Chapitre 14 (2/4)

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Quand mes pieds rencontrèrent une nouvelle fois le sol, je sentis mes jambes se dérober sous mon poids. L’air était chaud. Trop chaud. Le contraste entre ces deux lieux avait liquéfié mes membres. Mon père m’aida à me relever et me maintenait.

Devant nous se trouvait un parking complètement désert. Au fond, un restaurant, dont la devanture était propre et colorée, brillait par la lueur d’un néon rose et bleu, seule source de lumière.

Nous avancions… Enfin, mon père avançait en me soulevant par l’épaule, jusqu’aux portes vitrées. Une clochette retentit quand nous entrâmes. Il nous installa sur une banquette au fond de la pièce, à l’opposé du comptoir. Puis il me tendit l’une des cartes posées sur la table.

— Prends ce que tu veux.

— On a les moyens ? demandai-je, curieux.

— À ton avis, qui alimente ton compte en banque ?

Maintenant que j’y pensais, je n’avais jamais demandé comment nous avions tout cet argent. Je lui posais la question, mais fus interrompu par la serveuse qui s’approcha de nous.

— B’soir Messieurs, vous v’lez boire que’quchose ?

La serveuse parlait avec un fort accent. Sa peau caramel reflétait des nuances de bronze, rehaussée par des cheveux lisses et longs, noirs de jais.

Depuis l’unification des territoires, toute la société avait été soumise à une langue universelle. Il ressortait d'un de mes documentaires que cette mesure n'était pas du goût de tout le monde. En fonction des zones géographiques, les habitants n’avaient pas tous la même manière de parler. J’en déduisis que nous étions dans un des territoires du Sud.

— De l’eau, ça ira, répondit mon père sans lever les yeux vers elle.

— Zavez choisi c’que vous v’liez manger ?

— Non, fit mon père d’une voix lasse.

La serveuse fronça les sourcils avant de partir sur ses rollers. Je la suivis du regard. Je balayais la salle des yeux. À part nous et le personnel, ce lieu était vide.

— Nous sommes financés, lança mon père qui tournait les pages du menu.

— Hein ? lâchai-je, la voix cassée, ne comprenant pas ce qu’il me disait.

— Ta question, souffla-t-il.

Il releva des yeux exaspérés vers moi.

— Ah, oui... Par qui ?

— Pour le moment, ce sujet ne te concerne pas.

Je poussai un soupir exaspéré, puis m’affalai dans la banquette. Après tout, il n’avait jamais rien voulu me dévoiler, pourquoi est-ce que ça commencerait aujourd’hui ?

— Zavez choisi ?

Je sursautai. Je n’avais pas entendu la serveuse revenir vers nous. Mon père me lança un regard en biais, presque amusé par ma peur, puis commanda son plat. Sa manière de parler, froide et hostile, me rappelait toute mon enfance à ses côtés. Je ne devrais pas être surpris de l’entendre s’exprimer ainsi… Et pourtant, désormais, ça me faisait quelque chose. C’était étrange de ressentir ce décalage entre nous. J’avais changé, mais lui… Il était resté le même.

La serveuse se tourna vers moi et posa une main sur sa hanche. Comme je n’avais pas regardé la carte, je choisis le menu du jour. À vrai dire, je n’avais pas très faim.

Après avoir noté nos choix, elle repartit rapidement vers le comptoir. Je me tournais de nouveau vers mon père et l’observais comme une bête curieuse. Il avait sorti Le Livre et feuilletait les pages d’un air concentré.

Je m’avançais vers lui.

— Pourquoi tu étais à la fac, tout à l’heure ? Tu dois récupérer quelqu’un ? l’interrogeais-je.

Ses yeux bleus trouvèrent les miens, avec un léger mouvement de sourcil. Puis, il reporta son attention sur Le Livre. Il humidifia ses doigts pour tourner les pages.

— Yannick Bourbon. Il va se faire renverser par une voiture.

