Jeudi après-midi ou la requête d'Alèthéia

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Lorsque le soleil se coucha sur la muraille de saphir de Solume la Magnifique, Alèthéia approcha le Prince pour discuter de ses soucis avec Lui en aparté. Ils ne communiquèrent pas comme les créatures de chair, chez lesquelles l’émetteur doit formuler sa pensée en des signes réceptibles et compréhensibles par le récepteur, qui doit lui-même les interpréter selon un codage dont ils partagent censément la connaissance pour que sa pensée puisse en comprendre le sens. Et c’est un fait bien connu tant en Mahazeh qu’en Kosmos qu’entre ce que l’émetteur pense, ce qu’il émet, ce que le récepteur reçoit et ce qu’il en interprète, il y a mille et une occasions pour le message de se voir écorché à l’arrivée. Et ne mentionnons même pas l’éventuelle imperfection de connaissance du codage par l’émetteur ou le récepteur, les défauts inhérents au médium de transmission du message, le manque éventuel d’honnêteté de l’émetteur ou les possibles carences de santé mentale d’un des deux.

Entre le Prince et Alèthéia, foin de tout cela : leurs esprits n’avaient aucun défaut et leur communication ne souffrait nul intermédiaire. Ils se transmettaient leurs pensées de manière instantanée, d’esprit à esprit, sans besoin de mots, et chacune parvenait claire, monosémique, univoque et dénuée d’erreur à son destinataire. Si toutefois il était possible de transcrire cette discussion spirituelle au moyen du verbe, cela donnerait ceci :

« Ô notre Prince, gloire et louanges Te soient rendues d’éternité en éternité, car cela est juste et bon. Oui, Ô Fils de l’Adoré, nous croyons, que dis-je, nous savons que tout ce que Tu décrètes, et tout ce que Tu exécutes, a pour fin le plus grand bien de tout un chacun, que tout cela procède du conseil de Ta volonté, contre laquelle nul n’a à redire. Ton humble servante ici présente, ayant reçu de Toi l’ensemble de ces perles de prix que sont les Trésors de la Connaissance et de la Sagesse pour les administrer, est littéralement la première à le réaliser de toutes tes créatures.

« Voilà pourquoi ce n’est point avec la contestation ni le scepticisme au cœur que Ton humble servante vient à Toi. Tu le sais Toi-Même, d’ailleurs, ô Bien-Aimé, car Tu sais toutes choses, et ce, dans une plus grande mesure que Ton humble servante, car celle-ci ne connaît que les propositions vraies dans l’espace et le temps de cet univers dont Tu es en plein bâtissage, celle-ci n’a point connaissance de toutes les réalités contenues au sein de Ton Être, celle-ci n’a même pas la moindre idée des sensations que les humanoïdes, ceux que Tu appelles “Tes petits enfants”, éprouveront au moyen de ce don que Tu as choisi, entre autres, de leur faire à eux et pas à nous les phloxes. Ainsi, Ton humble servante prend toute la mesure de son humilité et de sa petitesse en dépit du statut et de la puissance que Tu as bien voulu lui octroyer lorsqu’elle réalise qu’elle ne saura jamais quel goût peut bien avoir un sorbet à l’ananas, et cela lui fait une belle jambe de savoir que c’est toujours meilleur que celui de la crotte de chien.

« Or, Ton humble servante sait toutefois les choses terribles qui vont advenir dans l’Histoire de cet univers. Elle connaît les multitudes de déloyautés, d’injustices, de méchancetés, de manifestations d’arrogance, d’odieux stratagèmes, de cruautés et de meurtres qui se tiendront. Elle n’ignore point les impuretés, les perversions sexuelles, les ivrogneries, les maléfices, les querelles, les éclats de colère et les jalousies qui se produiront. Et surtout, elle sait, oh, hélas, elle sait les catastrophes tapies à la porte. Ce que tant de tes petits enfants feront pour briser l’harmonie que Tu es en train d’instaurer en ce monde. Ce qui adviendra du glorieux Héosphoros et de tant des nôtres. Et tout le mal qu’ils perpétreront remplit le cœur de Ton humble servante de tristesse et d’épouvante et la pousse au bord des abîmes d’un découragement peut-être prématuré mais non moins réel.

« Toutefois – et Ton humble servante sait que Tu ne T’y trompes point – Ton humble servante sait aussi les joies et les bonheurs qui naîtront de ces atrocités même. Elle réalise même que ceux-là ne pourront jamais venir à l’existence sans celles-ci. Ô combien plus encore, elle sait que tous les Tiens éprouveront dans la Mahazeh à venir une béatitude sans fin, et cela grâce même à ce qui se sera déroulé dans la Mahazeh que Tu ériges et façonnes en ce moment même.

« Et pourtant, et pourtant ! Ton humble servante a connaissance de ce que plus d’un humanoïde traverseront des souffrances, des vicissitudes, des épouvantes, des injustices, des oppressions, des déchirements et des humiliations que même un phloxe peut à peine concevoir d’endurer. Or, Ton humble servante admet sans ambages qu’elle ignore tout de la teneur des joies que Tu réserves aux Tiens après la Restauration.

« Pour ces raisons, Ton humble servante se permet de Te demander ceci : tout cela en vaudra-t-il la peine ? Tout cela vaudra-t-il ces meurtres, ces impudicités, ces vols et ces mensonges ? Tout cela compensera-t-il ces perversions sexuelles, ces outrages et tout cet esclavagisme ? Car le cœur de ton humble servante est excité à compassion par les tourments et les tribulations qui attendent les Tiens, et c’est l’amour que Tu as insufflé dans nos cœurs à tous qui la pousse à l’action qui le suit nécessairement.

