Chapitre 20 ~ Le badge (4/5)
Soudain, un projectile orange atterrit sur le pull d’Alice.
— Benjamin ! hurla la femme assise à côté d’Alice. Dis pardon à la jeune femme !
— Non ! cria l’enfant en sautant de sa chaise.
— Dis pardon, c’est un ordre !
Le gamin n’en faisait qu’à sa tête. Sans écouter les paroles de sa mère, il lança un nouveau morceau orange. Alice en récupéra un morceau et le renifla.
— De la carotte, super… Quel gâchis… me murmura-t-elle.
La mère, visiblement exaspérée, attrapa son fils et lui donna une petite tape sur les fesses. Le cri strident qu’il poussa ensuite me fit grincer des dents. Je les serrais tellement fort que j'avais l'impression de les casser. L’enfant se laissa tomber au sol, gémissant à un volume insupportable pour mes tympans.
Alice en profita pour s'éclipser aux toilettes afin de nettoyer la tache.
— Excusez-nous d’avoir gâché votre dîner en amoureux, me fit la femme, blasée.
— C’est pas… commençai-je, m'apercevant que je me fichais que cette femme croie qu’Alice était ma petite amie. C’est pas grave.
Cette dernière revint à table avec une tache d’eau et un reste orangé sur son gilet.
— Bon…
— Vous souhaitez la carte des desserts ?
Je sursautai. Je ne l’avais absolument pas entendu arriver.
— Non, ça ira, répondis-je sans consulter Alice.
Le serveur débarrassa nos assiettes et couverts avant de s’éclipser.
— Je me disais qu’on pourrait prendre le dessert ailleurs, si ça te tente ? Histoire de se balader un peu.
— Bonne idée, me répondit Alice, le sourire aux lèvres.
Je payai l'addition comme promis. Une fois dehors, je pris un moment pour souffler. L'air frais était agréable. Après les révélations d'Alice sur les pauvres, je regardais les passants d'un autre œil. Comment vivaient-ils en sachant que d'autres, littéralement sous leurs pieds, étaient condamnés à vivre dans de telles conditions ? Ce n'était pas juste. Même moi, qui n’étais pas censé ressentir quoi que ce soit, cela me serrait le cœur.
— Une crêpe, ça te tente ? me proposa Alice.
Qu’est-ce qu’une crêpe ?
— Pourquoi pas ? Tu connais un endroit où on peut manger… Ça ?
— Oui, suis-moi.
Sans plus attendre, elle se mit en route et je la suivis. Les ruelles se ressemblaient toutes, j'ignorais comment elle arrivait à se repérer sans son Platphone. Cette ville était un vrai labyrinthe.
J’observais le ciel gris. La pollution lumineuse supprimait toutes les étoiles du ciel. À vrai dire, la pollution engloutissait tout dans son ombre.
— Dire qu’avant, on pouvait les voir… murmurai-je.
— Quoi ?
— Les étoiles.
Alice me lança un regard intrigué avant de se reconcentrer sur le chemin. La ruelle déboucha sur une grande place. Là, un petit lac se cachait au fond, son eau calme reflétant les rares lumières qui s’en émanaient. La barrière en bois qui l’entourait paraissait ancienne, comme un vestige d’une époque révolue. Des lampadaires aux halos jaunes éclairaient faiblement l’endroit, donnant au lieu une atmosphère paisible et presque intemporelle.
Alice pointa un stand sur le bord de la place, juste devant un restaurant à la devanture bleue. Je me laissai guider et commandai la même chose qu’elle : une crêpe à l’ancienne, au caramel beurre salé. Une fois nos desserts en main, Alice me prit par le bras, m’entraînant à sa suite. Nous nous installâmes sur un banc, face au lac, savourant notre douceur dans le calme de la nuit.
— Je connaissais pas ce coin, avouai-je.
— Ah bon ? C’est pourtant le coin touristique par excellence. En été, y’a plein d’activités.
Je fis un croc dans ma crêpe et poussai un grognement de satisfaction.
— Je vois.
— Si tu veux, on pourra venir ici ensemble, je te ferai découvrir ça, me lança-t-elle.
Nos bras étaient collés. Je ne m’en étais pas rendu compte avant, mais nous avions une espèce de proximité devenue naturelle au fil du temps. Son parfum m’enveloppait, comme d’habitude. Je voyais sa vapeur blanche tendre vers moi. Alice n’y faisait pas attention et mangeait en silence.
— Pourquoi pas, finis-je par répondre.
J'ignorais encore comment se passerait mon été, puisque, contrairement à elle, je n’avais pas de vacances. Le Grand Conseil estimait que nous n’en avions pas besoin. En tout cas, ça voulait dire que je serais présent, alors pourquoi ne pas passer mon temps avec elle ?
— Je devais rentrer, mais finalement les plans ont changé. Je pense que Sophie et Antoine resteront aussi.
— Vous n’avez pas prévu de partir ?
— Je n’aurai pas le budget. J’avais prévu de rester pour travailler, et mes amis ont décidé de rester aussi pour ne pas me laisser seule. Je ne sais pas ce que je ferais sans eux !
Alice me fit un sourire. À ce moment-là, je m'aperçus à quel point j’étais égoïste. La laisser s’attacher à moi alors que j’allais récupérer tous ses amis. Et qu’ensuite, j’allais l’abandonner et la laisser seule. Malgré le fait que je n’avais pas envie de la perdre, je n’avais jamais pensé à cela. En réalité, je n’avais pensé qu’à moi et à mes envies.
J’essayais de ne pas le montrer, mais je me sentis soudainement mal à l’aise. Qu’est-ce que j’avais pu être stupide. Je me sentais minable, pathétique.
Je me levais d’un bond.
— On devrait rentrer, lâchai-je d’un ton ferme.
Alice leva les yeux vers moi, surprise.
— Oh. OK.
Après avoir jeté nos cartons de crêpes dans une poubelle de recyclage, on se mit en route. Le silence s’installait entre nous et je l’observais du coin de l’œil, interdit. Comment allais-je faire pour me séparer d’elle ? C’était trop tard, j’étais comme accro à sa personne. Son odeur, sa bonne humeur, sa jovialité… Tout en elle me plaisait. Comment reculer ? Comment prendre mes distances ? N’était-ce pas trop tard pour le faire ?
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