Chapitre 16 (1/7)
— Bonne année !
Le cotillon qu’Alice tenait entre ses lèvres éclata dans un pop sec, aussi vif qu’un coup de fouet étouffé. Ses bras étaient levés. Sa bouche s’étira dans un sourire joyeux. Pour ma part, je répondis par une grimace. Il était bien trop tôt pour que je sois jovial.
Plusieurs minutes auparavant, elle m’avait demandé de la rejoindre dans le hall. Elle souhaitait me voir avant sa reprise.
Nous avions repris avant eux, puisqu’on nous avait accordé qu’une seule semaine de coupure. Avant de revenir, Célestin et moi avions parlé de Vilenia et des regrets que nous avions. Finalement, ces vacances n’avaient pas été vaines et nous avaient permis de faire notre deuil correctement.
Alice continuait de s’agiter. Elle attendait une réaction de ma part. Tout ce dont j’étais capable était de bouger mes sourcils. De ma voix rauque du matin, je lui souhaitais également une bonne année.
— Ah, j’aurais pas bien commencé l’année si j’avais pas retrouvé mon grognon ! s'écria-t-elle.
— T’es bien enjouée pour un lundi matin, répliquai-je en haussant les épaules.
— Fallait bien marquer le coup avant le début des cours ! Et puis, j’avais envie de te donner ton cadeau.
— C’est gentil, mais je n’ai rien pour toi...
— Je n'attendais rien en retour. Pour tout avouer, ça m’a rien coûté. J’ai retrouvé ça dans mon grenier. Ne me demande pas pourquoi, mais j’ai senti qu’il fallait que je te l’offre… Enfin, tiens.
Elle sortit un petit paquet rouge de sa poche et me le tendit. La boîte était toute petite, à peine plus grande que ma main. Sans trop réfléchir, je tirai sur le nœud et ouvris le paquet. À l’intérieur se trouvait une pierre noire et uniforme, légèrement translucide, avec des reflets qui donnaient une légère brillance sous la lumière. Quand je la pris dans ma main, je sentis sa texture lisse et froide, presque rugueuse. Elle était plutôt lourde.
— Un caillou ? lançai-je, un peu sceptique. Bah… merci, fallait pas.
Alice fit une moue amusée.
— C’est une tourmaline noire, expliqua-t-elle. Elle est souvent utilisée en lithothérapie. On dit qu’elle protège contre les énergies négatives. Elle purifierait l’environnement en absorbant les mauvaises vibrations et les mauvaises ondes. Certains pensent aussi qu’elle peut apporter un sentiment de sécurité et de stabilité. En gros, elle peut te protéger.
— Ça marche vraiment ?
Alice haussait les épaules.
— Essaie et tu me diras.
Une pierre pour repousser les ondes négatives ? Est-ce que ça marchait vraiment ?
J’observais le caillou noir dans le creux de ma main, touché par le geste d’Alice. Puis, je relevai un regard reconnaissant vers elle.
— Merci, Alice. Et désolé de n'avoir rien à t’offrir… Il faudra te contenter d’un sourire et d’une tape amicale sur l’épaule. Tu les veux maintenant ?
— J’exige un vrai sourire, pas cette grimace que tu me sers d’habitude. Pour la tape sur l’épaule, je la prends tout de suite ; le sourire, je le commanderai plus tard.
Elle s’avança vers moi et me tendit son épaule. Je la lui tapotai doucement. Et, sans le vouloir, je souris. Ou plutôt, je fis une grimace.
— Pourquoi t’étais dans ton grenier, d’ailleurs ? l’interrogeais-je alors qu’on commençait à avancer vers la cour.
— Mon père va vendre la maison. Après Noël avec la famille de Sophie, on est rentrés faire un peu de tri. Comme je n’ai pas la place ici, j’ai dû me débarrasser de beaucoup de choses.
— Ça va, t’es pas trop triste ?
— Oui et non. On va dire que je suis contente qu’il passe à autre chose. Tu sais, la disparition de ma mère lui a pesé pendant très longtemps. Alors, je me dis qu’il va enfin vivre sa vie, et il le mérite. Mais c’est une page qui se tourne, et c’était pas évident de vider toutes mes affaires.
