Chapitre 26 ~ Pont (2/3)

7 minutes de lecture

​​​​​​J’étais pris dans un abîme blanc, un océan de vide où il n’y avait ni forme ni chaleur, seulement cette blancheur aveuglante. Les contours de mon corps me semblaient incertains. Des échos flottaient dans l’air, pareils à des voix oubliées qui chantaient sans langue. Le sol sous mes pieds semblait s’effacer, comme si mes pas n’avaient plus d’emprise. Pourtant, je parvins à me redresser.

— Troublant, n’est-ce pas ?

La voix de mon professeur émergea de l’éther, calme et profonde. Il s’avança vers moi, les mains croisées derrière son dos, une posture qui me rappelait étrangement celle de mon père. Toujours sérieux, toujours maître de lui.

— Quel est cet endroit ? lançai-je, ma voix se perdant dans un écho étouffé.

Dans le jargon, nous appelons ça un « pont ».

— Un pont ?

Me revenaient en mémoire les paroles de mon père.

— Oui. C’est ce qui permet de relier plusieurs âmes entre elles, et ainsi discuter sans risque d’être surpris. Astucieux, non ?

Je notai un détail étrange : autour de nous, des lueurs diffuses apparaissaient, s’éteignaient. Comme si des souvenirs tentaient d’émerger de la blancheur, avant de se dissiper. Une silhouette d’enfant, un rire brisé, un éclat d’œil… et plus rien. Une mer d’oubli.

— Mais… Pourquoi l’âme est-elle vide ? Une âme n’est pas censée être pleine, par nature ?

Il fit un mouvement léger de la tête avant de planter son regard noir dans le mien.

— Non. Une âme nouvelle est vide, comme celle-ci. Ce sont les membres de La Vie qui lui donnent sa substance, son mouvement, qui la remplissent. Enfin, cela ne concerne pas cette âme, puisqu’il s’agit de ma propre essence. C’est un morceau de moi, qui te permet d’entrer dans mon esprit, en quelque sorte.

Je hochai la tête. Mes questions se bousculaient dans mon esprit. Seulement, une m’obsédait particulièrement.

— La fiole que vous m’avez donnée la dernière fois… Qu’est-ce que c’était ?

— Un souvenir, répondit-il de sa voix calme.

— Un souvenir ? répétai-je, les yeux écarquillés.

— Comme je l’ai fait pour cette essence vide, nous pouvons extraire des souvenirs, des morceaux de l’âme. Comme tu l’aurais remarqué, ces souvenirs ne sont pas conformes à la réalité, puisque des personnes peuvent être floues. Il s’agit des images qui restent ancrées dans l’âme. Avec le temps, certains détails s’échappent. Mais cela nous permet néanmoins de conserver des instants du passé.

Mais… Pourquoi m’avoir donné ce souvenir ?

Ce n'était pas ce que tu cherchais avec Alice, l’autre soir ?

Le professeur m’adressa un sourire presque amusé.

— Comment vous le savez ?

— Je sais qu’Alice est à la recherche de la vérité. Je connaissais Chrys. Peut-être est-ce de la nostalgie, mais je veille sur sa fille, quand je le peux.

Cette réponse me fit l’effet d’une bombe. Était-il l’un des hommes, entrevus dans le souvenir ? Je l’observais avec curiosité. Ce qui m'échappait, c’est pourquoi il m’avait réellement donné cette fiole. S’attendait-il à ce que je fournisse les réponses à Alice ?

Je n’eus pas le temps de reprendre, qu’il lança :

— Tu ne peux pas te permettre ce genre de distraction, Matt. Il faut impérativement que tu penses à ton âme. J’ai cru comprendre que tu étais médiocre en cours de Développement Magique. Tu dois te ressaisir. Votre test d’invisibilité est programmé dans un mois.

Cette annonce me porta un nouveau coup, comme une lame froide et profonde. Un mois. C’était si proche et si loin à la fois. Le professeur posa une main rassurante sur mon épaule.

— Nous allons nous y préparer, ne t’en fais pas.

Comme ce fut le cas avec Chrys ? pensai-je, un début de panique s’installant dans mon sternum.

— Concentre-toi, Matt. Je voudrais que tu réfléchisses et me dises à quel moment ton âme a commencé à changer ?

Je l’observai avec mutisme, essayant de me remémorer ce moment. Mais mon cerveau semblait éteint, après ce qu’il venait de me révéler.

— J’en sais rien, répondis-je dans un souffle.

Dans mon esprit, encore tant de questions se bousculaient. Il y en avait tellement que je peinais à faire le tri.

A-t-il vu Chrys mourir ?

A-t-il aidé à effacer des souvenirs ?

Où est son âme désormais ?

Les souvenirs d’Alice avaient-ils été supprimés ?

Quel type de fraude étais-je ?

Depuis quand était-il dans le mouvement ?

Et pourquoi ?

Puis, une idée me frappa. Avec tout ce qu’il avait pu me dire depuis le début de l’année, ainsi que mon père… Comment avais-je pu passer aussi longtemps à côté de cette information ?

— Vous êtes le binôme de mon père, n’est-ce pas ? lâchai-je, la boule au ventre.

Le professeur se tourna vers moi, la posture identique à celle de mon père. La réponse tomba comme une enclume.

— C’est exact.

Ce mot claqua. Mon souffle se bloqua dans ma gorge.

Soudain, la colère monta en moi. Il n’était qu’une pâle copie de mon père. Lui aussi m’avait abandonné, m’avait laissé dans l’ignorance. Tous deux avaient participé à ma naissance, à ma construction. Pour ensuite me laisser seul, comme un déchet facile à jeter.

