Chapitre 13 (3/4)
— C’est quoi cet accoutrement, fils ?
Sa voix résonnait dans le hall, froide et inébranlable.
— Je… C’est…
— Que fais-tu chez les humains, d’ailleurs ?
— Je…
Mon père appartenait au Grand Conseil. Son regard perçait à travers moi. Il attendait une réponse qui refusait de se former.
Comment expliquer ce déguisement ridicule ?
Lui dire la vérité aurait été trop risqué. Même s'il était mon père, cette appartenance au Conseil le rendait imprévisible.
Je devais éviter le sujet, surtout ici, parmi les humains.
— Que fais-tu ici ? Contournai-je, pour détourner l’attention.
— Je travaille, répondit-il, impassible.
Cette froideur habituelle me faisait prendre conscience que Monsieur Dutronc ne parlait probablement pas de lui. Un homme aussi froid, aussi insensible, ne devait pas avoir d’amis.
— Je dois retourner en cours, lâchai-je, voulant fuir le plus rapidement possible.
— On se voit ce soir. Nous devons discuter.
Discuter… Que voulait dire ce mot dans la bouche de mon père ? Un frisson me traversa. C’était effrayant. De quoi voulait-il parler ? De mon incompétence ?
N’ayant rien à ajouter, je hochai simplement la tête. Son regard dur glissait sur moi. Dès que je le pus, je pris la fuite à toute vitesse. Le vent dans les cheveux, je retrouvai le confort de mon aile gauche comme un refuge.
Qui aurait cru que retrouver mes vêtements me ferait autant de bien ?
Une fois le costume de poulet rangé dans mon sac de sport, je m'affalais contre le mur, vidé.
Qu’est-ce que tu me fais pas faire, Alice…
Je jetai un coup d’œil à mon Platphone, surpris de voir que je n’étais pas parti si longtemps. Pourtant, une éternité semblait s’être écoulée. Il était presque temps de reprendre le cours.
Devant la salle, je trouvai Mirabella et Célestin en pleine conversation. Leur regard croisa le mien. Les plis de leurs fronts apparurent. Célestin me fit signe de me dépêcher de les rejoindre.
— D’après les rumeurs, un poulet s’est cassé la gueule en amphi… Ça va ? me demanda-t-il, une fois que je les rejoignis.
— Oh, ça…
Cette histoire m’avait complètement échappé. En réalité, c’était bien la dernière de mes préoccupations à cet instant.
Mon père est là… Sur le campus… Oh Grand Conseil !
Ses yeux vairons me fixaient, emplis d’une question silencieuse. Il attendait autre chose que mon « Oh ». Et, dans son regard, je pouvais sentir toute la tristesse qu'il portait.
Je ne me rappelais plus du moment où j’avais commencé à savoir lire les émotions des autres. Tout du moins, celles de Célestin, qui était très expressif.
— Raconte, insista Célestin.
Je m’exécutai et lui confiai ce que j’avais ressenti dans l’amphithéâtre : l’âme en détresse, puis ce qui s’était passé ensuite.
— T’avais jamais senti une âme prête à partir ?
— Si, avec mon père… mais c’était avant d’arriver ici. Et les âmes qu’on étudiait, elles devaient pas partir tout de suite… C’était tellement… intense.
— Peut-être parce que tu vas bientôt prendre tes fonctions ? L’âme l’a sûrement ressenti ?
— Possible.
— Ou ça peut aussi être à cause de… enfin, tu sais…
Mirabella, qui n’était pas au courant de la situation, observait notre échange avec une concentration intense. C’était une des seules personnes dont je n’arrivais pas à lire les émotions. Elle les cachait avec une telle maîtrise.
Quand nous fûmes enfin installés en classe, le professeur me lança un regard furtif. Un clin d’œil peut-être, ou juste une illusion à cause de son visage constamment déformé.
Mais… savait-il que mon père était en ville ? Le connaissait-il, vraiment ?