— Ô Alèthéia, Ma chérie, n’aie crainte. Tu as bien fait de venir à Moi pour M’exposer tes doutes et tes craintes, car ils diffèrent bel et bien, celui qui interroge d’un cœur curieux, empli d’un unique désir, savoir celui d’en connaître plus, et celui qui questionne d’un cœur sceptique, plein du désir secrètement ludique et lubrique de contester. Dis-Moi, quel est ce livre que J’ai déposé dans la bibliothèque du palais de cette cité ?

— C’est le Grimoire, le manuel complet de Magie que Tu as rédigé à l’intention de Tes petits-enfants à venir. Il contient tous les enseignements, toutes les instructions et toutes les formules qui permettront aux humanoïdes d’utiliser Ta magie, c’est-à-dire Ta puissance agissante, pour influer sur la Providence et les dimensions physique et spirituelles de manière hors de leur portée en temps normal, afin de vivre une bonne vie, heureuse, pure et consacrée à faire ce que Tu attends d’eux dans le cadre du Pacte que vous aurez contracté.

— Connais-tu la totalité de son contenu ? Connais-tu le secret qu’il recèle ?

— Non ! Ton humble servante connaît le rôle déterminant qu’il jouera dans l’histoire de cet univers, ainsi que toute la puissance que ses lignes peuvent déchaîner et la bonne influence qu’elle aura sur des multitudes de vies. Mais si elle voit clairement les effets, elle n’entrevoit point du tout la cause. Comment est-ce possible !?

— Tout simplement en ce que les informations qu’il contient ne proviennent pas de Mahazeh mais de la pensée de Mon Père. Désires-tu en prendre connaissance ? »

Dans Mahazeh comme dans Kosmos, lorsqu’un souverain pose une question, cela correspond à un commandement, et quand il fait une proposition, cela équivaut à un ordre direct. Elle s’exécuta, plongea son regard dans le Grimoire, et rajouta aux trésors de connaissance qu’elle possédait déjà les joyaux du diadème de vie, qui était le contenu de Grimoire. Son quasi-découragement se mua alors en espoir brillant, et son chagrin en grande joie.

« Quelle excellente Nouvelle ! s’écria-t-elle avec enthousiasme. Tu as déjà accompli le nécessaire, le Grand-Œuvre, en Kosmos, grâce à un aspect de Toi que je ne connaissais pas ! Voilà donc la véritable fin du projet Ouranartos ! Mais c’est la pièce manquante du puzzle ! Autorises-Tu Ton humble servante à l’annoncer à tous Tes grands enfants, de sorte que tous partagent sa joie, te remercient et déclament Ta Majesté, Ta bonté et Ta beauté ?

— Que nenni, Alèthéia ! »

Celle-ci éprouva alors une vive émotion, qu’elle n’aurait jamais cru ressentir, un intense état envers lequel elle se croyait immunisée : la surprise.

« Nul ne fut ni ne sera créé oncques, continua le Prince, pour se voir offert toutes choses sur un plateau de diamant. Certes, sitôt que le mal se sera déclaré sur Hupohélios, il sera du devoir de chaque humanoïde d’accepter le Pacte contenu dans ces pages, afin d’entrer dans l’Assemblée destinée à combattre les forces de la Ténèbre, toutefois, cela ne concerne pas les phloxes, pour lesquels il n’est nulle provision à cet effet. Votre devoir à vous les phloxes consiste donc à scruter ce Grimoire de votre propre initiative afin d’obtenir le diadème de vie.

« Voici, ton front le porte déjà, et ta Radiance déjà immense a encore augmenté de ce fait, car ta communion avec Moi s’est encore améliorée. Cela est arrivé non point uniquement parce que tu as absorbé les informations contenues dans le Grimoire, ce qui est à la portée du premier écolier de Kosmos venu, mais surtout parce que ces informations, tu les as assimilées, tu les as faites tiennes en ton esprit, comme l’être humain qui mange du thon et dont le corps en assimile la substance pour la faire sien plutôt que de se métamorphoser en celui d’un poisson de haute mer. Et plus important encore, tu y as ajouté foi ! Oui, tu y as cru sans réserve, à ce message, en faisant confiance à Mon Père, son Auteur, et ta généreuse requête en est la manifestation. Car l’acte est à la foi ce que la vie est au corps. Et chacun de Mes enfants, porteur de Mon Étincelle, qui croira et agira en conséquence, en mettant sa vie à la disposition de la guerre contre le mal, verra son front pareillement orné de la substance la plus précieuse de l’Empyrée.

« Toutefois, si Je t’interdis de faire une annonce urbi et orbi et coeli, rien ne t’empêche de te montrer aux autres parée de ton diadème. S’enquérir auprès de toi à ce sujet les poussera à s’intéresser au Grimoire.

— Ô mon Maître, le cœur de Ton humble servante déborde d’une joie et d’une reconnaissance sans bornes ! Et son âme désire chanter Ta beauté, Ta bonté, Ton amour et Ta sagesse d’éternité en éternité ! Oui, Ton humble servante T’est dévouée pour les siècles des siècles sans réserve aucune, pour le meilleur et pour le pire !

— N’aie crainte, Ma chérie, Je le sais. Mais voici que Jeudi s’achève. Viendras-tu avec Moi prendre place pour la suite du projet ? »

Satisfaction Lui fut donnée.

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