Je serrais les poings, pour ne pas exploser. Mes narines se dilataient sous l'émotion.

— Pourquoi avoir tant attendu ? articulai-je, malgré ma mâchoire tendue.

Mon Gardien marqua un silence, semblant peser ses mots.

— Nous voulions que tu puisses vivre une vie normale avant d’être exposé à notre combat.

Je lâchai un rire amer, qui résonna comme un coup de tonnerre dans une cathédrale vide. À s’y méprendre, je devais avoir l’allure d’un fou sorti d’asile. Mais cela m’importait peu.

— Une vie normale ? On voit ce que ça a donné !

Monsieur Rhânlam s’approcha de moi. Il me détailla avec intérêt. De mon côté, je tentais de reprendre le dessus sur mes émotions. Ne pas me laisser contrôler par elles.

— Es-tu amoureux ? me demanda-t-il, ignorant mes remarques.

— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? lâchai-je, vexé d’être ignoré de la sorte.

— Parce que c’est ta faiblesse, Matt. Depuis toujours.

— Je vois pas le rapport…

— Ça veut dire que tu ne retrouveras jamais une âme entièrement noire, Matt. Elle sera toujours entachée, parce que c’est ce que tu es.

Je me concentrais sur ses paroles, mais j'étais perdue. J’ignorais ce qu’il voulait dire par « c'est ce que tu es. » Et, qui suis-je, alors ? J’avais envie de crier, de hurler, de libérer toute la pression que j’avais retenue depuis des jours. Mais rien ne sortit. À la place, je lui fis :

— Pourquoi ?

Les sourcils de mon Gardien se levèrent comme l'on soulève de la fonte.

— Pourquoi m’avoir abandonné ? répétai-je, la voix brisée par l’émotion.

Je m’en voulais de craquer ainsi. De ne penser qu’à son départ et non aux conséquences de tout ce qu'il tentait de m’expliquer. De ma condition, de ce que j'étais. Non, à la place, je ne pensais qu'à ma petite personne, comme si cela devait avoir plus d’importance que tout le reste. C’était plus fort que moi.

Monsieur Rhânlam fit un pas vers moi. Au départ, je crus qu'il allait me prendre dans ses bras. Mais il se contenta de rester statique, proche de moi. Comme une statue de glace, prête à fondre et disparaître.

Je n'avais pas le choix. Le Grand Conseil m’a proposé d’enseigner alors que tu n’étais encore que tout petit. Nous ne choisissons pas quand nous pouvons nous retirer. Alors, une fois que j'ai accepté, j’ai dû partir. Nous avions besoin que je sois ici, pour t’aider au besoin. Je n’avais pas le choix, répéta-t-il avec douceur.

Le silence s’installa entre nous, lourd de sens. Je sentais qu'il était sincère. Que, peut-être, il aurait aimé me voir grandir, me voir évoluer. Son regard se faisait tendre, comme l’on regarde son enfant. Pour une fois, j’y sentis de l’amour. Cela changeait des yeux froids de mon père.

Puis, au bout de plusieurs minutes, Monsieur Rhânlam se racla la gorge.

— Au fait, quand on est tous les deux, tu peux m'appeler Mik.

Il m’adressa un sourire chaleureux, auquel je répondis par mimétisme. Puis, je hochai la tête, lui indiquant que j'avais compris.

Encore une fois, nous restions muets. C’était plutôt étrange d’être à côté d’une personne que vous pensiez connaître. Désormais, je l’observais sous un nouveau jour, comme si mon regard sur lui avait évolué. Mikayil était le prénom qu’avait prononcé mon père lorsqu’il était venu récupérer une âme. Je ne prenais conscience que maintenant que j’avais sous les yeux une personne de mon passé.

Puis, j’aperçus du mouvement au niveau de son front. Il me lança d’un air sérieux :

— Il faut que tu mettes un terme à ton idylle.

— Mais pourq…

— Le changement de ton âme vient de là. Pour pouvoir retrouver un semblant de couleur, tu dois t'éloigner de tout ce qui te fait défaut. Si tu persistes dans tes sentiments, ton âme changera encore de couleur.

— Elle peut devenir blanche ? fis-je d’un ton paniqué.

Je baissai les yeux sur ma bague. Une fine veine argentée serpentait dans mes deux pierres, comme si mon essence tentait déjà de se dissoudre.

— Non, elle ne deviendra pas blanche. Mais il est crucial que tu fasses ce que je te dis. L’amour est le moteur. Si tu veux passer le test de Nysa, c’est la seule solution. Sinon, j’ai bien peur que tu n’échoues, et sois détruit par le Grand Conseil.

Je déglutis.

Mettre fin à mon histoire avec Alice ? Alors qu’elle n’avait même pas commencé ? Comment le pourrais-je ?

Elle était ma bulle, mon échappatoire… Sans elle, plus rien n’aurait de sens. Elle était ma boussole, celle qui me donnait de l’espoir.

Je poussai un soupir de frustration.

— Je suis désolé, Matt. Je sais que c’est brutal, mais c’est la seule solution. S’il y en avait une autre, je te la soumettrais. Or, ce n’est pas le cas.

Je ne répondis pas. Seule une douleur sourde pulsait dans mes tempes, un vertige intérieur. Le silence s’étira, et pour la première fois depuis longtemps, je me sentis terriblement seul, même dans une âme qui n’était pas la mienne.

Pourtant, je le savais, je devais mettre en action les conseils de Monsieur Rhânlam. Sans cela, j’échouerai. Est-ce que mon amour pour elle valait que je prenne le risque de mourir ?

Annotations

Vous aimez lire Lexie_dzk ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0