Chapitre 20 ~ Le badge (2/5)
Pour me donner l’air occupé, j’observai les murs en brique. Heureusement, le serveur arriva et récupéra nos cartes. Alice demanda un pichet d'eau, puis se frotta les bras, avant de passer un gilet couleur crème sur ses épaules. Dès qu'il nous laissa, je me penchai vers elle.
— Pourquoi ce restaurant est-il le préféré de ton père ?
Alice se tourna lentement vers moi, comme si je la sortais de ses pensées. Elle posa sa tête dans sa main, se rapprochant pour me répondre.
— Le patron était un ami de ma mère. On venait souvent ici quand j’étais petite. Après sa disparition, on a continué à venir, Laurent nous aidait toujours. C’était aussi un très bon ami de mon père. Il est mort il y a environ deux ans. Mais on a continué de venir ici, parce que ça nous rappelait des souvenirs. C’est par nostalgie, en fait.
— Ça te rend pas triste, de revenir ici sachant qu'il est mort ?
— Oui et non. Ça me donne l’impression qu’il est encore là, comme ma mère. Laurent était quelqu’un de fascinant, un vrai passionné de musique. Moi, qui ai toujours rêvé de jouer du piano, c’est avec lui que j’ai appris à en faire. Il m’a donné quelques bases.
— Tu en fais toujours ?
— Non, pas vraiment. Je n’ai pas eu assez de temps pour apprendre sérieusement. Il faut aussi un clavier, et ça coûte très cher. Mais je me dis que j’ai encore le temps, je suis jeune, après tout.
— C’est dommage...
— Oh, ne t’inquiète pas, je suis déjà bien occupée : la bibliothèque, l’enquête sur ma mère, la lecture, les sorties... Aider les déprimés à retrouver le sourire — elle m’adressa un clin d’œil complice — je suis une femme très demandée, tu sais.
Je souris en retour.
— Je n’en doute pas. Alors, où en est ton enquête sur ta mère ?
Elle jeta un coup d'œil autour de nous, puis se pencha en avant, presque à moitié sur la table.
— J’ai volé le badge d’un de vos profs chez les bourgos.
— Quoi ?! m’étranglai-je.
— J’ai prévu d’aller fouiller tous les coins que je pourrais.
Oh non, pas ça !
Je devais la dissuader, lui voler le badge qu’elle avait elle-même volé. C'était impossible qu’elle aille dans notre aile. C’était dangereux. Mortel !
— Quoi ?! demanda-t-elle, en voyant ma tête déconfite.
— S’il te plaît, ne fais rien...
Elle haussait les sourcils, surprise.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est trop dangereux, Alice… Tu pourrais te faire prendre.
— Et alors ? Qu’est-ce que je risque, à part d’être renvoyée ?
— Et ton père, comment il réagirait ?
Ses sourcils se froncèrent à leur tour.
— Il faut bien que j’essaie, Matt. T’as qu’à venir avec moi, non ? Au moins, tu pourrais me guider. Si on se fait prendre, tu pourrais dire que tu me faisais visiter.
— C’est trop risqué…
— Je le ferai, avec ou sans ton aide.
Son regard bleu azur se posait dans le mien. J’y vis toute la détermination dont elle faisait preuve. Un soupir s’échappa d’entre mes lèvres. Mieux valait l’accompagner, n’est-ce pas ? Je pourrais ainsi la surveiller. Ce serait le plan B. Le plan A serait de voler ce fichu badge !
Je secouais la tête en désapprobation, mais voyant qu’elle s’entêtait à suivre son idée, je finis par lui dire que je viendrais. Son investigation commencerait ce samedi.
— C’est de la folie, soufflai-je.
Elle me lança un sourire malicieux.
— T’as pas le goût du risque ? fit-elle en plaisantant.
— Tu sais vraiment pas dans quoi tu t’embarques.
— Dis-le-moi, alors ? Je t’écoute. Donne-moi des raisons valables de ne pas le faire.
Qu’est-ce que je pouvais lui dire ? Qu’elle risquait sa vie ? Elle voudrait forcément savoir pourquoi, et je ne pouvais pas lui donner la moindre explication. Je pourrais mentir, inventer des excuses, mais elle le verrait. Elle savait toujours quand je n’étais pas sincère, et moi, je ne voulais pas lui mentir.
Le silence s’installa, et, pour toute réponse, je haussai les épaules. De toute façon, elle avait déjà pris sa décision, et je savais qu’il n’y avait rien à faire.
Nos plats arrivèrent enfin, je ressentis une soudaine faim qui me prit de court. Je n’avais même pas remarqué que j’étais affamé. Je pris une bouchée et… Grand Conseil, c’était délicieux !
— Oh Grand Con…
Je me stoppai net, me rendant compte de ce que j'étais en train de dire. Et surtout que j’avais failli dire « Grand Conseil ». Alice aurait relevé l’expression, et ça m'aurait mis dans une situation délicate...
— Grand Con ? répéta-t-elle, amusée.
— C’est que… J’avais tellement faim !
Elle me servit un verre d’eau, puis se servit elle-même. Son regard malicieux se posa sur moi.
— T’as eu des nouvelles de ton père ? me demanda-t-elle.
— Non.
— J’ai entendu des rumeurs dans les couloirs. Ton père serait une légende dans notre école.
Je laissai échapper un soupir exaspéré. Pourquoi fallait-il que tout le monde parle de mon père ?
— Ouais. Il paraît.
— Pourquoi ? Je veux dire, qu’est-ce qu’il a fait pour devenir une légende ?
Je manquai de m'étouffer en buvant. Que pouvais-je répondre ? Quelle histoire de mon père serait crédible ? Je n’en avais aucune idée, car il avait toujours gardé ses mystères.
— Pour être honnête, j’en ai aucune idée.
Alice parut surprise.
— Ton père était si secret que ça ?
— Je te l’ai déjà dit, on n’était pas proches. J’ai entendu parler de cette légende aussi, mais je n’ai jamais compris d’où ça venait.
— Tu lui as jamais demandé ?
— Pour lui demander, faudrait qu’on parle, non ?
— En effet.
Alice esquissa un sourire en biais, indiquant qu’elle compatissait. Dans ma tête, tournaient en boucle les questions sur mon père : Est-ce que je découvrirai un jour son secret ? Avant qu’il ne soit trop tard ?
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