Chapitre 14 (3/4)

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Le reste du repas se déroula dans le même ton : en silence. Si je n’engageais pas la conversation, il était rare que mon père le fasse. Lorsque nous partagions nos repas ensemble à la maison, c’était toujours ainsi. Lui, lisant des articles, des choses sur sa tablette, l’air préoccupé. Et moi, apprenant un peu plus de notre monde à travers mes documentaires. Je m’étais toujours demandé pourquoi mon père nous imposait de déjeuner ensemble, si c’était pour passer ce temps sans échanger la moindre parole.

Une fois mon assiette finie, je m’affalais contre la banquette une nouvelle fois. Depuis le début de notre repas, aucune âme qui vive n’avait franchi le seuil de l’entrée. Je jetais un coup d’œil vers les serveuses, avachies sur leur siège, l’air de s’ennuyer à mourir.

— Pourquoi on est les seuls clients ? demandai-je à mon père.

Il observa la salle.

— C’est un restaurant dans lequel il y a eu une tuerie, il y a quelques mois. Plus personne ne vient ici, hormis les touristes affamés d’histoire tordue. Je l’ai découvert quand je suis venu chercher les âmes. Leur non-viande est délicieuse.

Je haussai les sourcils, les yeux rivés sur lui alors qu’il finissait son plat en toute décontraction.

— Mais t’as aucun goût… murmurais-je en détournant la tête.

Je me demandais si je deviendrais comme lui lorsque je prendrai mes fonctions. Serais-je insensible à tout ?

En parlant de la mort, je repensais à ma chute dans l’amphithéâtre des humains et au mal-être que j’avais ressenti en étant si proche de ce Yannick.

— Dis, Papa… hésitai-je.

Il m’invita à poursuivre d’un signe de la main.

— J’étais dans un amphi tout à l’heure et… Ce Yannick, j’ai senti qu’il allait mourir jusqu’au plus profond de mon être. Son âme débordait, suintait. Sentir son âme qui m’appelait, me suppliait de l’absorber, c’était dur… Pourquoi est-ce que je…

— C’est pour ça que tu étais dans leur aile ? me coupa-t-il d’un ton brusque.

— Euh… Oui, c’était pour ça.

— En poule ?

— Pour pas qu’on me reconnaisse… Bref, pourquoi je me suis senti si mal ? Ça m’a pris à la gorge, je n’arrivais plus à respirer, comme si son âme me compressait, comme si j’allais moi-même…

— Mourir ? finit mon père.

— Oui.

— Les premières âmes sont les plus difficiles. Tu ressens la mort qui arrive, et même si c’est notre métier, notre organisme a besoin d’un temps d’adaptation. Et pour toi…

Mon père secoua la tête avant de reprendre :

— Avec de l’entraînement, ça deviendra naturel. Tu pourras également déterminer leur mort.

J’acquiescai. Puis, je repensais à cette liste qui était mienne. Je demandais à mon père s’il était au courant.

— Oui. Je te les ai transférés, afin que tu puisses t’entraîner et les récupérer au moment voulu. J’ai envie de voir si tu seras capable de…

Il arrêta subitement de parler, le regard figé sur moi et la mâchoire crispée.

— Capable de ? Tu penses que je suis pas capable de faire mon travail ? lançai-je, choqué par ses propos.

Sa bouche s’ouvrit, mais aucun son n’en sortit.

— Papa ?

— Bien sûr que je t’en crois capable, Mattheus. Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Tu voulais dire quoi, alors ?

Les doigts de mon père tapotaient la table, comme s’il était soudain… Anxieux ?

— Rien d’important.

Je ne quittais pas son regard, souhaitant décrypter son expression. Mais c’était peine perdue, face à ce roc. Nous restions là, à nous observer, dans un duel invisible.

Avec mes lacunes en cours de Développement magique, j’avais déjà des doutes, des peurs. Si mon père me montrait explicitement qu’il ne croyait pas en moi, que me restait-il ?