— T’as quand même gardé des trucs ?
— Oui, ce bracelet par exemple.
Elle tendit son poignet vers moi. Je l’attrapais avec douceur. À mon contact, elle eut un léger frisson. Son bracelet était en or rose, avec un cœur en diamant au milieu. Je lui lançais un regard intrigué.
— C’était un cadeau de mon père pour ma mère. Je me suis dit que, comme ça, elle serait avec moi. Comme on a été donné ses vêtements et vidé toutes les babioles inutiles… Ça m’a donné l’impression de lui dire adieu une seconde fois.
Je lâchai son bras, qu’elle laissa mollement retomber. Dans la cour, les élèves se pressaient pour entrer dans le bâtiment.
— Je comprends. Si jamais tu as besoin de parler, n’hésite pas.
Alice pinça ses lèvres et me donna un léger coup de poing dans l’épaule.
— OK, on inversera peut-être les rôles du déprimé.
— Je suis une personne très heureuse, répliquai-je, faussement outré.
— Ouais, je vois ça, répondit-elle en rigolant.
Mon sourire s’étendait sur mes lèvres, amusé par sa remarque. Comme je ne me voyais pas de l’extérieur, je me demandais si c’était cette image que je renvoyais vraiment.
La cloche retentit. Mon regard se porta vers la source du bruit avant de se reporter sur Alice. Quand mes yeux rencontrèrent les siens, je remarquai pour la première fois à quel point elle était belle. C’était étrange, je ne m’étais jamais fait cette réflexion avant ce jour. En elle se dégageait une force, une énergie, qui la rendait encore plus attirante. C’était une femme intelligente, pleine de ressource. Je suivais la ligne de ses sourcils, son nez, puis sa bouche. Prenant conscience que je la fixais sans un mot depuis quelques secondes, je secouai la tête et me redressai.
Quand j’étais à ses côtés, je perdais la notion du temps, des choses autour de moi. Plus rien ne semblait exister en dehors de nous. J’ignorais pourquoi je n’avais pas remarqué cela avant aujourd’hui.
Comme il était l’heure que je rejoigne mes cours, je la remerciais une nouvelle fois pour la pierre, que j’avais glissée dans ma poche. Je lui souhaitai une bonne journée de cours, puis me dirigeai vers mon aile.
— Attends !
La voix d’Alice me parvenait, en écho au vide qui régnait désormais dans la cour.
— On fait une soirée ce soir, ça te tente ? me demanda-t-elle, s’éloignant vers son côté.
— Pourquoi pas. Je peux proposer à Mirabella et à Célestin ?
— Avec plaisir.
Après m’avoir adressé un sourire chaleureux, elle avança vers son entrée. Son regard traînait sur le mien, comme si un fil imaginaire nous reliait. Aucun de nous n’osait tourner la tête, de peur que ce lien se coupe. Quand nous le fîmes, rien ne se brisa.
Sans plus tarder, je rejoignis ma salle de classe. Comme nous avions « l’après », j’envoyais un message dans notre groupe à Célestin, Mirabella et moi, pour leur proposer la sortie.
En entrant dans la salle, je constatai que j’étais le dernier arrivé. Je m’empressai de m’installer. Mirabella me lança un regard, avant de lever les yeux au ciel en me montrant mon message.
— Quoi, ça te tente pas, une soirée avec les humains ? lançai-je, feignant la surprise.
— Bien sûr que si, j’adore les humains, répondit-elle, la voix aiguë.
Je lui fis un demi-sourire.
— Tu viendras ?
Elle me répondit par un haussement d’épaule. Le professeur tapa dans ses mains pour attirer notre attention.
— Bien. Comme d’habitude, je vais vous distribuer une fiole, avec votre âme du jour. Aujourd’hui, je veux que vous appreniez à manipuler votre âme. J’aimerais que vous arriviez à marquer des pauses, pourquoi pas à rembobiner. Que vous slalomiez entre les différents souvenirs. J’aimerais que vous me donniez des théories sur le blocage de votre âme.
Quand il s’arrêta devant moi, il me déposa une âme orange foncé. Cette dernière se trémoussait dans sa fiole. Cette couleur était liée à la frustration. Avec délectation, je plongeai mon œil.
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