J’observais la page ouverte. Il n’y avait que très peu de noms. Le Livre, lui, était gros comme une brique.

— Comment ça se fait qu’on ait un si gros livre, pour si peu de noms ? m’écriai-je, à demi amusé.

— Il y a des fois où il est rempli. Ce sont les Livres de l’époque, nous n’avons jamais changé. Comme nos listes bougent sans cesse, tu verras que ça n’est pas de trop. Il se pourrait qu’un jour, tu aies plusieurs âmes à récupérer en même temps.

— Ça t’est déjà arrivé ?

— Oui.

L’attention de mon père se reporta sur Le Livre, ce qui mettait fin à cette discussion. Comme à son habitude, il n’approfondissait pas. Avoir une discussion — une vraie discussion — relevait d’une sacrée mission avec cet homme. À côté de lui, je passerais pour bavard.

Mon esprit se perdait dans les souvenirs de ma journée. J’essayais d’occuper les silences entre nous. Je repensais à ce que nous avait raconté Monsieur Dutronc, au sentiment que j’avais eu suite à son récit. Je racontais à mon père que mon professeur avait parlé de lui et lui demandais s’il le connaissait.

« Oh » fut la seule réponse de mon père à ce sujet. Son regard se perdit dans le vide. Sur son visage, un soupçon de sourire s’était formé sur ses lèvres.

Avaient-ils été amis ? Avaient-ils partagé la formation durant les mêmes années ?

La serveuse nous apporta nos plats, nous mangions dans un silence religieux. Je me perdais dans la contemplation du restaurant et observais les murs remplis de photographies en noir et blanc. Les portraits des personnes figés dans l’instant soulevèrent des questions en moi. Comment ces personnes vivaient-elles ? Comment était leur vie ?

Du coin de l’œil, mes yeux glissèrent sur mon père.

Et lui, quelle avait été sa vie, avant moi ? Avait-il connu l’amour ? Avait-il été pris des mêmes doutes que moi ?

Cet homme, si secret, si lointain. Je fus frappé d’une espèce de nostalgie, de fatalité : mon père cesserait d’exister quand j’aurais fini ma formation. Et si nous n’avions jamais le temps de nous connaître vraiment ?

Mon doigt chercha ma bague, réflexe que j’avais quand je sentais l’angoisse m’envahir. Mais elle n’était plus à sa place habituelle. J’attrapais alors mon collier et le grattais du bout du doigt. Ce deuxième cadeau de mon père… Je n’en avais jamais compris le sens.

Je rompais alors le silence pour poser ma question :

— Que signifie ce collier, Papa ?

Il releva la tête d’un mouvement lent. Son regard fouillait la salle. J’avais l’impression qu’il avait oublié ma présence, l’espace d’un instant. Puis il se replaça sur la banquette et avança sa fourchette vers mon collier.

— Tu vois l’œil, là ? — Mon père pointa l’iris du pendentif — il représente l’aspiration de l’âme. C’est à travers l’iris que tu vois la personne que tu aides. Et là – il pointa le motif à l’intérieur de l’iris – ce soleil caché derrière la Lune, c’est une éclipse. Une éclipse totale. C’est-à-dire que la Lune cache entièrement le Soleil. Quand la lumière s’éteint sur notre territoire, c’est qu’il est temps pour nous de partir. Il y en a peu sur notre secteur, c’est pour ça qu’on dure si longtemps. Ce collier est particulier. Nous pouvons stocker des souvenirs à l’intérieur, cela te permettra de pouvoir revivre des moments de ma vie. Tu pourras en apprendre plus sur notre métier. Je serai avec toi. J’avais moi-même ceux de mon prédécesseur.

— Et ton âme, où part-elle ?

— Dans mon propre paradis.

— Ton propre paradis ? répétai-je.

Mon père esquissa un mouvement de lèvres puis reprit sa mastication. C’était la première fois que j’eus une réponse aussi détaillée et aussi longue. Je ne pus m’empêcher de faire un sourire en coin.

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