphone et nous dirigeai. Même si je connaissais bien la ville, je n’avais pas du tout le sens de l’orientation. Le GPS nous fit emprunter la ruelle de mon agression. Je m’arrêtai net. Mattheus comprit immédiatement. Il passa son bras sur mes épaules et m’entraîna en arrière. Sa chaleur m’enveloppa, me rassura. Sa présence me fit du bien.
— Ça va ? demanda-t-il, inquiet.
— Ouais. Désolée, je devrais pas me sentir aussi mal…
— T’as pas à t’excuser, Alice. Ce qu’il s’est passé ici aurait jamais dû arriver. C’est tout à fait… Humain de se sentir mal.
— Ouais. J’aurais dû me douter que cette année allait mal commencer, pestai-je.
C’est vrai quoi, tous les signes étaient là : un problème d’odeur dans ma chambre, ça m’avait pris un temps fou pour régler l’affaire avec l’administration ; ensuite, un connard avait ruiné mes livres hors de prix, j’ai dû me damner pour les payer ! J’avais laissé un mot à Brendelia, qui connaissait tout le monde. Elle m’a confirmé qu’elle l’avait bien donné à mon saboteur, mais je n’ai jamais eu de ses nouvelles ; et pour couronner le tout, un pigeon m’avait chié sur l’épaule avant que je débute les cours. Je veux dire, la planète s’était acharnée sur moi, non ?
Oui, j’exagérais. En réalité, il pouvait y avoir bien pire dans la vie. Comme cette fameuse soirée, finalement. Quelle bande de couilles molles !
Je soupirai. Mattheus m’observait, dans l’attente. Alors, je lui confiai ma fameuse rentrée. Il fit une grimace. Je lui fis une moue moqueuse.
— Quoi ? C’était toi le fameux pigeon ?
— Non, par contre, c'était moi le connard…
Annotations