Chapitre 20 ~ Le badge (3/5)
Le silence s'installa alors que je réfléchissais, tandis qu'Alice continuait tranquillement son repas. Un sourire en coin m'échappa en la voyant dévorer son plat. Je n'avais jamais remarqué à quel point elle pouvait être une vraie goinfre. Son assiette était presque vide, et je n'ai pas pu retenir un petit rire.
— Quooaa ? Croassa-t-elle, la bouche pleine.
— J’avais jamais remarqué ça avant, pourtant la ressemblance est frappante.
— Hein ?
— Tu ressembles à un goret, me moquais-je.
— N’importe quoi ! dit-elle en finissant une frite.
N’ayant de mon côté qu’à peine entamé mon plat, je repris une bouchée. Cette fille avait un truc en plus, une force de caractère que je ne pouvais qu’admirer. Son besoin de découvrir la vérité sur sa mère, de tout comprendre… c’était impressionnant.
— Je peux te poser une question ? demandai-je.
— Oui, vas-y.
— Tu feras quoi après ?
Alice leva un sourcil.
— Quand ?
— Quand tu auras découvert toute la vérité sur ta mère, que feras-tu après ?
— J’sais pas. J’imagine que ça dépend de ce que je découvre, pour commencer.
— Et disons qu’il n’y a finalement rien à savoir à son sujet. Que ferais-tu ?
Alice haussa les épaules.
— J’ai jamais vraiment réfléchi à ça. C’est vrai que la recherche de la vérité a pris toute la place dans ma vie. J’avoue que j’sais pas ce que je ferai une fois que cette quête sera terminée. Vivre ma vie, j’imagine.
— Tu resteras dans notre université ?
— Bien sûr. Ma place reste là, quoi que je puisse y découvrir. J’aime ma vie et mes études ici. De toute façon, je devrais bien travailler un jour. C’est comme ça que tourne le monde.
— Les humains ne sont pas déjà assez pour permettre aux gens de travailler moins ?
Alice me fit une moue amusée. Je venais de prendre conscience que je n’avais pas dit « nous » mais « les humains ». Est-ce que c’était étrange de les appeler ainsi, si moi-même en faisais partie ?
— Le profit, Matt. T’as pas vu comment ce monde est corrompu ? Les riches en veulent toujours plus, et ils veulent tout garder sous contrôle. Ça fait des années que Pangea est sous contrôle, que nos droits sont bafoués, tu sais ? C’est pas près de s’arrêter.
— Mais il faudra bien que ça s’arrête un jour, non ? Je veux dire, le nombre d’humains sur Terre ne peut pas continuer d’augmenter sans cesse, sans diminuer.
— Tu prêches une convaincue. Je suis complètement d’accord. Nous ne pouvons pas vivre comme ça éternellement. Les riches sont les seuls à avoir une vie sereine et agréable, mais les autres... Toi, t’es un bourgos, t’as peut-être du mal à voir tout ça, mais je suis sûre que tu comprends ce que je veux dire.
— Je suis pas un bourgos, grognai-je.
Un air de défi s’installa dans le regard d’Alice.
— Ah non ?
Elle leva un sourcil. Un rictus amusé sur ses lèvres.
— Où vivent les pauvres, selon toi ?
Je clignais des yeux, totalement perdu. Je ne comprenais pas la question. Comment ça, où vivent les pauvres ? Comme tous les humains, non ? Que voulait-elle dire par là ?
— Bah… Comme tout le monde, non ? Dans des appartements en ville ?
Un sourire victorieux se dessina sur ses lèvres, le regard pétillant.
— Tu penses vraiment que les pauvres vivent dans ces appartements ? Non, c’est trop cher pour eux. Tu sais combien coûte la vie ici ?
— Comment ça ?
— T’as pas remarqué le type de population que l’on croise quand on marche dans la rue ? Pour toi, ces gens ont l’air pauvres ?
— Eh bien… J’en ai aucune idée.
— Tu vois que t’es un bourgos. Vous êtes complètement déconnecté de la réalité.
Je haussai un sourcil, un peu vexé.
— Et toi, t’as pas grandi dans une maison avec ton père ? Tu n’étais pas loin du modèle de la « bourgeoise », si je puis me permettre, lançai-je sur un air de défi.
— C’est vrai. Seulement, on n'a jamais roulé sur l’or. Et je sais tout ça parce que j’ai fait du bénévolat avant de venir ici. Avec les pauvres.
— Où sont-ils ?
— Y’a plusieurs années, quand la population n’a cessé d’augmenter, notamment à cause de leur produit à la con, ils ont fait des réaménagements un peu partout. D’abord, ils ont construit des immeubles là où ils le pouvaient. Sauf que si personne ne meurt, le nombre d’habitants sur cette planète augmente. Je crois que c’était en 2099. Ils ont aménagé les égouts. Creusé la terre. C’est là qu’ils vivent, les pauvres. Dans les égouts. Dans la puanteur.
Je restai sans voix, choqué par ce que je venais d’apprendre.
— Tu… tu es sérieuse ?
— Malheureusement, oui. Pendant que les riches s’enrichissent, engendrent des enfants encore et encore, prennent de la place… Les pauvres, eux, vivent dans la merde. Ça me dégoûte. Si je pouvais supprimer ces produits d’immortalité à la con, crois-moi que je le ferais. Ça doit cesser.
J’étais bouche bée. Et malgré ma bonne volonté, je ne trouvais rien à redire. Ce qu’elle venait de m’annoncer résonnait en moi. Les Anges Noirs œuvraient pour supprimer cette surpopulation. Pour retrouver un équilibre, qui s’était grandement perdu au fil des ans. Tant de choses méritaient de changer. Ce mouvement n’était qu’un début. Et je voulais en être. Changer le monde.
Alice pencha la tête de côté.
— Au fait, c’est pas un reproche quand je te dis que t’es un bourgos. C’est juste qu’il faut se rendre compte des conditions des uns et des autres. On choisit pas où on naît. Mais on choisit d’agir.
Je hochais la tête. Que pouvais-je lui dire, de toute façon ? C’était vrai, j’étais riche. Enfin, je n’étais pas exactement l’idée qu’elle se faisait du riche, mais je n’avais jamais vécu dans le besoin. Ma vie avait toujours été plutôt simple, et je ne me rendais pas compte des conditions dans lesquelles étaient certains humains.
Ce que je n’arrivais pas à comprendre, c’était comment le Grand Conseil avait pu laisser une telle situation se développer. Comment tout avait pu en arriver là. L’histoire semblait être une boucle sans fin, se répétant indéfiniment. À chaque époque, il y avait toujours des individus prêts à imposer leurs règles aux autres, leur retirant ainsi toute forme de liberté et de pouvoir sur leur propre vie.
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