8 février.

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Depuis le mois d’octobre, Alexandre héberge Haris, un Grec, dans une autre yourte un peu plus petite ; en échange de quoi ce dernier, comme nous, l’aide aux différents travaux de la ferme. Alexandre et lui se sont rencontrés dans les Pyrénées, dans une association mobilisée pour la cause des réfugiés. Par la suite, Haris a suivi notre hôte dans ce trou paumé de la Provence encerclé de forêts de chênes verts ; il y est depuis resté, moins par conviction que parce qu’il ne semble avoir aucun autre endroit où aller. Il se laisse vivoter… D’autant que le type est fauché. Ses habits, plus troués qu’un filet de pêche, en témoignent. Haris a toutefois du cœur à revendre et n’aspire en tout qu’à faire plaisir à l’autre ; il nous prépare à l’occasion des infusions de coriandre, ou nous donne moult kakis séchés sortis tout droit de sa réserve, ou nous fait goûter de sa crème d’olives, ou nous tartine sur du pain pita sa purée de sésame si précieuse à ses yeux, d’abord parce qu’elle vient tout droit de sa Grèce natale, ensuite parce qu’elle est excellente pour la santé. Haris fait ce qu’on appelle un régime alcalin : il ne privilégie que les aliments peu acides. Cela paye : rien de son corps ou de son esprit n’est acide, Haris est doux, sucré comme le miel crétois. Revers de la médaille, il est obnubilé par son assiette, par la façon que son corps a de digérer puis d’évacuer ses repas. Pour un peu, il pourrait regarder sa merde au microscope afin de s’assurer de la bonne composition de l’ensemble.

Ce point mis à part, Haris est vraiment un chic type. Il montre une foi inébranlable dans les signes du zodiaque, et s’amuse à deviner, selon le tempérament de Marie et le mien, sous quelle constellation nous sommes nés. Il déclare avec fermeté que les scorpions, dont je fais partie, sont une race emplie de ténèbres, ce qui les rend d’autant plus méritoires lorsqu’ils remontent vers la lumière ; poignée d’élus dont je fais selon lui partie. L’élément des capricornes – et de Marie –, c’est la terre, et je n’en suis pas surpris. Haris affirme que nos deux signes sont compatibles au plus haut degré, d’un point de vue strictement sexuel (me le disant, il lève doucement son poing serré d’un air un peu salace). J’accueille avec intérêt cette information, et si j’ai toujours accordé peu de crédit à l’astrologie, je décide d’y croire pour cette fois.

Haris est bronzé comme un métèque, à force de s’échiner dans le potager d’Alexandre. Aujourd’hui, nous irons dans l’oliveraie voisine, à l’insu de son propriétaire, et pratiquerons ce qu’Alexandre appelle le glanage, en cueillant les olives encore attachées aux rameaux. N’est-ce pas plutôt du maraudage ou du vol ? Alexandre s’offusque. Il nous explique qu’en février, c’est la fin de la récolte des olives ; le voisin n’ayant rien récolté dans son champ, Alexandre considère qu’il peut maintenant se servir, sans quoi les olives pourriront par terre. Comme il est difficile de lui donner tort, nous décidons de nous mettre au travail et d’ignorer la question morale. Lorsqu’une voiture longe l’oliveraie, nous cessons tout bavardage et nous cachons derrière la cabane en pierre sèche. L’après-midi passe… A la fin de la journée, nous récoltons deux cents kilos d’olives, ce qui donnera plus de vingt-cinq litres d’huile. Gratis. Marie met sa tête dans les olives, pour la photo. J’en mets trois dans ma bouche, pour le goût. Haris en met des poignées dans ses poches, pour plus tard.

Le soir, en voyant plusieurs gilets jaunes empilés sur le sac d’Alexandre, Marie lui demande s’ils servent à faire la révolution ; négatif, ses trois enfants les enfilent quand ils font du vélo sur les chemins borgnes allant vers la ville. On saisit la balle au bond pour parler du nouvel acte ayant secoué la France aujourd’hui. Chose inattendue considérant ses convictions globalement radicales, Alexandre n’aime pas beaucoup les gilets jaunes. Il en a marre de ces manifs, de ces gens mollassons qui ne font que réclamer comme des enfants de cinq ans, qui pensent encore que le gouvernement voudra bien mettre un pansement sur leurs sentiments d’injustice. Après tant d’humiliations, tant de désaveux depuis plus de trente ans, les Français ne sont toujours pas rassasiés. Pure naïveté pour Alexandre. Au lieu de se rassembler dans les villes pour cracher sur le système, qu’ils s’en aillent loin de ces villes et loin de ce système ; au lieu de réclamer la suppression de la hausse de la taxe sur le diesel, qu’ils arrêtent de conduire des bagnoles ; au lieu d’exiger l’augmentation de leur pouvoir d’achat, qu’ils arrêtent de consommer frénétiquement du tout-fait, qu’ils se retroussent les manches et plongent un peu leurs mains dans la terre. Pour voir. Tandis qu’il crache son venin dans la soupe aux choux qu’il prépare, Alexandre a les yeux ronds comme des soucoupes, injectés de sang. A côté, Haris s’est assoupi (il ne comprend pas très bien le français). Je demande alors, avec l’air de ne pas y toucher : « Le système, le système… c’est quoi le système ? » « C’est une machine qui te broie sans douleur » répond du tac au tac Alexandre – et le voilà qu’il se verse une longue rasade de tord-boyaux dans la bouche, à vous anesthésier tous les vaisseaux de l'encéphale.

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