Cependant, alors qu’il ne daignait dire quoi que ce soit d’autre, je jaugeais s’il me cachait quelque chose. Son comportement était inhabituel. D’ordinaire, il ne laissait jamais ses phrases en suspens.

Il remua dans son assise et garda le silence. Je brisai la quiétude :

— Tu sais de quoi ils vont mourir ? Ces gens que tu m’as transférés ?

— C’est trop tôt pour le dire, même pour moi.

Mon père sortit une montre gousset et l’ouvrit.

— Bon, je vais devoir te déposer à l’université. Mon travail reprend dans douze minutes et trente-sept secondes.

— Précis.

Les noms en italique ne cessaient de bouger sur la page ouverte. Mon père me tendit la main droite et referma son Livre de la gauche. Je jetais un regard paniqué autour de moi.

— On n’a pas payé, lui fis-je remarquer.

— Et alors ? Qu’est-ce qu’on risque, à ton avis ? La prison ?

Mon père me fit une moue amusée. J’eus un mouvement de recul. Depuis quand mon père faisait-il des blagues ?

— Elles risquent de nous voir, non ?

— Elles ne sont pas là, profitons-en pour fuir.

Je finis par attraper la main qu’il me tendait, sans grande conviction. Nous nous téléportions une dernière fois et atterrissions devant les portes de mon université.

— Je t’aurais bien proposé de venir, mais tu ne sais pas encore être invisible aux yeux des humains, me dit mon père.

— Pas de soucis. En tout cas, ça m’intéresserait de t’accompagner un de ces jours.

— Très bien.

Je repensais à ce que m’avait dit Melvin, ou bien Mirabella, en début d’année concernant le binôme de mon père. C’était vrai que je ne l’avais jamais vu. Je lui posais la question.

— Mikayil ? Eh bien, une autre mission le retenait ailleurs.

— Il est jamais venu me voir ?

— Si, mais tu étais trop jeune pour t’en souvenir.

Des pas résonnèrent dans le calme de ce début de soirée. Avec la lueur basse du soleil, j’aperçus une silhouette se dégager dans l’allée. Quand je reconnus Alice, je me raidis aussitôt. Mince, mon père ne devait absolument pas la croiser !

— Bon, je te retiens pas plus longtemps, papa. Tu as du travail qui t’attend. À la prochaine !

Je le poussais légèrement pour lui faire comprendre qu’il était temps de partir. Il me lança un regard intrigué, avant de se replacer devant moi.

— Attends, fils. Je voulais te dire que… Je suis fier de toi. Je ne te le dis que très rarement, mais je le pense. Tu seras une merveilleuse relève, et je suis sûr que tu sauras affronter ce qui t’attend. Je sais que je n’ai pas été très présent pour toi, que ça a été difficile. Mais sache que les choses changeront bientôt, et que je…

— Oui, oui, le coupai-je, l’incitant une nouvelle fois à partir.

Ses sourcils se relevèrent, son visage se déforma.

— Je suis sérieux, fils. Je ne me moque pas de toi.

Je relevai les yeux vers lui et nos regards se rencontrèrent. Je savais qu’il me disait la vérité, et qu’il pensait réellement ce qu’il me disait. Même si je n’avais écouté que d’une oreille, dans l’urgence de son départ, j’étais touché par ses paroles. En jetant un coup d’œil derrière moi, je constatai qu’Alice était dangereusement proche.

— Merci, papa. Ça veut dire beaucoup pour moi.

Je lui fis un léger sourire. Son buste se souleva, comme s’il venait de prendre une grande respiration.

— Par contre, te téléporte pas ici, lui fis-je, inquiet. On risque de te voir.

— Non. Là, je suis invisible aux yeux des humains. C’est comme si tu parlais tout seul.

Mon père me fit un clin d’œil avant de disparaître dans un nuage de fumée. Je balayais sa vapeur d’un geste de la main. Pris dans mes doutes, je n’avais pas remarqué qu’il était translucide.

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