Le cours continua. Mon esprit était complètement dispersé. Impossible pour moi de me concentrer. Je sentais ma neutralité se fissurer. Comme si une part de moi, avant dans l’ombre, était maintenant en train de sortir dans la lumière.
La journée s’étira ainsi, perturbée par la pensée de mon père. J’étais tracassé par la « discussion » qu'il souhaitait. Le cours de Monsieur Tantum passa sans que j’écoutasse un seul mot.
La cloche annonça la fin des cours et l'angoisse monta en moi. Je savais que l’heure de la confrontation approchait. Je ne me sentais absolument pas prêt.
— Tu voulais me parler ?
Une main se posa sur mon bras. Je levai les yeux et remarquai les fleurs de la manucure de Mirabella. Sa voix m’avait paru lointaine, tant j’étais perdu dans mes pensées.
— Oui, viens.
Sans attendre, je l’attrapai par le poignet et la guidai à travers les couloirs. Avec la R.D.Â. dans les parages ainsi que le Grand Conseil, je ne savais pas trop où me diriger pour discuter dans la solitude. Sans idée précise, je me dirigeai vers le hall. Puis vers l’extérieur de l’université. Un petit chemin de terre à droite attira mon regard.
Je l’empruntai. Nous nous enfonçâmes dans la forêt brumeuse. Avant de me lancer, je jetai des regards anxieux autour de nous, sur le qui-vive. Puis, dans un murmure, je lui racontai mes déboires. Entre nous, il n’y avait plus que la vérité la plus crue, la plus dure.
Après la mort de Vilenia, je savais le poids que j’imposais à mes amis. Et même si j’étais un être solitaire, il y avait bien longtemps que cette envie m’avait quitté. Avec eux, je me sentais moi-même.
Mirabella fut un moment silencieuse. Le vent parlait à sa place, glacial et lourd. Ses yeux océan me fixaient, ses lèvres pincées. En la détaillant davantage, je constatais qu’elle ne respirait plus. Elle laissa finalement échapper un long soupir. Ses épaules s’affaissaient.
Ses émotions étaient toujours difficiles à décrypter. Parfois, elle semblait faite de marbre. Mais peut-être que c’était moi qui avais changé tout simplement. Depuis notre premier cours « l’après », je sentais que je n’étais plus le même homme.
Au bout de quelques minutes supplémentaires, elle finit enfin par ouvrir la bouche, et me demanda si j’avais une idée de ce qui avait déclenché cela.
— Pour te guérir, il faut qu’on remonte à la source du problème, me lança-t-elle, hésitante.
— Tu penses ? lui demandai-je, empli d’un espoir muet.
Son regard se perdait dans le vide, comme si elle était partie dans un autre monde, à la quête d’une réponse. Puis elle tourna une nouvelle fois ses yeux vers moi, sa tristesse visible, cette fois-ci.
— Pas toi… lâcha-t-elle d’une voix presque brisée.
Je fis un pas vers elle, sans savoir comment me comporter. Devais-je la prendre dans mes bras ? Ou bien lui laisser son espace ?
Finalement, c’est elle qui réduisit le fossé entre nous deux. Elle m’attrapa dans ses bras avec force. Nous n’avions jamais pu discuter de la mort de Vilenia. Ni avec elle, ni avec Célestin. Notre chagrin devait rester refoulé au plus profond de notre âme. Dans le cas contraire, nous aurions pu être accusés de trahison par le Grand Conseil et éliminés.
Ses cheveux sentaient la framboise. La chaleur de son corps m’apaisait.
Pourquoi des êtres comme nous, supposés être la perfection, étions aussi brisés ?
C’était la première fois que je la voyais craquer ainsi. Pourtant, son corps ne semblait faire aucun mouvement, aucun tressaut. Elle ne pleurait pas. Ce n’était pas nécessaire, je comprenais le message muet qu’elle voulait me transmettre : ne meurs pas.
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